Après le mouvement Occupy et le « printemps érable » au Québec, c’est au tour des Premières Nations de manifester leur mécontentement. De Victoria à Halifax, en passant par Montréal et Ottawa, une nouvelle génération prend la rue pour protester contre les politiques du gouvernement Harper. L’ampleur du mouvement Idle No More en a surpris plusieurs. Galvanisés par la grève de la faim de la chef de la communauté crie d’Attawapiskat, Theresa Spence, les manifestants ont forcé le gouvernement fédéral à organiser à la hâte un sommet avec des représentants de l’Assemblée des Premières Nations afin de discuter des principaux enjeux soulevés par le mouvement.

S’il est trop tôt pour juger de l’impact de ce sommet, nous sommes en droit de nous demander si le leadership autochtone ne se trompe pas de cible en exigeant de telles rencontres exclusives avec le premier ministre, ou encore, comme certains l’ont fait, avec le gouverneur général. Dans le contexte fédéral canadien, un véritable changement dans la nature des relations entre la Couronne et les peuples autochtones passe par un engagement plus substantiel des provinces. C’est avec celles-ci, beaucoup plus qu’avec le gouverneur général, que les Premières Nations devraient engager un véritable dialogue.

La participation des provinces aux débats politiques concernant les droits et la qualité de vie des Autochtones semble logique. Après tout, ce sont les provinces qui sont responsables des terres publiques, des ressources naturelles, de l’éducation et de la santé, ces domaines au cœur des revendications du mouvement Idle No More et des peuples autochtones de manière plus large. Pourtant, un tel engagement des provinces ne va pas de soi.

Les représentants des peuples autochtones, et en particulier ceux des Premières Nations, hésitent en fait à légitimer le rôle des gouvernements provinciaux dans ce que plusieurs conçoivent comme une relation exclusive, de nation à nation, avec la Couronne fédérale. C’est en effet Ottawa qui hérite en 1867 de la compétence générale sur « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens ». En vertu de cette compétence exclusive, le gouvernement fédéral adopte en 1876 la Loi sur les Indiens qui établit le régime de protection et de tutelle des Premières Nations et de leurs terres que l’on connaît encore aujourd’hui. C’est aussi en vertu de cette compétence exclusive que le gouvernement fédéral négocie la cession des terres ancestrales des peuples autochtones au moyen de traités historiques et d’ententes contemporaines, telle la Convention de la Baie-James et du Nord québécois dont le statut constitutionnel est aujourd’hui reconnu.

Cette relation particulière entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones a été confirmée à maintes reprises par les tribunaux. Dans l’arrêt Daniels c. Canada, qui a fait couler beaucoup d’encre dernièrement, la Cour fédérale a d’ailleurs précisé que cette relation unique s’étendait également aux Métis et aux member des Premières Nations dont le statut d’Indien n’est pas formellement reconnu. Autrement dit, la relation qu’entretiennent les peuples autochtones avec le gouvernement fédéral est bien ancrée dans nos institutions.

Les gouvernements provinciaux ont compris qu’ils ne peuvent faire l’économie d’une relation plus soutenue avec les peuples autochtones.

Ce statut particulier  contribue  à la méfiance mutuelle entre les provinces et les Autochtones. Prétextant une responsabilité fédérale exclusive en la matière, les provinces ont pendant longtemps refusé d’offrir aux Autochtones des services équivalents à ceux des autres citoyens. Ces mêmes provinces n’hésitent pourtant pas à affirmer leur autorité sur les territoires traditionnels autochtones, et ce, sans grand égard pour les communautés et leurs modes de vie. Au Québec, l’ancien premier ministre Robert Bourassa parlait du développement de la Baie-James comme étant la « conquête du Nord ». La méfiance des Autochtones est donc compréhensible.

Malgré les nombreux obstacles, il est aujourd’hui difficile de faire l’impasse sur le rôle des provinces en matière de relations avec les peuples autochtones. Personne ne parle ici de remettre au goët du jour le tristement célèbre Livre blanc de 1969, dans lequel le gouvernement fédéral proposait d’abolir le statut d’Indien et de transférer aux provinces la majorité de ses responsabilités en matière de gouvernance et de services dans les réserves. Une telle proposition serait impensable aujourd’hui. Il s’agit plutôt de mieux coordonner l’action de tout un chacun afin de définir une stratégie d’ensemble permettant de s’attaquer aux problèmes de fond qui minent le développement économique, social et culturel des com- munautés autochtones.

