Au sein d’une société, l’intellectuel est celui qui ne cesse de parler, d’écrire, de débattre et de discuter publiquement. L’intellectuel n’est surtout pas silencieux. Le cas échéant, et paradoxalement, ses silences sont créés par ses paroles, découlent de ses écrits. C’est qu’en énonçant le monde, l’intellectuel fixe l’agenda de ce qui est débattu, voire de ce qui est débattable. En amenant la société a discuter et réfléchir autour d’un ensemble de questions, l’intellectuel participe inévitablement de ce que d’autres questions soient laissées en plan. Il peut ainsi se produire des évolutions majeures au sein d’une société sans que jamais le discours public, largement structuré par la parole intellectuelle, ne les constitue en débat. L’intellectuel est celui qui peut focaliser ou (dé)tourner les regards vers des topiques convenus ou a la mode alors même que sa raison d’être, en tant que penseur, est de libérer les regards, de les désenclaver de certaines postures énonciatives ou narratives et de les porter vers des terrains inexplorés, surprenants ou déstabilisants d’énonciation ou de narration.

Quelle est la situation régnant présentement au Québec du point de vue de l’énonciation publique?

Une étude exhaustive montrerait sans doute que les possibilités du dire, sans être illimitées, sont fort larges au sein de notre société. Certes, la concentration des médias est un problème. Par contre, les sources d’information et leurs canaux de diffusion n’ont jamais été aussi nombreux et diversifiés. Ces sources et canaux n’obtiennent évidemment pas tous la même ferveur et audience publiques. Il reste que quiconque veut s’abreuver de propos « alternatifs », et par la se nourrir de formes d’énonciation différentes ou exotiques, peut le faire sans autre problème qu’un certain effort de recherche.

L’effet théoriquement libérateur de cette circulation discursive diversifiée, sur les plans qualitatif et technique, est toutefois tempéré par le fait que le dire véhiculé par les médias de masse s’impose habituellement dans l’interlocution publique. A cet égard, il est clair que la parole formulée par les chroniqueurs, animateurs et autres discoureurs œuvrant dans les grands groupes médiatiques configure des espaces d’interlocution au sein desquels la trés, trés grande majorité des gens finit par se situer et évoluer intellectuellement. Il faut entendre les auditeurs s’exprimer sur les lignes ouvertes des stations de radio pour constater auquel point leurs propos reprennent souvent les arguments défendus par tel ou tel intervenant qui, du fait de sa capacité aprendre la parole et a la manier avec assurance, se ménage ipso facto une espéce d’ascendant de raison sur la communication collective. Quel que soit notre niveau d’instruction, nous sommes tous amenés, selon que les sujets s’éloignent plus ou moins de nos domaines de compétence, a penser par procuration, grace a la parole des autres ou par le biais de leurs propos. De ce point de vue, il incombe a l’intellectuel une extraordinaire et délicate responsabilité civique ”” de critique lucide et mesuré ”” qui ne peut être esquivée.

