La question de savoir s’il vaut mieux transformer l’électricité sur place ou exporter massivement la ressource revient à l’ordre du jour chaque fois que le gouverne- ment annonce l’octroi de blocs d’électricité aux grandes entreprises consommatrices pour assurer leur développement. Les thèses qui s’affrontent dans ce débat concernent le choix entre transformer localement notre électricité en consentant de tels blocs aux grandes entreprises, qui sont pour la plupart installées en région, ou simplement vendre cette électricité sur les marchés externes.

Généralement, les tenants de la thèse favorisant l’exportation massive considèrent comme acquis que les prix à atteindre sur les marchés externes sont comparables à ceux qu’obtient historiquement Hydro-Québec sur ces mêmes marchés. Ils avancent le plus souvent le chiffre de 8 cents/kWh (kilowattheure), généralement tiré des rapports annuels d’Hydro-Québec ou encore des données disponibles à l’Office national de l’énergie. On compare ce prix avec celui obtenu des ventes aux grandes entreprises en fonction du « tarif L », soit 4,1 cents/kWh. La différence entre ces deux prix est alors considérée comme une subvention à la grande industrie, et on détermine, selon le nombre d’emplois créés grâce au développement consécutif à l’octroi du bloc d’électricité, combien il en coûte au trésor public pour créer chacun de ces emplois. Évidemment, on tiendra aussi compte dans ce calcul de toutes les autres particularités des ententes intervenues lors de l’octroi du bloc d’électricité, par exemple, un prêt sans intérêt ou des allègements fiscaux.

Nous aimerions attirer l’attention du lecteur, tout au long de cet article, sur d’autres considérations essentielles à une analyse sérieuse du coût-bénéfice entre les deux options. Laquelle de ces options sera porteuse de la plus grande richesse pour la société québécoise ? Pour ce faire, on doit tout d’abord réfléchir sur les niveaux de prix qui seraient offerts sur les marchés dans une perspective d’exportation massive d’électricité. Et d’autre part, on doit évaluer les retombées de l’activité des grandes entreprises en région.

Une erreur méthodologique que font souvent les tenants de la thèse favorisant l’exportation massive est de présumer que les prix sur les marchés limitrophes sont fixes dans le temps (8 cents) et ne varient pas en fonction des quantités mises en marché, et qu’aucune limite physique des installations permettant l’exportation ne vient entraver cette activité. Souvent, on compare à tort le marché de l’électricité avec celui des hydrocarbures, sans tenir compte des particularités de chacun.

Souvent, on compare à tort le marché de l’électricité avec celui des hydrocarbures, sans tenir compte des particularités de chacun.

Or, dans une perspective de long terme, présumer que le prix obtenu historiquement par Hydro-Québec se maintiendra au cours des prochaines années ne tient pas la route. Déjà, on parle de plus en plus d’une récession possible aux États-Unis, et plusieurs économistes s’entendent pour dire que nous sommes en présence d’un ralentissement de facto de l’économie américaine. Ce phénomène à lui seul aura un impact sur les prix qui seront obtenus sur les marchés au cours des prochaines années. Qui plus est, une étude réalisée par M. Philip Raphals du Centre Helios pour le compte du Centre local de développement de Manicouagan à l’automne 2007 estime que, pour la période s’échelonnant de 2007 à 2022, la moyenne pondérée des prix d’électricité qui auront cours au Massachusetts en tenant compte des tarifs de transport gravitera, en dollars constants de 2007, entre 5,5 et 6,5 cents/kWh.

Par ailleurs, on constate que plus on exporte, moins c’est payant. Dans une étude des prix obtenus sur les marchés de l’Ontario, de New York et de la Nouvelle-Angleterre, effectuée au cours des années 2005 et 2006, nous avons constaté que des prix supérieurs à 8 cents n’ont été obtenus que 20 p. 100 du temps et que des prix inférieurs à 4 cents ont eu cours, quant à eux, 33 p. 100 du temps. En Ontario, les prix moyens obtenus pour cette période ont été de 5,7 cents. Des constats similaires ont été faits pour les deux autres marchés. Il nous apparaît clair que dans une perspective d’exportation massive d’électricité, s’attendre à des prix de 8 cents et plus n’est absolument pas réaliste.

