Les années 1960 aÌ€ 1995 ont vu s’accélérer l’histoire politique canadienne. Ce livre jette un éclairage particulier sur Pierre Elliott Trudeau, l’homme qui a présidé aux destinées du gouvernement fédéral de 1968 aÌ€ 1979 et de 1980 aÌ€ 1984. Cet angle inédit nous est fourni par un de ses conseillers et rédacteurs de discours longtemps resté dans l’ombre.

André Burelle est arrivé aÌ€ Ottawa en 1974 aÌ€ titre de conseiller de Gérard Pelletier, alors ministre des Communications. En 1977, il entre au service du premier ministre. L’auteur partageait avec ses deux patrons une philosophie, le personnalisme com- munautaire, que Trudeau aurait cessé de professer apré€s 1980. Malgré ses réticences, Burelle a duÌ‚ écrire des dis- cours aux limites de ce que sa cons- cience lui permettait de faire, comme ceux du premier ministre et de la Reine lors du rapatriement, en 1982. En cela, il a fait preuve d’une loyauté aÌ€ toute épreuve. L’auteur est ensuite devenu fonctionnaire au Bureau des relations fédérales-provinciales. Dé€s lors, il a pris la plume contre Trudeau qui critiquait l’Accord du Lac Meech et l’entente de Charlottetown, rappelant aÌ€ ce dernier que les projets d’amendements consti- tutionnels proposés contenaient des éléments avec lesquels il s’était lui- mé‚me jadis dit en accord. En décrivant cette période, Burelle n’hésite pas aÌ€ affirmer que les discours de Trudeau étaient truffés de contrevérités, d’omis- sions et de sophismes.

L’ouvrage d’André Burelle contient trois parties. Dans une longue introduction, il met en opposition les écrits de Trudeau avant et apré€s 1980. Suivent des documents de l’époque ouÌ€ Burelle était aÌ€ l’emploi du premier ministre (de 1977 aÌ€ 1984) : correspon- dance, notes internes, projets de dis- cours, souvent annotés par Trudeau lui-mé‚me. Enfin, l’auteur nous expose sa propre pensée constitutionnelle. L’intéré‚t de ce travail est multiple. Par exemple, le chapitre 3 de l’introduc- tion est un essai passionnant sur la pen- sée de Mounier et Maritain. L’influence de la gauche catholique française était importante dans le Québec d’apré€s- guerre. Le personnalisme pose la ques- tion de l’articulation de l’individu et de la communauté et ne considé€re pas que l’un doive l’emporter sur l’autre, mais plutoÌ‚t qu’ils sont complémentaires. En effet, que serait l’homme détaché de sa communauté? Un é‚tre désincarné. La mé‚me réflexion fructueuse s’applique aux relations intercommunautaires. Ainsi, l’auteur présente les principes du fédéralisme personnaliste et commu- nautaire énoncés par De Rougemont, pour qui il convenait de réaliser l’union sans la fusion.

Dans les deux chapitres suivants, Burelle démontre, citations aÌ€ l’appui, que lorsqu’il écrivait dans Cité Libre, Trudeau appliquait ces principes, mais qu’une fois devenu politicien, il a fini par renier cet héritage. Jadis, en effet, Trudeau avait eu une vision respectueuse du véritable fédéralisme, mais l’avait abandonnée pour combattre le nationa- lisme québécois, ratant ainsi l’occasion, selon l’auteur, de marier les nationa- lismes civiques québécois et canadien.

Bien qu’il récuse les explications superficielles et simplificatrices du genre « Nuit des longs couteaux », Burelle est formel : Trudeau a trahi son credo per- sonnaliste et ses promesses référendaires au moment du rapatriement de la cons- titution. En effet, rien ne l’aurait empé‚ché de proposer une constitution plus conforme aÌ€ l’esprit du fédéralisme, plus proche des propositions qu’il avait lui-mé‚me mises sur la table en septem- bre 1980. N’aurait-il pas pu reconnaiÌ‚tre le Québec comme société distincte, adopter une charte qui n’aurait pas brimé les pouvoirs de l’Assemblée nationale, accorder aux provinces la pri- mauté en matié€re culturelle et accepter un droit de veto pour le Québec? N’aurait-il pas pu permettre aux provinces qui le désiraient de se sous- traire aÌ€ la Charte, ou alors soumettre celle-ci aÌ€ un référendum régional?