La possibilité théorique du foisonnement discursif au Québec est également limitée par le fait que le dire, dans toute société et a toute époque, s’inscrit dans les paramêtres d’un régime général d’énonciation, ce que l’on pourrait aussi appeler un Systéme Général de Pensée Conventionnée (SGPC). Plus ou moins ouvert et structuré, ce régime, porté par des pouvoirs cherchant a imposer leur hégémonie de sens dans l’interlocution publique, définit explicitement ou subtilement ce qui, dans le champ du dire et du pensable, est acceptable ou inacceptable, « progressiste » ou « réactionnaire », avenant ou déplacé. Au cours des quarante derniéres années, il parait assez évident que la société québécoise a, sur le plan de l’énonciation publique tout au moins, évolué sous l’empire général d’un répertoire de thématiques ”” souveraineté, interventionnisme de l’Etat, massification, uniformisation, standardisation, etc. ”” par rapport auxquelles d’autres thématiques
sont apparues obsolétes ou inconvenantes. Il semble que ce répertoire de thématiques, qui a structuré le temps d’une génération un champ particulier de pensée convenable et désirable, soit depuis quelques années en voie de fissuration, voire de déconstruction. La présente conjoncture intellectuelle au Québec est en effet marquée par un débat houleux entre ceux qui, pour toutes sortes de raisons, continuent de s’identifier ace répertoire de thématiques en le soutenant dans l’interlocution publique et ceux qui, comme porteurs d’une vision différente de l’organisation sociale et politique, cherchent a imposer leurs propres thématiques de rassemblement idéel. Il est trop tôt pour dire comment se configurera le prochain régime dominant d’énonciation chez nous. On sent toutefois, comme émanant de la société, une volonté pour envisager le devenir du Québec, du point de vue social et politique, en dehors des schèmes d’intelligibilité et des catégories du pensable associés a la présence bruyante, dans l’agora, des énonciateurs organiques de la québécité ou de la canadienneté compulsives, et de celle des énonciateurs du « tout au marché » ou du « tout au public ». Pour le moment, il n’existe pas d’œuvre marquante ”” écrite, visuelle, auditive ou autre ”” susceptible d’offrir, a la collectivité québécoise désireuse de passer a l’avenir au chapitre de ses thématiques identitaires et de ses références politiques, une vision synthétique ”” positive et critique tout a la fois ”” de ce qu’elle est en train de devenir. Il y a la un formidable chantier d’investissement pour l’intelligentsia québécoise.

La société québécoise est un fantastique laboratoire de mutations sociales, politiques et identitaires. S’il est une critique que l’on pourrait adresser aux intellectuels en général, c’est celle de réfléchir sur cette société a partir d’une image de ce qu’elle a été apparemment ou de ce qu’elle pourrait devenir idéalement. Il y a, dans cette position de fuite vers l’antériorité ou la postérité, un exutoire facile pour la pensée. Amon sens, le défi de l’intellectuel est de se situer au cœur du monde qui se fait en portant ce monde dans ses ambiguités, c’est-a-dire en l’accueillant dans son incessant travail sur lui-même et en le conceptualisant dans ses passages, lesquels sont tout a la fois libérateurs et éprouvants, enrichissants et déstabilisants, fascinants et angoissants. Trop d’intellectuels québécois, toujours en position de surplomb (mélancolique) par rapport a leur objet de réflexion, discourent superbement sur la société québécoise en évitant d’affronter les pratiques des acteurs ou de renifler leurs humeurs. Entre la recherche empirique, dont le mandat est de rendre compte de la complexité et de la subtilité des mondes vécus, et l’acte intellectuel fort, qui consiste a intégrer de maniére intelligible et cohérente la multiplicité et l’effervescence irréductible de ces mondes vécus, il existe au Québec un écart qui va croissant. Faut-il ainsi se surprendre, alors même que le phénoméne de l’interculturalité est vécu au ras des pratiques des acteurs sur le mode de l’inventivité quotidienne, que de grands énonciateurs québécois, prisonniers de modéles idéaux d’altérité, posent sur cette interculturalité un regard désabusé, qui voyant trop de « métissages » au sein de notre société et qui n’en découvrant pas assez? On pourrait multiplier les exemples de présupposés interprétatifs et de visions convenues des choses qui, chez nous, mériteraient d’être ébranlés dans leurs certitudes accommodantes et leur rhétorique bienséante. L’asséchement des cultures spécifiques par et dans l’américanisation du monde, l’existence d’un déficit démocratique au sein de notre société, la démobilisation politique des acteurs et la soumission du Québec aux ravages du néolibéralisme sont, parmi d’autres positions énonciatives fortes, autant de théses qui s’imposent dans l’interlocution publique sans être soumises al’épreuve de la pensée rigoureuse. Ce n’est pas d’intellectuels silencieux dont il est ici question, mais d’énonciateurs empétrés dans des visions du monde (québécois) qui trahissent, sinon une réticence ou une incapacité as’ouvrir au nouveau, du moins un certain aveuglement de leur part devant les processus de recomposition de la société québécoise, lesquels ne sont ni entiérement bons ou mauvais, ni totalement enthousiasmants ou décourageants, mais multiples et plurivoques, contestables, réformables et améliorables tout ala fois.

