L’affirmation selon laquelle les micro-organismes s’apparentent aÌ€ la bombe atomique du pauvre prend tout son sens avec la fin de la guerre froide, alors que la supériorité militaire des EÌtats-Unis encourage l’em- ploi de stratégies ou de tactiques visant aÌ€ exploiter leurs vulnérabilités. Convoités ou utilisé par des groupes antigouvernementaux, des groupes religieux ou des « EÌtats voyous », les agents biologiques suscitent dé€s lors une crainte grandissante, culminant avec les attentats aÌ€ l’an- thrax de 2001.
Depuis, la menace bioterroriste reçoit une attention renouvelée de la part des dirigeants et chercheurs amé- ricains. Tré€s peu d’entre eux considé€rent cependant sa dimension sanitaire. Or, le bioterrorisme ne représente pas qu’un problé€me de nature purement militaire ou cri- minelle, il comporte également une dimension sanitaire : aÌ€ l’instar d’une infection naturelle, il exige des dispositions de surveillance et de détection liées aÌ€ la protection de la sécurité collective, telles que la mise en quarantaine ou la recherche médicale.
En d’autres termes, aÌ€ la vision traditionnelle militaire ou criminelle des armes biologiques s’ajoute une vision associée aÌ€ la santé publique, contenue dans le concept de biosécurité. Alors que ce dernier demeure sans véritable écho aux EÌtats-Unis, le Canada semble disposé aÌ€ l’appli- quer dans le cadre de sa préparation contre les différentes menaces biologiques et ce, particulié€rement depuis l’épisode du syndrome respiratoire aigu sévé€re (SRAS). Cette ouverture du Canada envers l’aspect sanitaire du bioterrorisme est d’autant plus intéressante qu’elle se fait en parallé€le avec l’intégration nord-américaine et le désir du Canada de ne pas représenter une menace pour ses alliés, comme on peut le voir dans sa politique de sécurité nationale.
La biosécurité consiste aÌ€ gérer ensemble les menaces naturelles et militaires ou criminelles qui se posent aÌ€ la santé. Ce concept s’insé€re facilement dans la définition canadienne de la santé publique, soit la protection de la santé de la population par des efforts organisés de la société, une définition large qui inclut le bioterrorisme parmi les autres menaces aÌ€ la santé de la po- pulation. Plus précisément, les fonc- tions confiées aux autorités de la santé publique englobent implicitement la menace bioterroriste (protection et sur- veillance de la santé, prévention des maladies et des blessures, évaluation de la santé de la population et promotion de la santé). Seul le rapport Leçons du SRAS : renouvellement de la santé publique au Canada (2003) fait claire- ment état du bioterrorisme en men- tionnant, parmi les difficultés de la lutte contre les maladies émergentes et réémergentes, le risque de libération intentionnelle ou non d’agents biologiques.
Ce rapport conduit d’ailleurs, en 2004, aÌ€ la création de l’Agence de santé publique du Canada (ASPC). Cette dernié€re représente en fait le principal étendard de la biosécurité au Canada, son mandat consistant aÌ€ prévenir et aÌ€ controÌ‚ler les maladies infectieuses ainsi qu’aÌ€ réagir aux urgences qui men- acent la santé collective. Plus précisé- ment, un peu plus du tiers seulement des ressources financié€res de l’ASPC sont consacrées aux mesures et inter- ventions d’urgence et celles-ci ne sont pas destinées uniquement aÌ€ la lutte contre le bioterrorisme, mais plutoÌ‚t aÌ€ toute menace urgente aÌ€ la santé des Canadiens, tels un déversement acci- dentel d’un pathogé€ne dangereux ou une épidémie.
Si une menace s’avé€re de nature bioterroriste, l’ASPC intervient en partici- pant aÌ€ l’EÌquipe mixte d’intervention en cas d’urgence chimique, biologique, ra- diologique ou nucléaire (CBRN), avec la GRC et le ministé€re de la Défense nationale, ainsi qu’en appuyant le Systé€me national des mesures et des interventions d’urgence. La nature et le roÌ‚le de l’ASPC correspondent ainsi aÌ€ la définition du concept de biosécurité, en présentant de manié€re indissociable les dimensions sanitaire et traditionnelle du bioterrorisme ; son mandat consiste aÌ€ protéger la santé des Canadiens en lut- tant contre des menaces non spécifiques, urgentes ou non, naturelles ou terroristes.