Toutes ces hypothé€ses avaient été mises sur la table aÌ€ un moment ou aÌ€ un autre. Mais devant le front commun des provinces en faveur d’une plus grande décentralisation des pouvoirs, Trudeau a opté pour la manié€re forte. Profitant de la position de faiblesse du gouverne- ment Lévesque au lendemain du référendum, il a imposé « sa » réforme du fédéralisme en opposant les revendi- cations des provinces aux intéré‚ts du peuple canadien. Ce faisant, il s’est volontairement attaqué aÌ€ la loi 101 en élevant les droits lin- guistiques des minorités au rang de libertés fondamentales.

En somme, Burelle est d’ac- cord avec Guy Laforest : Trudeau n’a pas raté la dernié€re chance de réaliser son ré‚ve, celui de rapatrier la constitution canadienne et d’enchaÌ‚sser les droits et libertés des Canadiens dans une charte hors de portée des gouverne- ments fédéral et provinciaux.

Dans la deuxié€me partie de son ouvrage, Burelle démontre que, en septembre 1980, Trudeau proposait encore un projet compatible avec les idées personnalistes communautaires qu’il professait du temps de Cité libre, mais que le résultat des négocia- tions constitutionnelles de novembre 1981 fut une constitution d’inspiration individualiste libérale. Que se serait-il passé entre-temps? Trudeau eut beau s’excuser aupré€s de Burelle en faisant valoir la nécessité d’agir devant des provinces intransigeantes, l’auteur donne d’autres éléments d’explication : la présence d’un premier ministre québécois indépendantiste aÌ€ la table des négociations aurait rendu tout compro- mis impossible, et l’influence de con- seillers du Canada anglais l’aurait emporté sur ceux du Québec (par ailleurs tré€s rares). Toutefois, pour qu’un tel glissement ait lieu, il fallait néces- sairement que Trudeau soit, au fond, un individualiste républicain.

Ainsi, n’ayant jamais réussi aÌ€ dépass- er la fausse contradiction entre national- isme et libéralisme ”” ce que le personnalisme communautaire lui aurait permis de faire ”” Trudeau a fini par épouser un anti-nationalisme pétri de l’individualiste abstrait des contractua- listes libéraux qui offrent le spectacles d’une société désincarnée, inhumaine.

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Selon Burelle, Trudeau aurait voulu, comme plusieurs membres de sa généra- tion, se défaire du carcan nationaliste de son époque. Mais le premier ministre serait passé du nationalisme canadien- français aÌ€ l’universalisme désincarné en faisant l’économie de la communauté qui sert pourtant de médiateur entre l’individu et l’universel. L’auteur résume ainsi la démarche de Trudeau : « Pour devenir un individu libre, il faut s’affranchir de toute aliénation communautaire ou encore pour devenir citoyen du monde, il faut se faire citoyen de nulle part (p.70) ». Il s’agit donc d’un rejet radical du nationalisme de sa jeunesse.

Selon la formule de Burelle, Trudeau aurait été « un personnaliste communau- taire par raison, mais un libéral individu- aliste par passion ». C’est pourquoi il s’est montré incapable d’intégrer la dualité et le régionalisme aÌ€ sa vision du Canada, de concilier les droits individuels et collectifs et de consacrer l’égalité des langues avec l’octroi de compétences particulié€res au Québec. De plus, il s’est bien gardé de revoir le partage de pouvoirs en accor- dant aux provinces la prépondérance sur l’immigration, les communications et la culture, ne serait-ce que pour calmer l’in- sécurité culturelle des Québécois, arguant que la soif de pouvoir des politiciens québécois était inextinguible.