La société québécoise change : il est important de la saisir apartir de nouvelles catégories d’intelligibilité qui évitent l’embrigadement idéologique dans les registres de la pensée bienpensante et qui, plutot que d’apporter une réponse univoque ou finale acette société, la maintiennent ademeure comme une question ouverte.

Porter la société comme une interrogation ouverte et s’assurer qu’il n’y ait pas, en son sein, de question ou de remise en question qui deviennent impertinentes pour des raisons obscures est d’ailleurs l’un des défis majeurs de l’intellectuel. Qu’en est-il chez nous?

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Mon sentiment est qu’il n’y a pas de questions théoriquement interdites au Québec mais que, dans le contexte du systéme général de pensée conventionnée qui configure et circonscrit l’imagination intellectuelle au sein de notre société, certaines questions et remises en question sont plus difficiles aformuler que d’autres, recoivent un accueil froid plutot que chaud dans l’espace public ou ne font tout simplement pas débat.

Ardu par exemple de s’élever contre les demandes de reconnaissance incessante et infinie des lobbies cherchant a défendre leurs droits spécifiques dans l’agora. Malaisé aussi de s’interroger sur les logiques corporatistes qui impriment une orientation souvent décisive aux grands arbitrages sociaux. Délicat de repenser la société en dehors de l’idéologie du progrés telle que définie historiquement par les grands mouvements sociaux du XXe siécle. Compliqué également de réinsérer la dimension morale au cœur de l’interrogation sociétale.

Face a certains sujets sensibles, il apparait que bien des intellectuels, par crainte d’être associés a des causes qu’ils ne défendent pas ou de peur de voir leur pensée amalgamée a des idéologies qu’ils ne (sup)portent pas, se taisent, pratiquent la forclusion, se complaisent dans les généralités vertueuses ou adoptent la position de l’autruche. Transgresser la pensée standard ou attendue relativement a la question de la famille, de la tradition, de l’allocation des richesses collectives, de l’explosion des identités particulières, de la nation, de la mondialisation, de l’action guerrière et quoi encore, est un risque que de moins en moins d’intellectuels acceptent d’assumer. Il faut comprendre pareille attitude a défaut de l’endosser. Penser sur la place publique en dehors du SGPC est en effet angoissant sur les plans intellectuel et social. Un destin personnel ou professionnel peut basculer sur la base d’un seul texte commis et pris a partie par les militants de la rectitude idéelle qui, on le sait parce qu’ils le martèlent sur toutes les tribunes, ont réponse assurée a la moindre question soulevée. Faut-il être surpris, face ace que l’on pourrait considérer comme une démission des penseurs devant le mandat qui est le leur, que le rôle d’énonciateur soit souvent accaparé par des idéologues et des démagogues qui, tirant profit des vides créés par l’absence de pensée critique et lucide, imposent dans l’agora leurs solutions simplistes a des enjeux sociétaux réels?

Cela dit, il est inutile d’exagérer. L’exercice et l’expression de la pensée au Québec ne sont pas en état de déperdition. L’important est de maintenir ouvertes les conditions de l’énonciation, de fustiger les censeurs (y compris les chantres du progressisme qui sombrent souvent dans l’intolérance face aux positions alternatives) et d’être conscient des formes d’interdit qui incrustent inévitablement notre imaginaire d’intellectuels, parfois au prix de notre capacité a « impensé » le monde qui évolue souvent plus vite que nous parvenons a le saisir.

Cette article est d’abord paru dans Le Devoir, le 24 février 2003.

 

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