Depuis environ 30 ans, l’instabilité conjugale constitue une réalité marquante de la vie familiale. De nos jours, les couples n’hésitent pas à remettre leur union en question, si elle ne leur apporte plus les satisfactions espérées. Selon l’Enquête sociale générale de 2001 (Statistique Canada), on prévoit que 46 p. 100 des femmes âgées de 30-39 ans se sépareront de leur conjoint au moins une fois au cours de leur vie, une augmentation d’environ 35 p. 100 par rapport aux femmes nées 20 ans plus tôt. Par ailleurs ce risque n’est que de 27 p. 100 pour celles dont la vie de couple s’est amorcée par un mariage, comparativement à 55 p. 100 pour l’union libre. Or, si la séparation est en soi un exercice douloureux, elle est souvent génératrice de plus grandes tensions encore lorsque des enfants sont en cause. Parmi les enfants nés au début des années 1980, plus de 20 p. 100 ont été touchés par cette réalité avant d’avoir atteint 10 ans ; ce pourcentage a été atteint à l’âge de 5 ans chez les enfants nés en 1987-1988. De plus, on sait que les enfants issus d’une union libre sont trois à quatre fois plus susceptibles de voir leurs parents rompre leur union que les enfants dont les parents sont mariés.

Étant donné la difficulté pour certains couples de s’entendre sur les modalités de garde, les tribunaux sont souvent appelés à intervenir pour assurer le bien-être des enfants et permettre que le père et la mère continuent d’exercer leur rôle parental. Or, on a constaté que dans la majorité des cas la garde des enfants était accordée à la mère, le père se voyant reconnaitre des droits de visite, alors que la garde partagée demeurait le fait d’une minorité.

D’après le recensement de 2001, on sait que les femmes représentent 81,3 p. 100 des chefs de familles monoparentales, contre seulement 18,7 p. 100 de pères. A l’heure ou la conciliation des responsabilités familiales et professionnelles est de plus en plus à l’ordre du jour et que la participation au marché du travail est devenue une condition obligée, qu’on ait ou non des enfants, ce partage asymétrique des responsabilités parentales soulève d’importantes questions, soit la lourdeur du fardeau assumé par les femmes, l’impact sur les enfants, ou l’indifférence des pères, ou les difficultés qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur paternité. A cet égard, dans certains milieux, on s’est inquiété du fait que le tribunal nourrissait peut-être un préjugé favorable à la mère, préférant lui confier la garde des enfants et encourageant par le fait même le maintien de certaines modalités de garde aux dépens des pères. C’est à cette dernière problématique que le présent texte s’adresse. On y présente les principales conclusions d’une recherche empirique qui visait à déterminer si les décisions rendues par le tribunal, au Québec, démontraient un tel biais en faveur des mères.

Fondée sur l’analyse de 400 dossiers judiciaires de divorce ouverts de 1996 à 1998 et de 406 dossiers de séparations d’unions libres ouverts entre 1996 et 1998 (600 à Montréal, 206 à Saint-Jérôme), soit 806 dossiers au total, cette recherche examinait les variations dans les modalités de garde lorsque le tribunal intervenait pour entériner les ententes entre les parents ou pour trancher un litige à la suite d’un divorce ou d’une séparation d’union libre. Ces dossiers ont été choisis au hasard parmi ceux qui portaient sur des couples ayant des enfants à charge et pour lesquels au moins un jugement de garde ou de pension avait été rendu au moment du dépouillement.

Nous avons distingué entre les couples mariés et les couples en union de fait car ces ménages présentent des caractéristiques différentes au plan de la judiciarisation des procédures de séparation. Grace à l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ), réalisée conjointement par Développement des ressources humaines du Canada (DRHC) et Statistique Canada, on sait en effet que le pourcentage de couples qui se séparent et recourent au tribunal pour régler la question de la garde des enfants est deux fois plus élevé chez les couples qui étaient mariés que chez les couples en union libre. Cette enquête montre aussi que les parents québécois qui font état de l’existence de beaucoup de tension au sujet de la garde de leurs enfants ont davantage recours au tribunal. Les dossiers judiciaires de divorces et d’unions libres rompues ne représentent donc pas l’ensemble des parents qui se séparent : la proportion est d’environ 77 p. 100 des couples divorcés, 43 p. 100 des couples mariés séparés, mais pas encore divorcés, et 55 p. 100 des couples en union libre d’après l’ELNEJ (1994-1995).

