En 1999, dans la foulée du débat sur l’Entente cadre sur l’union sociale, Claude Ryan publiait dans les pages de la revue Inroads (no. 8) son évaluation de cette entente intergouvernementale. Dans une réponse aux propos de Ryan parue par la suite dans Le Devoir, André Burelle posait ce qu’il désignait avec raison comme étant la question la plus épineuse relativement a l’aménagement des services sociaux : « comment arriver a garantir la prestation de services sociaux de qualité comparable dans une fédération ou les compétences en matiére sociale appartiennent aux législatures provinciales? » Ces deux éminents fédéralistes ont ensuite entamé un échange épistolaire, dont la traduction se trouve dans le numéro suivant d’Inroads (no. 9), pour essayer d’arriver a une réponse satisfaisante.

On peut entretenir des doutes quant a la conclusion de Burelle selon laquelle la pleine compétence dans le domaine des services de santé appartient aux provinces. Peut-étre, comme on l’avance dans le rapport Romanow, les provinces n’ont-elle qu’une compétence prépondérante. (« En vertu d’un certain nombre de causes entendues par les tribunaux et d’interprétations juridiques, il est maintenant reconnu que les provinces ont la compétence prépondérante sur l’organisation et la prestation des services de soins de santé au Canada ». (p. 3)) Mais qu’elle soit pleine ou prépondérante importe peu; la question de Burelle demeure tout aussi épineuse en 2002 qu’en 1999, et elle attend encore une réponse.

Tous les rapports déposés depuis deux ans Romanow, Kirby, Clair, Fyke, et Mazankowski ont documenté des failles sérieuses dans le systéme de soins de santé : listes d’attente trop longues malgré les hausses considérables dans les dépenses publiques depuis cinq ans; demandes publiques pour avoir accés aux nouvelles technologies, trés couteuses; grogne chez les médecins et les autres dispensateurs de services qui exigent des augmentations importantes de salaires; persistance d’un écart inacceptable entre l’état de santé des autochtones vis-a-vis des autres Canadiens.

En dépit de ces difficultés, Romanow conclut que le system de santé reste viable pourvu qu’il subisse un traitement de centralisation. Parmi les recommandations clés de son rapport, j’en retiens deux :

Créer un Conseil de la santé du Canada pour faciliter la collaboration et le leadership dans le domaine de la santé : Un nouveau Conseil de la santé du Canada favoriserait la collaboration et la coopération entre les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral. Le Conseil jouerait un roi‚le de premier plan dans l’établissement d’indicateurs et de repéres communs … (p. xxvi)

Résoudre les problémes immédiats par un financement ciblé : Cinq nouveaux fonds ciblés devraient être créés :

— un Fonds d’accès des collectivités rurales et éloignées : pour faciliter un accès rapide aux soins en régions rurales et éloignées;

— un Fonds de services diagnostiques : en vue de réduire les délais d’attente pour les services diagnostiques;

— un Transfert en matière de soins primaires : pour appuyer les efforts en vue d’éliminer les obstacles qui nous empêchent de réformer la prestation des soins de santé primaires;

— un Transfert en matière de soins à domicile : en vue de jeter les fondements d’une éventuelle stratégie nationale pour les soins à domicile;

— un Transfert lié à l’impact catastrophique du coët des médicaments : pour permettre aux provinces d’élargir et d’améliorer la protection offerte à leurs résidents en vertu de leur régime d’assurance-médicaments. (p. xxvii-xxviii) 

Je doute que ce traitement réussisse. En fait, ces deux recommandations rappellent deux des trois solutions proposées par André Burelle en 1999 pour répondre à son épineuse question. Or, celles-ci soulèvent plusieurs difficultés. De plus, Romanow laisse de côté la troisième solution qui est, selon Burelle et selon moi la seule apte à mettre fin aux désaccords débilitants entre Ottawa et les provinces sur la politique de santé.

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Burelle proposait, en premier lieu, que le Parlement définisse des normes nationales et qu’on oblige les provinces à les respecter par le biais de transferts de fonds conditionnels. Vu l’importance attachée aux nouveaux fonds ciblés, cette solution a évidemment plu aux auteurs du rapport Romanow. À court terme, Ottawa peut souvent acheter l’appui politique qu’il recherche, mais cette solution pèche contre l’esprit du fédéralisme qui donne aux deux ordres de gouvernement une légitimité égale. Pire, elle déresponsabilise les politiciens provinciaux et leurs électorats. Cette solution laisse entendre aux Canadiens que les problèmes du  système de soins de santé peuvent étre résolus par la création de normes nationales et la mise en place d’incitations fiscales pour les provinces. En somme, elle minimise les complexités liées a la gestion du system, telles qu’elles se présentent au niveau provincial.

La deuxiéme solution est de confier a une instance non partisane éloignée des politiciens élus le pouvoir de trancher les différends fédéraux-provinciaux. Il y a dix ans, lors du débat sur l’Accord de Charlottetown, certains pro‚naient l’adoption d’une charte sociale qui aurait permis aux juges de décider de l’interprétation des programmes sociaux. Dans le rapport Romanow, le Conseil de santé est appelé a jouer un role comparable : « le Conseil devrait étre un outil au service de la collaboration, susceptible d’orienter les réformes et d’accélérer la modernisation du system de santé en dépolitisant’ et en rationalisant certains aspects des relations intergouvernementales » (p. 58-59). Il doit exercer les fonctions suivantes :

Faire office de mécanisme efficace et impartial pour la cueillette et l’analyse de données sur le rendement du systéme de santé;