Par la force des choses, les provinces ont en effet un rôle de plus en plus important à jouer auprès des peuples au- tochtones. Ce fut toujours le cas pour les Métis et les Inuits, c’est aussi vrai aujourd’hui pour les Premières Nations. Plus de la moitié des personnes s’identifiant comme membres des Premières Nations vivent aujourd’hui hors des réserves et bénéficient, par le fait même, des services offerts par les gouvernements provinciaux à l’ensemble des citoyens. Lorsqu’ils quittent leur communauté pour aller à l’école secondaire ou à l’université, les membres des Premières Nations entrent dans le système d’éducation provincial. Lorsqu’ils ont besoin de traitements médicaux, ce sont les provinces qui les assurent, peu importe leur statut ou leur lieu de résidence. La situation précaire au sein de nombreuses réserves amène aussi les provinces à intervenir de plus en plus, que ce soit en matière de logement, de santé publique ou de développement économique. En fait, l’idée même de la réserve comme espace évoluant en vase clos, isolé de la société plus large, apparaît aujourd’hui complètement dépassée.

L’évolution du droit autochtone change aussi la donne pour les provinces. Que ce soit en matière de revendications territoriales ou d’obligation de consulter lorsqu’un projet peut porter atteinte aux droits ancestraux et issus de traités, les provinces doivent tenir compte de plus en plus de la présence des communautés autochtones dans le cadre de leurs politiques de développement du territoire. C’est bien sër le cas en Alberta ou en Colombie-Britannique lorsqu’il est question de construire un oléoduc, mais c’est aussi le cas au Québec dans le contexte du Plan Nord ou de la politique de développement nordique qui lui succédera. Il est presque impensable aujourd’hui de mettre en avant de tels projets sans prendre en considération la présence des peuples autochtones. Les gouvernements provinciaux ont appris à leurs dépens le coût de l’incertitude juridique et politique engendrée par les mobilisations autochtones contre de tels projets.

En fait, les provinces ont compris qu’elles ont un rôle à jouer non seulement en matière de gestion des terres et des ressources, mais aussi en matière de développement économique et social au sein des communautés autochtones. Toutes les provinces canadiennes, sans parler des territoires, ont adopté depuis quelques années des politiques cadres visant à mieux définir leur rôle et leurs priorités en matière de relations avec les peuples autochtones. Ce fut entre autres le cas du Québec en 1998, de la Colombie-Britannique en 2004, de l’Ontario en 2007. Si ces politiques varient en fonction du contexte et de la nature des enjeux auxquels font face les provinces, la convergence est remarquable en ce qui a trait aux priorités et à la manière d’aborder les relations avec les peuples autochtones.

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Il ne s’agit pas pour le gouvernement fédéral de se départir de ses responsabilités constitutionnelles, mais plutôt de reconnaître la réalité politique du fédéralisme canadien.

Ces politiques ont d’abord en commun de souligner l’importance de la coordination et de la participation des Autochtones au développement des politiques provinciales. Qu’il s’agisse de favoriser une relation de « gouvernement à gouvernement » ou d’établir des stratégies d’action commune, on reconnaît le manque de mécanismes de gouvernance conjoints. La participation des Autochtones au développement économique régional est aussi au cœur de ces politiques, tout comme la volonté d’adapter les programmes et services en matière d’éducation, de santé ou de logement à la réalité autochtone. Il reste beaucoup de chemin à parcourir pour faire pleinement reconnaître la présence autochtone dans les pratiques gouvernementales des provinces. Certaines provinces vont aussi plus loin que d’autres, notamment en matière de partage des revenus de l’exploitation des ressources naturelles. Mais dans l’ensemble, les gouvernements provinciaux ont compris qu’ils ne peuvent faire l’économie d’une relation plus soutenue avec les peuples autochtones.

Les ententes négociées au Québec avec les Cris de la Baie-James, notamment la Paix des braves, sont souvent citées en exemple pour ce qui a trait au développement conjoint du territoire. D’autres initiatives, notamment en Colombie-Britannique, en Alberta, en Nouvelle-Écosse, en matière de logement, d’éducation ou de partage des revenus en provenance des industries extractives mériteraient aussi d’être connues. On ne parle pas ici de révolution, mais il s’agit tout de mé‚me de changements importants qui ouvrent la porte à une redéfinition en profondeur de la gouvernance autochtone au pays.