Pierre Elliott Trudeau étant le sujet principal de ce livre, nous n’avons droit, en troisié€me partie, qu’aÌ€ un aperçu de la pensée constitutionnelle de Burelle, c’est-aÌ€-dire comment elle s’articule aÌ€ celle de l’ancien premier ministre. Pour en avoir une vision com- plé€te, il faut lire les deux ouvrages antérieurs de l’auteur, Le mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie (1995) et Le droit aÌ€ la différence aÌ€ l’heure de la globalisation : le cas du Québec et du Canada (1996), tous deux publiés chez Fides. Appliqué aÌ€ la poli- tique canadienne et québécoise, le personnalisme communau- taire devrait produire un fédéral- isme multinational, respectueux de l’autonomie de ses com- posantes, et non pas un pays cen- tralisé dont la légitimité repose uniquement sur la souveraineté de ses citoyens. Or, c’est cette tan- gente qu’a prise le Canada depuis que Trudeau, impatienté par les tiraillements des conférences fédérales- provinciales, a décidé qu’il laisserait en héritage un Canada indépendant de Londres et « refondé » sur les droits et lib- ertés : les communautés distinctes doivent dorénavant céder le pas au gou- vernement fédéral qui parle pour tous les Canadiens, et qui est mieux en mesure d’égaliser les chances.

Burelle avait une position double- ment inconfortable. D’abord, il devait jouer le roÌ‚le de la mauvaise conscience de Trudeau, en lui rappelant les principes qui constituaient l’armature de sa philosophie politique dans les années 1950 et 1960. LaÌ€-dessus, il pouvait compter sur l’appui de Gérard Pelletier, son ancien patron retiré de la politique active, dont les vues étaient presque identiques aux siennes, et qui le rassurait lorsque Trudeau le contredisait ou sem- blait ignorer ses opinions. Ensuite, il n’était pas assez proche de son patron pour contrer l’influence de sa garde rap- prochée et des hauts fonctionnaires du Bureau du Conseil privé. Au sein de ces deux groupes, les francophones étaient si rares que Burelle avait souvent l’impres- sion d’é‚tre seul de son camp aÌ€ Ottawa. Il s’en plaignait d’ailleurs régulié€rement et a failli démissionner pour cette raison.

En conclusion, peut-on parler d’une dichotomie entre Trudeau le penseur et Trudeau l’homme d’action? Trudeau s’était-il trouvé dans la mé‚me situation que Laurier aux prises avec un Canada anglais probritannique, mé‚me s’il souhaitait du fond du cœur l’au- tonomie du Canada? C’est cette thé€se « réaliste » que le premier ministre a défendu aupré€s de Burelle : le premier ministre devait composer avec la réalité politique, et celle-ci ne lui permettait pas de réaliser un nouveau pacte avec toutes les provinces. Toutefois, Burelle ne s’est pas satisfaisait de cette explica- tion. Dans des notes adressées aÌ€ Trudeau, il a tenté de le convaincre qu’il y avait des sorties d’impasse honorables comme proposer un référendum aÌ€ majorités régionales plutoÌ‚t que d’impo- ser le rapatriement unilatéralement, ou offrir aux provinces un droit de retrait de la charte des droits, et que la situation du français au Québec justifiait un encadrement juridique particulier.

Dans ses discours, il a plusieurs fois inséré la notion personnaliste des « petites patries sous la plus grande ». Mais ce fut en vain. Trudeau avait fait son lit et n’en avait plus que pour le « peuple canadien » et pour une vision symétrique de l’aménagement linguis- tique. « Apré€s avoir semblé acheter mes idées pour amadouer le Québec, conclu- ra Burelle avec le recul des années, M. Trudeau les a mises au rancart une fois la bataille référendaire terminée » (p. 424).

Il est difficile de rendre compte de toute la richesse de cet ouvrage. C’est un livre d’un type nouveau, un mélange de documents d’archives et d’analyses qui nous permet tout aÌ€ la fois d’approfondir la pensée et l’action d’un personnage incontournable (et notam- ment sa conception de la nation) ; de mieux comprendre la gené€se des déci- sions d’un homme d’État et les interac- tions avec ses conseillers ; de documenter un chapitre crucial de l’his- toire politique du Canada ; et enfin de réfléchir plus avant sur la place du Québec par rapport aÌ€ l’ensemble du Canada. Il est heureux qu’André Burelle ait consenti aÌ€ nous en faire profiter.

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