La biosécurité telle qu’appliquée par l’agence se heurte toutefois aÌ€ la vision traditionnelle du bioterro- risme adoptée par le gouvernement fédéral dans la Stratégie en matié€re chimique, biologique, radiologique et nucléaire de 2005. Ce document accorde en effet un roÌ‚le prédominant dans la gestion du bioterrorisme aÌ€ des organismes sans lien avec la santé publique, soit le ministé€re de la Sécurité publique et de la Protection civile (SPPC) et celui de la Défense nationale. Alors que ce dernier occupe une fonction de soutien technique et scientifique, la SPPC joue le roÌ‚le de chef d’orchestre, veillant aÌ€ la mise en œuvre de la politique de sécurité nationale, ainsi que du plan d’action antiterroriste du gouvernement du Canada. La SPPC assure autrement dit un leadership fédéral ; elle est aÌ€ la fois l’auteure et le maiÌ‚tre d’œuvre de la stratégie. En cas d’attaque terroriste, l’Agence de santé publique se trouve ainsi sous l’autorité de Sécurité publique et Protection civile Canada.
Un examen attentif de la relation entre ces deux institutions révé€le toute- fois que l’ASPC ne joue probablement pas un roÌ‚le si effacé derrié€re la SPPC. Les deux institutions occupent des fonc- tions similaires de coordination et de planification, la principale différence tenant au fait que la SPPC agit en matié€re de terrorisme et l’ASPC dans le cas d’urgences sanitaires. Or, selon la définition canadienne de la santé publique et du con- cept de biosécurité auquel se rattache l’agence, ces urgences incluent déjaÌ€ les incidents terroristes biologiques. En d’autres ter- mes, les fonctions de l’a- gence et celles de la SPPC se chevauchent. Le mandat de l’ASPC est en outre beaucoup plus détaillé et semble donc plus concret. Il est question de mobilisation des ressources nationales, de capacité d’in- tervenir et de prestation de l’expertise, des fonctions réunies dans le Centre des mesures et d’intervention d’urgence de l’Agence. Désigné comme l’autorité en ce qui a trait aux services de santé d’ur- gence et au bioterrorisme, ce centre éla- bore des consignes et définit des mesures de soutien destinées aux orga- nisations susceptibles d’intervenir lors d’un incident. En somme, la confusion entre les roÌ‚les de la SPPC ainsi que de l’Agence de santé publique montre que, si la premié€re représente l’autorité prin- cipale en cas d’incident terroriste, la se- conde tient les ré‚nes lors des situations d’urgences sanitaires, dont les incidents bioterroristes.
Cette application du concept de biosécurité aÌ€ travers l’ASPC si- gnifie que le Canada emprunte une voie différente de celle des EÌtats-Unis ouÌ€ on néglige la dimension de santé publique que renferme le bioterrorisme. Cette différence s’explique sans doute par le sentiment de peur qui domine aux EÌtats-Unis depuis septembre 2001, le gouvernement Bush cherchant aÌ€ se montrer pré‚t aÌ€ faire face aÌ€ la préoccupa- tion croissante envers le bioterrorisme. Les Centers for Diseases Control (CDC) ont ainsi été particulié€rement sollicités en matié€re d’urgences et les plans détaillés de préparation contre le bioterrorisme, aÌ€ la maison, au travail et aÌ€ l’école se sont multipliés. En 2001, les CDC ont également reçu 166 millions de dollars supplé- mentaires afin d’améliorer la préparation contre le bioterro- risme. Celle-ci ne vise cependant que l’anthrax, la variole, la tularémie, la peste, le botulisme et les hémorragies virales : ces menaces tré€s spécifiques sont exclues de la prépa- ration plus générale contre les menaces aÌ€ la santé collective et traduisent donc une vision traditionnelle de la menace.
Au Canada, c’est plutoÌ‚t l’épidémie du SRAS qui a sti- mulé la préoccupation nouvelle envers la santé publique et entraiÌ‚né la réorganisation des dernié€res années. Le rapport sur les Leçons sur la crise du SRAS recommande en effet la création d’une entité dont le mandat devrait couvrir de manié€re large la santé publique, soit l’Agence de santé publique du Canada. Cette dernié€re évolue donc dans un contexte ouÌ€ la biosécurité n’est pas entravée par les mé‚mes craintes qu’on connaiÌ‚t aux EÌtats-Unis, ouÌ€ les programmes sont uniquement axés sur les urgences.