À partir des données disponibles dans les rapports annuels d’Hydro-Québec, pour la période de 2000 à 2006, nous avons établi une courbe des valeurs moyennes estimées des exportations. Malgré la taille réduite de l’échantillon ainsi que la variabilité des conditions de marché, nous avons quand même pu déduire une courbe de tendance indiquant que la valeur moyenne estimée des exportations décroît à mesure que la quantité des exportations augmente (graphique 1). Ainsi, 13,3 TWh (térawattheures) en 2005 ont rapporté en moyenne 97,18 dollars/MWh (soit 9,7 cents/kWh) et les 52 TWh de 2002, 62,20 dollars/MWh (soit 6,2 cents/kWh). Dans une perspective d’avenir, pour établir les prix escomptés, il nous faut plutôt considérer la valeur marginale estimée des exportations, courbe que nous avons dérivée de celle de la valeur moyenne. Selon cette courbe, la possibilité d’atteindre des prix supérieurs à 6 cents/kWh n’existe que pour des quantités inférieures aux 13 TWh de 2005.

Dans l’analyse de l’exportation massive d’électricité, il nous faut aussi tenir compte de la limite physique des interconnexions avec les marchés limitrophes. En effet, la capacité nominale des interconnexions en mode export est de 6 925 MW. Cependant, la disponibilité résiduelle maximale est moins que la moitié de la capacité nominale, soit 3 085 MW, et ce dans les meilleures conditions, lorsque les contraintes (limitations de stabilité ou de tension, exigences de sécurité, capacité autorisée sur les réseaux voisins, etc.) sont à leur minimum. Ainsi, pendant les périodes où les prix sont élevés, soit environ 20 p. 100 du temps, Hydro-Québec pourrait, dans le meilleur des cas, exporter un maximum de 6 TWh.

Mentionnons, en terminant sur ce point, à ceux qui seraient tentés de régler la question en prônant une augmentation de la capacité des interconnexions qu’une telle solution ne peut se mettre en place à court terme. De plus, elle requiert des investissements considérables (1 milliard de dollars pour augmenter la capacité de l’Ontario de 1 250 MW), sans compter qu’elle se butera toujours aux limites imposées par les Américains, comme le déclarait d’ailleurs en octobre 2006 devant la Régie de l’énergie nul autre que le président de TransÉnergie à l’époque, M. Yves Filion.

On compare souvent le marché des hydrocarbures et celui de l’électricité en alléguant que le Québec devrait exporter massivement son électricité comme le fait l’Alberta avec son pétrole et son gaz naturel. Les Albertains ont réussi à payer leur dette grâce aux revenus de l’exportation des hydrocarbures, alors pourquoi ne pas faire la même chose avec notre électricité !

Les Albertains ont réussi à payer leur dette grâce aux revenus de l’exportation des hydrocarbures, alors pourquoi ne pas faire la même chose avec notre électricité !

Un examen plus approfondi de la réalité de ces deux marchés nous indique que cette alternative n’est pas vraiment viable pour le Québec. Tout d’abord, le pétrole comme le gaz naturel se transportent aisément par pipeline, par bateau, par train ou par camion, très peu d’entraves physiques en limitent les échanges. Le pétrole, en outre, est un immense marché planétaire où le prix est fixé au niveau mondial. Le prix du pétrole peut nous sembler volatil, mais au cours de l’année 2006, la valeur des quelque 31 milliards de barils consommés dans le monde n’a oscillé que dans une fourchette relativement serrée d’environ 55 à 75 dollars US/baril. Avec sa production de près de 2,5 millions de barils par jour, l’Alberta n’est qu’un modeste joueur représentant un peu moins de 3 p. 100 du marché mondial. L’Alberta peut ainsi doubler, voire tripler, ses exportations de pétrole sans pour autant affecter significativement le prix mondial du brut.

