Dans leur excellent article en date du 1er février 2018, les professeurs Linda Cardinal et François Larocque plaident pour l’adoption officielle, dans les meilleurs délais, de la version française des textes constitutionnels canadiens. On sait en effet que l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 exige la préparation « dans les meilleurs délais » de la version française des textes constitutionnels du Canada et l’adoption de celle-ci « dès qu’elle est prête » par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada. Trente-cinq ans plus tard, ce travail n’a toujours pas été fait, et cette notion des meilleurs délais est devenue caduque sinon risible. Faut-il pour autant s’en étonner ? Absolument pas !

Depuis la Proclamation royale de 1763, tous les textes constitutionnels régissant le Canada ont été rédigés, à bon droit, dans la langue du colonisateur anglais. Ce n’est qu’en 1982, lors de l’adoption de la Loi de 1982 sur le Canada, que le Parlement de Westminster a bien voulu s’exprimer tant en français qu’en anglais en décrétant que les versions française et anglaise de la Loi constitutionnelle de 1982 ont également force de loi. Cela ne réglait pas pour autant le problème de toutes les lois britanniques (une trentaine environ) visant le Canada qui avaient été adoptées avant 1982 dans la seule langue du colonisateur, comme l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 ou le Statut de Westminster en 1931. C’est pour remédier à cet état de fait qu’on a inséré dans la Loi constitutionnelle de 1982 les articles 55 et 56 portant sur la nécessaire traduction officielle de ces textes. Le hic, c’est que la proclamation du gouverneur général visée à l’article 55 ne peut avoir lieu qu’après la modification de la Constitution du Canada, qui requiert, du moins pour plusieurs textes, l’unanimité du Sénat, de la Chambre des communes et de l’assemblée législative de chaque province. Or depuis 25 ans, soit depuis l’expérience traumatisante de l’échec de l’Accord du lac Meech (1990) et la débandade de l’Accord de Charlottetown (1992), plus personne n’ose parler de négociations constitutionnelles. Comme tout le monde le sait, le fruit n’est pas mûr, les circonstances ne s’y prêtent pas, il n’y a pas d’intérêt à St. John’s et la vie continue.

Aussi étonnant soit-il, la traduction de ces textes ne faisait pas partie des demandes du Québec lors des négociations de l’Accord du lac Meech (1985-1987) et n’a jamais fait partie des priorités des politiciens du Québec. Nous touchons là l’aspect le plus troublant de cette fuite en avant. Il est vrai que l’obligation créée par l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 donnait l’assurance — bien illusoire — que la traduction officielle se ferait dans les meilleurs délais, mais on savait déjà dès 1985 que les choses ne seraient guère rapides. S’il est absolument impossible d’imaginer comment les Américains pourraient vivre leur expérience constitutionnelle sur la base d’une constitution rédigée exclusivement en français ou en allemand, on se demande pourquoi il devient alors naturel pour la majorité francophone du Québec d’accepter de vivre sa vie démocratique sur la base d’une langue qui lui est étrangère. Mais il est vrai qu’en matière constitutionnelle, nous n’en sommes pas à une contradiction près : aucun gouvernement québécois n’a encore adhéré à la révision constitutionnelle de 1982, qui fut imposée au Québec par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau ainsi que par neuf provinces, dans le contexte de l’après-référendum du 20 mai 1980. L’idée du contrat social, à la base de toute constitution démocratique, est inapplicable à la situation québécoise.

S’il peut exister plusieurs explications à cet état absurde, l’une mérite une attention particulière, même si elle n’est jamais évoquée par les constitutionnalistes parce qu’elle fait partie des sujets tabous, surtout au Québec : le Canada anglais est l’héritier en ligne directe d’une pratique coloniale britannique qui a toujours considéré les Québécois comme des empêcheurs de tourner en rond, et les Québécois, colonisés depuis près de trois siècles, acceptent tacitement un état de fait qui les maintient en dehors de l’histoire. Libérés psychologiquement de leur statut de colonisés dans les années 1960, ils furent par contre incapables de faire évoluer leur statut constitutionnel pour rendre compte de cette nouvelle réalité. Et depuis, ils continuent de tourner en rond dans un pays qui ne les reconnaît pas et ne les reconnaîtra jamais. Les perdants n’ont jamais écrit l’histoire, ils préfèrent la subir.

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Photo : Le Parlement du Canada vue du Québec. Shutterstock / Howard Sandler


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Jean-Maurice Arbour
Jean-Maurice Arbour est professeur associé à la Faculté de droit de l’Université Laval. Il est coauteur, avec S. Lavallée, H. Trudeau et J. Sohnle de l’ouvrage Droit international de l'environnement (2016).

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