Malgré cette différence, le Canada et les EÌtats-Unis col- laborent dans le domaine de la santé publique d’une manié€re qui s’apparente aÌ€ la biosécurité. Partant du principe que les virus ne respectent pas les frontié€res, les deux pays comptent notamment sur l’Accord Canada/EÌtats-Unis sur la planification d’urgence (1986). Mieux encore, l’ASPC a récemment établi un lien en temps réel entre sa base de données informatisée et celle des CDC. Cette initiative, datant du 12 aouÌ‚t 2005, a pour but d’améliorer la surveil- lance en général des maladies, tel que préconisé par le rap- port Leçons sur la crise du SRAS. En somme, si les EÌtats-Unis n’adoptent pas le concept de biosécurité dans le cadre de leur préparation contre le bioterrorisme, cette réalité ne paraiÌ‚t pas se répercuter, non seulement sur la préparation canadienne, mais aussi sur la collaboration qu’entretien- nent les deux pays.
Par ailleurs, la biosécurité progresse au Canada, non seule- ment aÌ€ travers la nouvelle institution que représente l’ASPC, mais également dans le cadre des relations fédérales, provinciales et territoriales. Si on remarque effectivement des efforts dans la mise en place d’une capacité de répondre aux menaces biologiques qui soit pancanadienne, cette volonté se heurte néanmoins au partage des compétences entre les dif- férents paliers de gouvernement.
L’autorité fédérale en matié€re de santé publique découle de la législation sur le ministé€re de la Santé, qui lui confé€re un mandat élargi incluant le bioterrorisme. Les compétences provinciales demeurent cependant essen- tielles, la planification et la prestation des services se réa- lisant aux niveaux local ou régional. Ainsi, dans chaque province ou territoire existe une loi sur la santé publique et tout transfert de données sur la surveillance des ma- ladies vers les autorités fédérales se réalise sur une base volontaire, puisque Santé Canada ne possé€de aucun man- dat juridique clair lui permettant d’exiger le partage d’information.
Or, outre la dimension de santé publique que renferme le bioterro- risme, la dimension traditionnelle rela- tive aÌ€ la sécurité fait également l’objet d’un partage des compétences : elle correspond aÌ€ un événement qui met gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens. En outre, toujours selon la loi, sont considérés comme crise nationale l’état d’urgence ainsi que l’état de crise internationale, deux situations permettant aÌ€ Ottawa d’outrepasser les compétences provinciales de santé publique (désignation et aménagement de lieux pro- tégés, controÌ‚le de services publics, ordre aux personnes compé- tentes de fournir des services essen- tiels). La loi mentionne également que la consultation des provinces et des territoires n’est possible que s’il n’y a pas de contre-indication apparente et qu’elle peut avoir lieu uniquement a posteriori. En somme, le gouverne- ment fédéral détient le pouvoir de se substituer aux autorités provinciales et territoriales en cas d’incident bioter- roriste. Dans sa Stratégie en matié€re chimique, biologique, radiologique et nucléaire, le gouvernement fédéral reconnaiÌ‚t malgré tout que les compé- tences provinciales et territoriales de santé publique ne peuvent é‚tre ignorées en matié€re de bioterrorisme. Il opé€re alors un « compromis » entre compétences fédérales sécuritaires et compétences provinciales de santé publique en développant une capacité de répondre intégrée, c’est-aÌ€-dire qui n’est pas concentrée uniquement entre les mains du fédéral.
Dans la pratique, ce compromis se heurte toutefois aÌ€ plusieurs obstacles, comme le note la vérifica- trice générale du Canada dans son rapport de 2005. Par exemple, en 2001, Santé Canada annonçait la formation d’équipes d’interventions médicales d’urgence dans les provinces et territoires, afin d’appu- yer les intervenants locaux. Toutefois, en dépit des ressources supplémen- taires apportées par l’ASPC, le mi- nisté€re n’a toujours pas assuré le recrutement de ces équipes dans les provinces et territoires.
De mé‚me, la Réserve nationale de secours, dont la mission a été révisée au lendemain des attentats de 2001, n’a pas encore réalisé ses objectifs : elle dispose d’un délai de 24 heures pour livrer, partout au pays, des équipements médicaux et des produits pharmaceutiques destinés aÌ€ contrer toute menace sanitaire, terroriste ou non. Or, malgré les 7,9 millions de dol- lars octroyés en 2001 pour renflouer ses stocks, la vérificatrice générale observe que la Réserve ne contient aucune combinaison de protection, aucun détecteur, douche ou appareil de décontamination.
