Les Premières Nations ont droit aux mêmes services de la part de l’État que les autres Canadiens. Cette vérité toute simple, il aura fallu une décision du Tribunal canadien des droits de la personne et une bataille judiciaire de près de neuf ans contre le gouvernement fédéral pour nous la rappeler.

Cindy Blackstock, de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, se fait depuis de nombreuses années l’avocate des enfants et des familles autochtones aux prises avec un système de protection de l’enfance déficient dans les réserves. Le Tribunal canadien des droits de la personne lui a récemment donné raison : le sous-financement chronique de ces services équivaut à une forme de discrimination fondée sur la race ou l’origine ethnique, au sens de l’article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le Tribunal des droits de la personne n’y va pas par quatre chemins. Les commissaires démontrent, nombreux chiffres à l’appui, que le financement fédéral est nettement insuffisant pour offrir dans les réserves des services équivalents à ceux dont bénéficient les autres Canadiens grâce aux services provinciaux de protection de la jeunesse. Des interventions nécessaires sont souvent remises à plus tard, des problèmes urgents sont ignorés, le suivi des familles aux prises avec des problèmes de violence ou d’abus d’alcool ou de drogues est déficient, parfois même inexistant. Tout cela parce que les fonds manquent.

Les conséquences ne se limitent pas au manque de soutien et de suivi des dossiers. Selon le Tribunal, ce sous-financement constitue en pratique un puissant incitatif qui conduit à soustraire les enfants de leur communauté afin de les placer en foyers d’accueil. L’Enquête nationale auprès des ménages du Canada de 2011 nous apprend à ce sujet que 48 % des enfants placés sous la protection de l’État au Canada sont autochtones, alors que ces derniers représentent 4,3 % de la population totale. Au Manitoba, c’est jusqu’à 87 % des enfants confiés aux services sociaux qui sont autochtones.

À l’instar du récent rapport de la Commission sur la vérité et la réconciliation, le Tribunal des droits de la personne fait un lien direct entre les les pensionnats et le placement, quasi systématique dans certains cas, des enfants des Premières Nations en foyers d’accueil. La violence, la toxicomanie, l’absence de modèles familiaux stables sont des séquelles directes du traumatisme associé aux pensionnats. À cela s’ajoutent la pauvreté parfois endémique et le manque de logements adéquats dans les réserves, ce qui crée une situation explosive que ne fait qu’aggraver le manque de financement des services d’aide à l’enfance.

Ce sous-financement chronique ne se limite pas aux services d’aide aux enfants et à la famille. L’éducation, le soutien du revenu et le logement, sans parler des infrastructures locales telles que les routes ou l’accès à l’eau potable, sont aussi largement sous-financés dans les réserves. Les services dont bénéficient les membres des Premières Nations vivant dans les réserves ne sont simplement pas équivalents à ce à quoi les autres Canadiens ont droit. C’est l’ensemble de ce régime de citoyenneté à deux vitesses que le Tribunal des droits de la personne vient de remettre en question.

Ce traitement discriminatoire est d’autant plus troublant qu’il s’inscrit en droite ligne avec les exclusions du passé, alors que les Autochtones étaient considérés comme inaptes à exercer les privilèges associés à la citoyenneté et envoyés dans des pensionnats pour y apprendre à devenir de bons sujets de Sa Majesté. Si les politiques ont changé, les résultats restent malheureusement les mêmes.

Que pouvons-nous faire afin de rendre l’ensemble des bénéfices associés à la citoyenneté sociale au Canada accessible aux Premières Nations ? Un réinvestissement important en éducation, en santé, au niveau du logement et de l’aide à l’enfance est essentiel. C’est ce que confirme le Tribunal. Cela dit, un réinvestissement, aussi important soit-il, n’est pas suffisant. Il faut aussi repenser la manière de faire.

La réalité des Premières Nations est complexe. Aux nombreux problèmes soulignés plus haut s’ajoute une méfiance parfaitement justifiable envers les interventions de l’État dans la vie des collectivités. Les Premières Nations ont également leurs propres coutumes, traditions et manières d’aborder les questions familiales et le soutien aux enfants en situation vulnérable. Il est essentiel de respecter cette diversité et d’adapter les programmes en conséquence, comme cela se fait d’ailleurs de plus en plus en matière d’aide à l’enfance.

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Ensuite, cette plus grande sensibilité aux multiples réalités autochtones doit aussi s’accompagner d’une meilleure collaboration entre le gouvernement fédéral, les provinces et les principales organisations autochtones au pays. Si les services d’aide à l’enfance dans les réserves sont financés par le gouvernement fédéral, ce sont les autorités autochtones locales, et parfois même les gouvernements provinciaux, qui administrent ces programmes, en fonction des standards qui s’appliquent à l’ensemble des citoyens de chaque province. Ces standards doivent être mieux adaptés aux réalités autochtones.