À l’opposé, l’électricité ne se transporte ni par camion ni par bateau sur d’autres continents. Qui plus est, le transport de l’électricité occasionne des pertes sur les lignes de transport, qui s’accroissent en fonction de la distance parcourue. De plus, comme nous venons de le voir, les interconnexions imposent des limitations physiques aux échanges. Dans le cas de l’électricité, on parle donc de marchés régionaux. Les marchés visés, comme nous l’avons vu plus haut, sont principalement New York et Boston pour les États-Unis, l’Ontario et le Nouveau Brunswick pour le Canada. Les prix qui y ont cours sont très volatils : en Ontario, par exemple, nous avons connu un prix aussi élevé que 70 cents/kWh et un prix négatif de moins 3,1 cents/kWh.

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Ensemble, ces marchés consomment présentement près de 430 TWh d’électricité par année. Cette quantité peut paraître élevée à première vue, mais à peine 20 p. 100 de cette quantité est transigée à un prix supérieur à 8 cents/kWh. C’est donc dire que le marché qui intéresse Hydro-Québec n’est pas de 430 TWh, mais plutôt de l’ordre de 90 TWh. Or, en exportant 12,1 TWh en 2006, Hydro-Québec s’est accaparé environ 13 p. 100 du marché. Doubler, voire tripler, les exportations d’Hydro-Québec aurait inévitablement un effet à la baisse sur les prix d’électricité chez nos voisins.

Au Québec, la responsabilité d’approvisionner le marché domestique incombe à Hydro-Québec Distribution. Cette division se trouve avec des surplus qui doivent être écoulés sur les marchés, surplus occasionnés principalement par une diminution de la demande de la grande industrie et, dans une certaine mesure, par un climat plus doux que la normale. Ces surplus ont été de l’ordre de 0,9 TWh en 2006 et de 3,5 TWh en 2007, et sont évalués à au moins 5,6 TWh pour 2008, avec un risque de s’élever à 11,8 TWh. Ce sont là d’importantes quantités d’électricité qui doivent trouver preneur sur les marchés.

À la suite de l’expérience vécue en 2007, Hydro-Québec Distribution constate que les prix obtenus sont fonction des quantités mises en marché et confirme le problème des limites physiques des interconnexions alors que la seule vente effectuée à la Nouvelle-Angleterre (Boston) a dû être réaiguillée. Tout compte fait, le prix moyen de la revente des surplus en 2007 a été de 6 cents/kWh.

Compte tenu des surplus escomptés en 2008 et des conditions de marché qui se sont détériorées par rapport à 2007, Hydro-Québec Distribution soutient que le prix moyen anticipé pour son électricité excédentaire serait tout au plus 5,5 cents/kWh en 2008. La Régie de l’énergie approuve donc la demande de suspension du contrat d’approvisionnement de 4,3 TWh auprès de Trans-Canada Energy. En effet, elle estime qu’il est moins risqué de suspendre ce contrat en indemnisant TransCanada Energy de toutes pertes et manques à gagner que de tenter d’écouler ces surplus sur le marché à profit.

Bref, le scénario de l’exportation massive d’électricité, tout séduisant qu’il puisse sembler au premier abord, n’est absolument pas réalisable. L’AQCIE l’avait signalé au départ sans nécessairement réussir à convaincre tous les tenants de cette approche, mais la présence d’importants surplus nous a donné raison et a démontré concrètement que les profits anticipés ne pouvaient se matérialiser, d’où l’importance de miser sur la vente d’électricité aux grandes entreprises qui la transforment sur place.