Enfin, le Programme conjoint de planification des urgences (PCPU) doit financer l’achat d’équipements d’urgence sanitaire pour les premiers intervenants du pays. Le Bureau de la protection des infrastructures essen- tielles et de la protection civile, responsable du programme, attend cependant des administrations provinciales et territoriales qu’elles lui présentent une demande de financement. Par conséquent, les fonds n’ont pas été distribués en fonction d’une analyse de risques ou des régions les plus populeuses : les villes de moins de 30 000 habitants, plutoÌ‚t que les grands centres urbains, disposent ainsi de 40 p. 100 des ressources disponibles. Par ailleurs, aucune ligne directrice n’a été présentée afin de faciliter l’achat d’équipements. Les prix et les types d’équipements choisis par les provinces et les territoires varient ainsi bizarrement, le couÌ‚t d’une com- binaison contre les risques biologiques allant de 700 aÌ€ 7 200 dol- lars, alors que les niveaux de protec- tion et d’autonomie de ces vé‚tements sont également tré€s différents.
Néanmoins, la préparation cana- dienne contre le bioterrorisme demeure différente de celle des EÌtats- Unis, ouÌ€ la biosécurité se heurte aÌ€ la volonté centralisatrice de Washington. Cette dernié€re puise ses origines dans la fin de la guerre froide et la préoccupa- tion grandissante du gouvernement Clinton envers les armes de destruction massive. AÌ€ partir de 1995, les agences fédérales possé€dent ainsi le monopole de la lutte contre le bioterrorisme : le Federal Bureau of Investigation et la Federal Emergency Management Agency héritent du programme anti- bioterroriste PDD-39 (1995), la Defense against Weapons of Mass Destruction entreprend la formation des inter- venants fédéraux de 120 villes (1996), etc. Depuis 2001, le Department of Homeland Security accentue cette ten- dance centralisatrice, qui ne rencontre aucune véritable opposition, les atten- tats de septembre ayant apparemment eu un effet rassembleur autour de la Maison Blanche.
Bien que la SPPC puisse é‚tre considérée comme l’homologue du Department of Homeland Security, la recherche du monopole en matié€re de sécurité, par Ottawa, semble moins évidente que ne l’est celle de Washington. Elle est en effet atténuée par la reconnaissance des compétences provinciale et territoriale de santé publique ainsi que le développement de programmes pancanadiens. La recherche d’un monopole en matié€re de sécurité, par Ottawa, est également moins évidente en raison du désir des provinces et des territoires de voir le gouvernement fédéral prendre le lea- dership en matié€re d’urgences de santé publique ou, autrement dit, qu’il exerce sa compétence de sécurité.
Au Canada, c’est donc l’absence de modalités officielles de collaboration entre les différents intervenants, une si- tuation bien documentée dans le rap- port sur la crise du SRAS, qui constitue le principal obstacle aÌ€ la biosécurité au Canada, plutoÌ‚t qu’une quelconque imi- tation du modé€le américain. Un exem- ple de cette situation est rapporté par l’Association canadienne des médecins d’urgence, selon laquelle les hoÌ‚pitaux ne peuvent faire face aÌ€ un afflux impor- tant de patients, provoqué par une épidémie ou un attentat terroriste, en raison du trop faible financement des- tiné aux services d’urgence. L’Accord sur la santé conclu en 2004 entre Ottawa et les provinces prévoit en effet un investissement fédéral vers des besoins autres que les urgences, une situation qui peut é‚tre associée aÌ€ l’absence d’une collaboration duÌ‚ment établie au niveau fédéral, provincial et territorial en matié€re d’urgences sanitaires.
La préparation canadienne contre le bioterrorisme se distingue de celle des EÌtats-Unis en marquant une ouver- ture certaine vers la biosécurité. Si ce concept se retrouve dans la définition canadienne de la santé publique, il est également appliqué de manié€re con- cré€te au sein de l’Agence de santé publique et des mesures pancana- diennes pour lutter contre le bioterrorisme. Malgré les engagements contenus dans sa politique de sécurité nationale, le Canada emprunte donc une voie dif- férente de celle de son voisin : la biosécurité y progresse certes difficile- ment, mais suffisamment pour permet- tre de prendre en considération les rapports qui existent entre bioterrorisme et santé publique. On peut y voir le signe que les autorités canadiennes de santé publique s’adaptent aux risques qu’entraiÌ‚ne la mondialisation : l’appli- cation du concept de biosécurité résulte en une préparation qui s’intéresse moins aÌ€ la nature accidentelle ou intention- nelle des infections qu’aÌ€ la capacité de les gérer toutes, qu’elles soient connues ou inconnues, par une organisation intégrée et des connaissance diversifiées.