En fait, c’est toute l’ambigüité quant aux responsabilités respectives des autorités fédérales et provinciales en la matière qui doit être levée. Le programme d’aide à l’enfance dans les réserves, comme plusieurs programmes fédéraux touchant les Premières Nations, a été créé de manière plus ou moins ad hoc, sans véritable cadre législatif, afin de pallier le refus des provinces d’étendre les services provinciaux aux réserves. Le gouvernement fédéral considérait au départ ces programmes comme un mal nécessaire et temporaire, jusqu’à ce que les membres des Premières Nations rejoignent les régimes provinciaux, soit par effet d’assimilation ou à la suite d’ententes intergouvernementales. Plus de 50 ans après la création de ces premiers programmes compensatoires, Ottawa continue d’affirmer que ces derniers ne découlent pas d’une obligation constitutionnelle, mais bien d’un choix politique.

Plutôt que de chercher à minimiser ses responsabilités, le gouvernement fédéral aurait avantage à mieux définir celles-ci, en collaboration avec les provinces et les Premières Nations, qui sont après tout les premières concernées. Les provinces ont également tout avantage à mieux définir leur rôle en matière de programmes sociaux dans les réserves. Le vide administratif créé par cette querelle de compétences avec le gouvernement fédéral ne fait qu’aggraver une situation qui a inévitablement des répercussions sur le réseau provincial de santé et de services sociaux. Les réserves ne sont pas des ilôts que l’on peut soustraire à leur environnement immédiat. Lorsque les jeunes membres des Premières Nations sortent des réserves, ce qu’ils font de plus en plus, ils se retrouvent inévitablement sous la responsabilité des gouvernements provinciaux.

Une meilleure coordination des services et des programmes offerts non seulement dans les réserves mais aussi hors des réserves est donc nécessaire. Cette coordination passe par de véritables ententes tripartites qui, plutôt que de se contenter de faire circuler des sommes d’argent, redéfinissent les responsabilités respectives des partenaires en fonction des besoins sur le terrain, selon un principe de subsidiarité. Que le gouvernement le plus apte à offrir les services soit responsable, en collaboration avec les autres partenaires.

De telles ententes triparties existent déjà, notamment en Colombie-Britannique en matière de santé et d’éducation. Elles demeurent cependant l’exception à la règle. Le manque de soutien à une telle approche au niveau politique et la persistance de règles administratives issues d’une conception paternaliste des relations avec les Premières Nations limitent en effet considérablement le potentiel de ces ententes.

Pour qu’une véritable approche tripartite soit mise en place, celle-ci doit s’inscrire dans une vision politique claire qui doit venir du haut. Le gouvernement fédéral de Justin Trudeau s’est engagé à changer d’approche en matière de relations avec les peuples autochtones – un moyen concret d’y arriver serait de concevoir avec les provinces et les principales organisations autochtones un plan d’action à long terme afin de favoriser la mise en place de modèles tripartites à l’échelle du pays.

Il existe d’ailleurs un précédent en la matière. En 2005, le gouvernement de Paul Martin est parvenu à s’entendre avec les provinces et les organisations autochtones sur une stratégie commune en matière de développement économique et social pour les collectivités autochtones. L’accord de Kelowna est mort-né à la suite du changement de gouvernement à Ottawa, mais rien n’empêche Justin Trudeau de suivre les traces de son prédécesseur libéral.

Il faudrait en fait tirer les leçons de Kelowna et être beaucoup plus ambitieux. Un nouveau plan d’action intergouvernemental devrait comporter un engagement ferme en matière de réinvestissement de la part du gouvernement fédéral, mais il devrait aussi prévoir des mécanismes précis afin d’assurer l’imputabilité des partenaires, faute de quoi les bonnes intentions risquent de ne pas se traduire en pratiques sur le terrain. Au-delà des bonnes intentons, l’accord de Kelowna ne proposait pas véritablement de mécanismes afin d’assurer sa mise en œuvre. Un nouveau plan d’action doit ouvrir la voie à une systématisation du modèle des ententes tripartites en matière de définition, de financement et de gestion des services offerts aux Premières Nations et à l’ensemble des Autochtones au pays. C’est une question de bonne gouvernance, mais c’est aussi, et surtout, une question de droit et de citoyenneté.

Martin Papillon
Martin Papillon is a professor in political science at the Université de Montréal. His main research interests are federalism, citizenship and political membership in pluralist societies and the politics of Indigenous self-determination in Canada.

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