Faire des analyses et donner des conseils stratégiques aux ministres et sous-ministres de la Santé des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux sur des questions importantes concernant les politiques de la santé qui sont en vigueur ou envisagées;

Rechercher l’apport et les conseils du public et des professionnels de la santé au sujet de questions touchant les politiques stratégiques. (p. 58)

A l’instar des juges, les membres de ce conseil ne seraient pas soumis aux pressions que subissent les politiciens élus. Romanow propose que les ministres fédéral et provinciaux s’accordent pour nommer les 14 membres de ce conseil pour un mandat de trois ans selon les critéres suivants : quatre dispensateurs de services de soins de santé ou experts dans le domaine; trois représentants du public; et sept représentants des gouvernements, dont quatre pour les provinces, deux pour Ottawa, et un pour les territoires. Les objections a cette deuxiéme solution se résument en disant que, dans une démocratie, il n’y a que les élus qui peuvent légitimement définir les grandes lignes des programmes de santé et décider des budgets qui leur sont alloués.

Pour mieux comprendre a quel point ces deux solutions rebuteraient les dirigeants provinciaux si l’on cherchait a les appliquer rigoureusement, il suffit de rappeler l’importance des programmes de soins de santé dans l’éventail des responsabilités provinciales. Les programmes publics de soins de santé que dirigent les provinces représentent maintenant 38 p. 100 de leurs dépenses de programmes. Les Canadiens assument la majeure partie de ces couts via leurs taxes et impots provinciaux. Sous la contrainte des normes de la Loi canadienne sur la santé (LCS), les provinces réglementent aussi la plupart des activités des agents privés qui fournissent des services. Financiérement, Ottawa joue un role mineur avec le Transfert canadien en matiére de santé et de programmes sociaux (TCSPS), contribuant (en espéces) pour moins de 15 p. 100 des couts des soins de santé. Ottawa insiste pour y ajouter la valeur des points d’impot transférés en 1975, mais il est difficile de prendre cet argument au sérieux. Depuis 1975, les deux ordres de gouvernement ont maintes fois changé leurs régimes de taxation, et ni Ottawa ni les provinces ne sont propriétaires des points d’impots échangés.

La codécision est la troisiéme solution mise de l’avant par Burelle. Ainsi, les partenaires de la fédération décideraient ensemble « des objectifs communs et des normes communes minimums que chacune des législatures doit s’imposer dans l’exercice de ses pouvoirs souverains pour garantir des services de base comparables [pour] tous les citoyens et assurer la cohérence de l’union canadienne ». Si elle devait étre adoptée, cette solution entrai‚nerait d’importantes conséquences qu’il est utile de spécifier :

  • Ottawa devrait accepter une contrainte réelle et non la contrainte symbolique contenue dans l’actuelle Entente cadre sur l’union sociale sur son pouvoir de dépenser unilatéralement dans les champs de compétence provinciaux;
  • Les provinces et Ottawa devraient adopter un mode de scrutin pondéré qui permettrait la codécision sans la nécessité de l’unanimité, celle-ci rendant la codécision caduque;
  • Ottawa et les provinces devraient codécider les normes nationales d’une future Loi canadienne sur la santé. Rappelons que, en 1984, le gouvernement fédéral définissait unilatéralement les cinq normes nationales de la LCS. (Le rapport Romanow propose d’en ajouter une sixiéme, l’imputabilité.) Il peut encore, présentement, après un processus de médiation décider, unilatéralement, qu’une politique provinciale porte atteinte a l’une de ces normes. La codécision mettrait fin a ce pouvoir. Par exemple, en ce qui concerne l’accessibilité, les onze gouvernements devraient évaluer en commun les arguments pour et contre les frais modérateurs et atteindre un compromis. Dans son rapport, Romanow avance qu’il faut les bannir d’emblée (p. 28-30).

Les gouvernements de Jean Chrétien et de Bernard Landry constituent évidemment les deux principaux obstacles a l’adoption de ce mécanisme décisionnel. Aussi longtemps qu’un gouvernement souverainiste siégera a Québec, les Canadiens hors Québec se méfieront de la bonne foi du gouvernement québécois dans l’exercice de la codécision. Aussi longtemps que Jean Chrétien détiendra le pouvoir, Ottawa n’acceptera pas une contrainte réelle telle que l’envisage André Burelle sur la discrétion dont jouit présentement le bureau du Premier ministre.

Pour le moment, nous sommes donc bloqués. Sans doute parviendrons-nous a nous débrouiller au cours de l’année a venir, mais je doute fort que le rapport Romanow annonce le début d’une nouvelle ére en soins de santé. Les provinces continueront a faire évoluer leurs systems de soins de santé parce que leurs électorats insisteront la-dessus mais il n’y aura pas de refonte du systéme telle que l’envisage Romanow.

Cela étant dit, l’état de santé des autochtones et la gestion des services qui leur sont destinés demeurent encore la faille la plus inacceptable de notre systéme de santé (le chapitre 10 du rapport Romanow offre une bonne introduction a ce probléme). Le dossier autochtone est fort complexe, a cause des attentes des organisations autochtones, mais c’est un domaine ou la question épineuse de Burelle ne se pose pas puisque la pleine compétence en ce qui concerne les Indiens appartient a Ottawa, qui peut ainsi innover unilatéralement. D’aprés moi, la meilleure innovation serait de transférer aux provinces les programmes destinés aux autochtones afin de mieux intégrer ceux-ci a ceux destinés aux autres Canadiens (voir Inroads 2002 a ce sujet). Le rapport Romanow, aprés avoir considéré cette proposition, la rejette. Quelle que soit la réforme adoptée, c’est un domaine ou l’innovation devrait commencer dés aujourd’hui.

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