Ce rôle de plus en plus important des provinces, tant le gouvernement fédéral que les leaders autochtones doivent en tenir compte lorsqu’il s’agit de jeter les bases d’une stratégie d’action concertée en vue d’améliorer le sort de communautés comme Attawapiskat. C’est précisément ce que proposait l’Accord de Kelowna, une entente tripartite négociée sous l’égide de l’ancien premier ministre Paul Martin en 2005. Fruit de longues consultations entre le gouvernement fédéral et les principales organisations autochtones au pays, l’Accord engageait aussi les provinces dans le cadre d’un plan d’action concerté, notamment en matière d’éducation et de logement. Cet Accord, aussi imparfait fût-il, confirmait néanmoins le rôle incontournable des provinces dans ces questions. Stephen Harper a promptement rejeté ce modèle à son arrivée au pouvoir, disant préférer une approche bilatérale plus ciblée.

Les organisations autochtones et les gouvernements provinciaux ont bien tenté de maintenir en vie l’esprit de Kelowna. Depuis 2006, une rencontre entre les premiers ministres provinciaux et des représentants autochtones est organisée en marge de la rencontre annuelle du Conseil de la fédération. Un groupe de travail continue aussi de favoriser l’échange d’information et la coopération interprovinciale en matière de politique autochtone. Ces initiatives demeurent cependant limitées en l’absence d’un véritable engagement du gouvernement fédéral, qui, peu importe ce que font les provinces, conserve une responsabilité fiduciaire envers les Premières Nations.

Au regard des événements récents, le refus du gouvernement fédéral de participer aux réunions du groupe de travail du Conseil de la fédération ou encore d’organiser une rencontre fédérale-provinciale portant sur la coordination des politiques relatives aux questions autochtones est de plus en plus difficile à justifier. L’approche par petits pas privilégiée jusqu’ici par les conservateurs est un échec. Il est plus que temps de dire clairement —  tant aux Autochtones qu’à l’ensemble de la population canadienne —  que l’amélioration des conditions de vie des Premières Nations, des Inuits et des Métis est une priorité de ce gouvernement. Sans régler le sort des communautés autochtones du jour au lendemain, un véritable plan d’action intergouvernemental lancerait un message clair en ce sens et permettrait surtout de clarifier le rôle et les responsabilités de tout un chacun —  gouvernement fédéral, provinces et communautés —  dans sa mise en œuvre.

Encore une fois, il ne s’agit pas pour le gouvernement fédéral de se départir de ses responsabilités constitutionnelles, mais plutôt de reconnaître la réalité politique du fédéralisme canadien. Tous s’entendent pour dire que l’amélioration du système d’éducation dans les réserves est une priorité. Étant donné l’expertise et les ressources des provinces en matière d’éducation, n’est-il pas logique de les inviter à participer à la réflexion afin de trouver des solutions conjointes? Tous reconnaissent l’échec de l’approche du gouvernement fédéral en matière de règlement des revendications territoriales. Étant donné le rôle des provinces dans la gestion des terres publiques et des ressources, ne devraient-elles pas faire partie de la solution? Le partage des revenus tirés de l’exploitation des ressources naturelles ainsi qu’un plus grand droit de regard sur les pratiques des industries extractives sont des revendications au cœur du mouvement Idle No More. Ce n’est pas le premier ministre du Canada, et encore moins le gouverneur général, qui ont compétence en la matière. Ce sont les provinces. C’est avec elles que les Autochtones, soutenus en ce sens par le gouvernement fédéral, doivent négocier.

Le partage des responsabilités au sein d’un système fédéral est nécessairement l’objet d’une constante négociation. Au-delà des compétences formelles des deux (ou trois) ordres de gouvernement, il est nécessaire d’adapter les pratiques au contexte politique, économique et social du jour. Les sociétés autochtones sont en pleine transformation au Canada. Notre système fédéral doit s’adapter. Ce ne sera pas facile. La politique autochtone est un domaine complexe au sein duquel les habitudes et les attentes sont particulièrement difficiles à changer. Cela est d’autant plus vrai à la lumière du difficile héritage laissé par les politiques mal avisées d’un passé qui, pour plusieurs, n’est pas si lointain. Il serait pourtant dommage de voir s’essouffler l’élan créé par le mouvement Idle No More.

Photo: Shutterstock

Martin Papillon
Martin Papillon is a professor in political science at the Université de Montréal. His main research interests are federalism, citizenship and political membership in pluralist societies and the politics of Indigenous self-determination in Canada.

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