Certaines caractéristiques sociodémographiques propres à chaque type d’union confirment l’importance de traiter séparément les dossiers de divorce et de séparation d’union libre. Ainsi, il y a moins d’enfants dans les familles d’unions libres rompues que dans celles des couples divorcés. Les deux tiers (67,2 p. 100) des cas de séparations d’union libre concernent des familles avec un seul enfant, contre 37,3 p. 100 pour les cas de divorce. Les enfants (mineurs) sont en moyenne nettement plus jeunes dans le cas des séparations d’unions libres (5,2 ans contre 9,1 ans). De façon plus importante, le jeune Age des enfants d’unions libres rompues a des conséquences importantes sur l’évaluation des besoins des enfants et leur prise en charge au moment de la séparation.

Les résultats de cette recherche démontrent que les décisions rendues par la cour correspondent d’assez près aux arrangements que prennent les couples qui s’entendent ; on ne peut donc pas conclure que les juges favorisent systématiquement les mères.

Un dossier judiciaire de divorce ou de séparation d’union libre peut comporter un nombre illimité de décisions. A la demande des parties, le juge peut statuer sur la question de la garde, plus d’une fois, à un stade intérimaire. Les ordonnances sont dites « définitives », par opposition aux ordonnances intérimaires, lorsqu’elles sont rendues après que le tribunal a pris connaissance de l’ensemble de la preuve. Toutefois, ces ordonnances peuvent toujours être révisées, à la demande de l’une des parties, s’il survient des changements dans la situation familiale. Pour faciliter la collecte de données, le dépouillement de celles-ci a été limité aux premier et dernier jugements trouvés dans le dossier. Dans 53,5 p. 100 des cas, un seul jugement de garde a été prononcé (49 p. 100 dans les divorces ; 57,9 p. 100 dans les cas de séparation d’union libre).

Trois éléments colligés pour décrire les jugements ont été retenus ici :

  • Les caractéristiques du jugement permettent de le classer selon que l’ordonnance est intérimaire, « définitive » ou de révision ;
  • Le type de jugement permet un classement selon qu’il résulte d’un consentement entre les conjoints, d’un arbitrage de la cour, ou encore d’un jugement par défaut (absence) du père ou de la mère ;
  • Les modalités de garde correspondent aux situations suivantes : garde exclusive au père ; garde exclusive a la mère ; garde partagée ; garde exclusive d’un enfant par un des parents et garde exclusive d’un autre enfant par l’autre parent.

Le tableau 1 présente la distribution des dossiers selon le type du premier jugement en fonction du type de rupture. Le type de jugement permet de décrire la nature de l’intervention du tribunal. Lorsque les parents s’entendent entre eux, le tribunal n’intervient que pour homologuer cette entente. Il arrive d’ailleurs que, le jour de l’audition, le juge intervienne pour vérifier les possibilités d’entente et ajourne l’audition pour permettre aux parties d’en arriver à un consentement. La catégorie des « consentements » inclut donc tous les cas : simple homologation de l’entente ou entente obtenue à la suite des incitations du juge. La catégorie « arbitrage » touche les situations ou une audition a lieu devant le juge et où ce dernier a tranché le litige. Dans les décisions rendues par défaut, le juge statue généralement selon les désirs du parent présent, en l’absence d’un des parents. De façon globale, on voit que les dossiers se règlent très majoritairement à la suite d’une entente ou d’un consentement (78,2 p. 100) ; ce pourcentage est plus faible dans les cas de divorce (72,6 p. 100) que dans les cas de séparation d’union libre (83,8 p. 100).

En ce qui concerne les modalités de garde établies par le premier jugement, on observe la nette prédominance de la garde exclusive accordée à la mère (84,5 p. 100 des séparations d’union libre et 70,1 p. 100 des divorces) et la faible importance relative des autres situations et ce, indépendamment du type d’union. Les modalités de garde ne se distinguent selon le type de rupture d’union que dans le seul cas des ordonnances « définitives ». Dans ce cas, on note alors un écart marqué : 87,2 p. 100 dans les cas de séparations d’union libre contre 66,1 p. 100 dans les cas de divorce. Cela est d’autant plus important que cette situation est perçue comme étant celle qui sera permanente. Par ailleurs, la proportion de garde exclusive accordée au père lors d’un jugement « définitif » est presque deux fois plus élevée dans les cas de divorce que de séparation (12,2 p. 100 contre 6,6 p. 100) ; la garde partagée est accordée plus de trois fois plus souvent dans les cas de divorce (15,9 p. 100 contre 4,5 p. 100). Il semble clair que lorsque le premier jugement fait l’objet d’une ordonnance « définitive », les pères qui rompent une union libre sont moins souvent partie prenante des modalités de garde.