Avant d’aborder le cœur du sujet, il serait sans doute bon d’effectuer un bref survol des activités des entreprises grandes consommatrices d’électricité. Leurs usines, généralement situées en région, œuvrent dans les secteurs de la métallurgie, des mines, de la chimie et de la pétrochimie ainsi que dans les pâtes et papiers. Ce sont 161 usines qui emploient directement 43 000 personnes et créent 35 000 emplois indirects. Leur implantation en sol québécois peut remonter aussi loin que 1880, et leur existence moyenne est de plus de 50 ans. Elles consomment 42 p. 100 de toute l’électricité vendue au Québec, soit 73 TWh, et contribuent pour 18 milliards de dollars au PIB québécois. Elles constituent un levier de l’économie québécoise ; avec 20 milliards de dollars d’investissements effectués au cours des 10 dernières années, elles représentent 52 p. 100 des immobilisations totales du secteur manufacturier. En excluant les taxes foncières et les revenus provenant des ventes d’électricité, c’est 1,9 milliard de dollars par an que le gouvernement touche en redevances, incluant les impôts payés en raison des emplois directs créés.

Comme on peut le constater dans le graphique 2, les entreprises grandes consommatrices d’électricité dépensent en moyenne au Québec 14 cents/kWh consommé en masse salariale, en matières premières ainsi qu’en biens et services liés à l’exploitation courante. Cette estimation n’inclut pas les impôts des entreprises ni les effets indirects résultant de l’exploitation des usines. Elle n’inclut pas non plus les dépenses réalisées au Québec dans le cadre des investissements pour le maintien des installations, qui se chiffrent à plus de 2 milliards de dollars par an. Ces derniers éléments à eux seuls ont une valeur d’environ 1 cent/kWh, ce qui rend notre analyse conservatrice avec 14 cents/kWh de retombées. Nous aimerions également souligner que les dépenses d’exploitation effectuées à l’extérieur de la province ont été retirées du calcul des 14 cents/kWh.

Aux fins de comparaison entre les retombées économiques des activités des grandes entreprises et celles de l’exportation, nous nous sommes basés sur un coût d’opportunité optimiste de 6 cents/kWh pour les exportations.

Si le système économique régional s’effondre, il est loin d’être évident qu’il pourra être reconstruit à moyen voire à long terme.

À cause de sa pérennité, la grande industrie s’est enracinée dans une région, tout comme le réseau de sous-traitance et les PME qui gravitent autour ; on peut ainsi parler d’une culture entrepreneuriale. Si le système économique régional s’effondre, il est loin d’être évident qu’il pourra être reconstruit à moyen voire à long terme. De la même façon, on pourrait se demander comment quantifier l’effet sur la productivité, la recherche et le développement avec transfert technologique qu’apportent les activités d’un siège social au Québec, ou encore l’imposition d’une culture internationale, qui rend la main-d’œuvre plus flexible. Enfin, l’absence de développement comporte comme tel un coût pour la société. Des infrastructures, comme les aménagements portuaires et les chemins de fer, doivent leur existence aux activités des grandes entreprises en région. Le déclin passe souvent par l’abandon de ces infrastructures qui, une fois démantelées, sont perdues à tout jamais.

Plus que jamais, nous considérons que la transformation d’électricité est une option d’avenir pour le développement économique du Québec. À l’instar d’un portefeuille d’investissements équilibré, cette transformation cohabite parfaitement avec les deux autres options, dont l’une vise à maximiser les échanges d’électricité (quand Hydro-Québec, au lieu de turbiner l’eau de ses réservoirs en période hors-pointe, achète plutôt l’électricité sur les marchés et la revend à profit) et l’autre, à exporter nos surplus. En fait, toutes ces options sont complémentaires.

Il est important de comprendre que nous appuyons l’exportation des surplus, sauf quand elle se fait au détriment de la transformation locale par les grandes entreprises. Ces dernières doivent pouvoir compter sur une politique tarifaire stable, juste et prévisible ainsi que sur un accès aux blocs d’électricité dont elles ont besoin pour assurer leur développement à moyen et à long terme. Si elles n’ont pas la certitude d’y avoir accès, elles ne moderniseront pas leurs installations et n’investiront pas dans de nouveaux projets, bref, leur survie même sera en péril. La décision d’exporter massivement remet donc en question le modèle de développement économique du Québec moderne, ce qui nous semble bien risqué dans le contexte de mondialisation et de compétitivité accrue que l’on connaît.

LB
Luc Boulanger est directeur exécutif de l'Association québécoise des consommateurs industriels d'électricité (AQCIE).

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