Il devient intéressant d’examiner la relation entre le type de jugement et les modalités de garde pour vérifier si les jugements qui entérinent une entente (consentement) entre les parents et ceux qui se font par arbitrage aboutissent aux mêmes modalités de garde. Dans les cas de divorce, la proportion de dossiers ou la garde est accordée exclusivement à la mère ne varie pas substantiellement entre les « consentements » (69,5 p. 100) et les arbitrages (67,8 p. 100). On observe par contre que les couples s’entendent dans un peu plus de 20 p. 100 des cas pour une forme de garde partagée (garde partagée et garde exclusive d’un enfant par un des parents et garde exclusive d’un autre enfant par l’autre parent) alors que l’arbitrage n’opte pour cette formule que dans environ 15 p. 100 des cas. Par contre, les pères obtiennent la garde exclusive plus souvent par arbitrage que par consentement : 16,9 p. 100 contre 9,8 p. 100. Lorsqu’il s’agit d’une rupture d’union libre, la garde exclusive est accordée à la mère dans 85,7 p. 100 des consentements. Dans les arbitrages, ce pourcentage n’est que de 73 p. 100 ; la garde partagée est accordée dans presque un cas sur cinq, mais compte tenu du petit nombre de cas, 37 seulement, ce résultat est une indication fragile plutôt qu’une tendance lourde.

Si on ne prend en considération que les ordonnances « définitives » confirmant l’entente convenue entre les ex-conjoints, on constate alors que la différence entre les divorces et les séparations d’union libre s’accentue : en effet, chez les couples divorcés, la mère n’obtient la garde exclusive que dans 63,2 p. 100 des cas contre 87,6 p. 100 chez les couples séparés.

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Toute proportion gardée, les pères divorcés obtiennent la garde exclusive presque deux fois plus souvent que les pères séparés (11,1 p. 100 contre 6 p. 100) et partagent avec leur ex conjointe la garde de leurs enfants (garde partagée et garde exclusive d’un enfant par un des parents et garde exclusive d’un autre enfant par l’autre parent) quatre fois plus souvent que les pères séparés (25,7 p. 100 contre 6,4 p. 100).

Puisqu’une des principales interrogations porte sur les biais que les juges entretiennent envers les mères au détriment des pères, il est donc pertinent d’examiner plus en détail la façon dont le tribunal se comporte de façon concrète. Pour y parvenir, les dossiers ou une ordonnance intérimaire a été suivie d’un jugement « définitif » sont particulièrement intéressants. On remarque d’abord que les parents qui ont conclu une entente lors du premier jugement y parviennent de nouveau dans 81 p. 100 des cas. Par contre, les couples qui avaient fait appel au juge comme arbitre réussissent également à s’entendre dans une proportion relativement élevée (54,5 p. 100). On sait que le « consentement » est souvent acquis après une première audience avec le juge qui tente de rapprocher les parties ; a moins d’indications contraires, on peut supposer que les parents agissent alors en toute liberté et que le « consentement » ne leur est pas arraché.

Dans les premiers jugements de garde pour les cas de divorce, on a déjà remarqué que les arbitrages semblent inclure le père plus souvent dans les modalités de garde que lorsque les couples en arrivent à un « consentement ». Au tableau 2, on trouve la distribution des dossiers selon les modalités de garde lors du premier jugement intérimaire et selon celles qui correspondent au dernier jugement obtenu. On constate que la garde exclusive a la mère se maintient dans 90 p. 100 des cas, pourcentage auquel s’ajoutent 5,1 p. 100 des cas de garde « partagée » sous une forme ou autre ; la position des mères ne recule que dans 4,7 p. 100 des cas ou la garde exclusive est confiée au père. Les pères, peu nombreux d’ailleurs, qui avaient obtenu la « garde exclusive » au premier jugement la conservent dans une proportion qui semble beaucoup plus faible. De la même façon, les couples qui partageaient la garde de leurs enfants reviennent en bonne partie lors du dernier jugement vers la garde exclusive de l’un ou l’autre parent. Les effectifs sont cependant faibles et l’interprétation doit être prudente.

Le graphique 1 présente les données sur les modalités de garde en combinant les décisions à chacun des deux jugements observés. Pour simplifier, on retient le pourcentage ou la garde exclusive a été accordée à la mère dans les deux jugements ; le complément de ce pourcentage correspond donc aux cas ou le père a été impliqué au moins une fois, soit dans le cadre d’une garde exclusive, soit dans le cadre d’une forme de garde partagée (garde partagée au sens habituel du terme ou garde exclusive de l’un des enfants). Lorsqu’il y a consentement dans les deux jugements, la garde est accordée à la mère les deux fois dans 72,3 p. 100 des dossiers ; par contre, dans les cas où il y a au moins un arbitrage, le pourcentage baisse à 61,3 p. 100 ; en conséquence, presque 40 p. 100 des dossiers impliquent une participation du père lorsqu’il y a au moins un arbitrage. Une vérification des dossiers ou les conjoints avaient d’abord obtenu une ordonnance « définitive » et qui ont demandé une révision (78 cas) montre des résultats tout à fait semblables. Ces résultats pointent vers une tendance des juges à impliquer le père dans la prise en charge des enfants. Le tribunal calquerait donc ses décisions d’assez près sur celles que prennent les couples qui s’entendent ; on ne peut donc pas conclure que les juges favoriseraient systématiquement les mères.

L’analyse des données provenant des dossiers judiciaires, bien que limitée, apporte un éclairage intéressant sur la façon dont le tribunal traite les questions relatives à la garde des enfants. La recherche visait deux objectifs : d’abord, évaluer si les tribunaux tendent à favoriser les mères au détriment des pères ; en second lieu, étudier les différences dans les modalités de garde entre les jugements rendus pour des couples qui divorcent et des couples qui rompent une union libre.

En regard du premier objectif, l’analyse ne démontre pas que les décisions rendues par le tribunal favorisent les mères au détriment des pères. Indéniablement, on constate une nette prédominance de la garde accordée exclusivement à la mère. Cependant, cette prédominance est tout aussi présente dans les jugements qui entérinent une entente conclue entre les parents ; les pères sont même plus souvent impliqués lorsque le tribunal doit arbitrer. Par ailleurs, lorsqu’il y a plus d’un jugement, les cas où une forme ou l’autre de garde partagée, ou même ou la garde est accordée au père, sont plus nombreux que lorsque le tribunal n’intervient qu’une fois. Les interventions multiples du tribunal ne renforcent donc pas la prédominance de la garde a la mère.

Comment interpréter le fait que la garde soit si fréquemment accordée exclusivement à la mère ? On sait déjà que l’expression « garde exclusive » a l’un de parents dissimule le fait que l’autre parent conserve des droits d’accès a ses enfants, ainsi que l’obligation de partager les couts pour les besoins des enfants. Combinés à l’obligation de verser une pension alimentaire pour les enfants, les droits d’accès apparaissent comme un élément central de la prise en charge des enfants qui ne doivent pas être négligés.

Une observation tout aussi pertinente porte sur la forte proportion des cas qui se règlent par « consentement ». Les dossiers dépouillés ne permettent pas de découvrir le processus par lequel les couples en arrivent à trouver une solution qui est acceptable aux deux conjoints. La situation économique des parents pourrait en constituer une composante. La qualité des données dépouillées a cet égard apparait faible. Des indications indirectes, comme le recours à l’aide juridique, semblent déjà révéler des différences dans la proportion des cas ou la garde est confiée à la mère (quand la mère dispose de l’aide juridique, elle obtient la garde exclusive dans 87,7 p. 100 des cas, contre 67,8 p. 100 quand elle n’y recourt pas). Pour ceux qui n’ont pas accès à cette aide, on peut croire que le cout élevé du recours au tribunal intervient dans le processus qui conduit les ex-conjoints à accepter une situation qui leur paraissait inacceptable a prime abord et influence sans doute le chemin qui mène à un « consentement ».

Quant au deuxième objectif, qui consistait à comparer les cas de divorce et de séparation d’union libre, les résultats montrent que ces deux types de rupture d’union se caractérisent par une composition familiale très différente, marquée par le faible nombre et l’âge précoce des enfants concernés dans les cas d’union libre. La très forte proportion des cas de séparation d’union libre pour lesquels un seul jugement « définitif » est prononcé, très fréquemment à la suite d’une entente entre les ex conjoints ou la garde exclusive est accordée à la mère, témoigne aussi du caractère particulier de ces cas. L’interprétation de ce résultat reste ouverte. Est-ce dû au fait que les pères en union libre seraient moins impliqués auprès de leurs enfants que ceux qui étaient mariés ? Ou s’agit-il d’un effet du processus de recours aux tribunaux qui écarterait davantage les pères en union libre pour des raisons économiques ou autres ? Clairement, toutefois, c’est toute la question du maintien du lien entre les enfants et leur père qui est posée. L’analyse des dossiers n’a cependant pas démontré de façon évidente que le tribunal traite différemment les parents divorcés ou séparés.

Les données de cet article sont tirées d’un rapport de recherche présenté au ministère de la Justice et au ministère de la Famille et de l’Enfance du Québec : Johal, R., Lapierre-Arack, É., Le Bourdais, C., et Marcil-Gratton, N., Le rôle des tribunaux dans la prise en charge des enfants après le divorce ou la séparation des parents, 2002.

 

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