La relation entre le milieu de la recherche universitaire en sciences sociales et le monde des politiques publiques s’est consi- dérablement transformée au Canada au cours des dernié€res années. AÌ€ la suite des coupures budgétaires des années 1990, le gouvernement a eu de plus en plus recours aÌ€ l’expertise de consultants externes afin de produire la recherche nécessaire au développe- ment des politiques. Si le recours aÌ€ une expertise externe peut s’avérer un exer- cice utile et pertinent, les analyses pro- duites par des chercheurs habitués aux standards universitaires plutoÌ‚t qu’aux exigences gouvernementales sont par- fois désincarnées par rapport aux con- traintes inhérentes au développement des politiques publiques. D’ouÌ€ le besoin de consolider les liens entre le milieu scientifique et les spécialistes des politiques publiques afin de favoriser la production de connais- sances pertinentes au développement des politiques gouvernementales.

Aboriginal Conditions est en quelque sorte un produit de ces nou- veaux efforts. Cet ouvrage collectif est le fruit de la collaboration entre un groupe de chercheurs de l’Université Western en Ontario et des analystes du gouvernement fédéral œuvrant au sein de la Direction de la recherche stratégique et de l’analyse des affaires indiennes et du nord. L’objectif des auteurs est d’identifier certains traits socio-économiques qui caractérisent la « condition autochtone » par rapport aÌ€ l’ensemble de la population cana- dienne, afin de fournir aux inter- venants gouvernementaux et aux leaders autochtones un corpus empirique devant servir aÌ€ orienter le développement des politiques.

L’ouvrage présente les résultats de diverses recherches entreprises dans le cadre de ce projet en dix chapitres aÌ€ la fois variés et complé- mentaires, tous fort riches en données empiriques. Les analyses proposées sont divisées en quatre parties traitant respectivement du cadre théorique motivant l’analyse, des enjeux démo- graphiques associés aux politiques autochtones, de l’impact des poli- tiques de promotion des langues autochtones et, enfin, des enjeux liés aux inégalités sociales et au développe- ment des communautés autochtones. Il est impossible de rendre ici justice aÌ€ l’ensemble des études présentées; je me contenterai donc d’en souligner quelques-unes me semblant représen – tatives des forces mais aussi des lacunes de cet ouvrage.

Dans le premier chapitre du livre, Jerry P. White et Paul S. Maxim pro- posent un cadre théorique donnant aux études empiriques qui suivent un point d’ancrage commun. Ils situent l’ouvrage dans la lignée des études sur la cohésion sociale, suggérant qu’il existe un lien de causalité entre le bien-é‚tre, tant social qu’économique, des individus et la cohé- sion d’une communauté. Selon les auteurs, la relative absence, dans les communautés autochtones, de capital social (présence de réseaux de solidarité), de capital humain (niveau d’éducation et de formation) et de capital physique (ressources financié€res et naturelles) pourrait expliquer la différence impor- tante entre la situation socio- économique des peuples autochtones et celle de l’ensemble des Canadiens.

Comme la plupart des études s’in- téressant aÌ€ la cohésion sociale et au capital social, le cadre analytique pro- posé ici a l’avantage de faciliter la prise en compte de facteurs communau- taires, plutoÌ‚t que simplement individu- els, dans l’analyse de la condition socio-économique d’une population donnée. Mais il comporte également d’importantes limites, en particulier le fait qu’il soit impossible de déterminer la direction du lien causal entre les dif- férents éléments de l’analyse. Il est en fait possible de renverser le sens de la relation et de voir la cohésion sociale aÌ€ la fois comme un produit de certaines caractéristiques socio-économiques, culturelles ou politiques d’une popula- tion et comme une condition nécessaire au développement social, économique, culturel et politique de cette dernié€re. Certains chapitres de l’ouvrage, dont ceux traitant des inégalités sociales, viennent d’ailleurs souligner la com- plexité du rapport entre les caractéris- tiques socio-économiques d’une communauté et sa cohésion sociale.

Le cadre analytique proposé laisse également peu de place aux considéra- tions historiques et politiques pouvant contribuer aÌ€ la faiblesse (ou aÌ€ la vigueur) de la cohésion sociale au sein des communautés autochtones. Nombre d’analystes ont souligné l’impact de la politique historique de mise sous tutelle des communautés autochtones pour expliquer l’échec des politiques de développement social et économique mises en place au cours des trente dernié€res années. Le peu de considération pour ces facteurs, en par- ticulier l’héritage institutionnel des politiques passées, est sans doute le plus grand reproche que l’on peut faire aux auteurs des diverses analyses présentées dans cet ouvrage. Nous aurons l’occa- sion d’y revenir.

La deuxié€me partie de l’ouvrage s’in- téresse aux défis posés par les changements démographiques au sein des communautés autochtones. L’analyse démographique que fait Stewart Clatworthy des changements apportés aÌ€ la Loi sur les Indiens en 1985 est particulié€rement intéressante et donne ample matié€re aÌ€ réflexion sur le plan des politiques. L’auteur souligne que, si les ré€gles actuelles quant aÌ€ la détermination du statut d’Indien sont maintenues, le nombre de nouveaux Indiens inscrits au sens de la loi sera presque nul d’ici quatre générations. En effet, étant donné la proportion élevée d’enfants dont l’un des parents est non inscrit ou simplement non-autochtone, une diminution inexorable du nombre d’individus pouvant se qualifier dans l’une ou l’autre des catégories créées en 1985 est inévitable aÌ€ moyen terme. Cette situation est fort paradoxale étant donné la croissance importante de la population autochtone, un aspect souligné par Don Kerr et ses coauteurs dans le deuxié€me chapitre.

La situation devient encore plus complexe, et préoccupante selon Clatworthy, si on ajoute aÌ€ ce portrait le fait que les changements aÌ€ la Loi sur les Indiens de 1985 permettent également aux conseils de bandes de déterminer leurs propres ré€gles d’appartenance. Les communautés autochtones risquent ainsi de se retrouver dans une situation intenable ouÌ€ certains résidents conti- nueront de jouir des privilé€ges associés au statut d’Indien alors que d’autres auront seulement le statut de membre de la bande ou de la nation, avec les droits que cela implique (vote, services sociaux, etc.). Cette inégalité sur le plan de la citoyenneté interne risque, selon l’auteur, de créer des divisions qui ne peuvent que limiter la cohésion au sein des com- munautés. Clatworthy ne propose pas véritablement d’alternative aux politiques actuelles, mais suggé€re tout de mé‚me que l’abolition du statut d’Indien apparaiÌ‚t inévitable aÌ€ moyen terme. Une telle proposition est difficilement envisageable dans le con- texte politique actuel, mais son analyse nous invite toutefois aÌ€ chercher des solutions de rechange qui répondraient mieux aÌ€ la réalité contemporaine des communautés autochtones.

La troisié€me partie du livre est con- sacrée aÌ€ un domaine de politique publique tout aussi délicat, celui des programmes de promotion et de réin- troduction des langues autochtones. Erin O’Sullivan s’engage sur un terrain particulié€rement glissant dans le sixié€me chapitre en s’interrogeant sur les conséquences, sur le plan socio- économique, de l’usage des langues autochtones au sein des communautés. Elle conclut son analyse de façon pru- dente, soulignant que, s’il existe une corrélation entre l’usage des langues autochtones et la non-intégration au sein de l’économie dominante, il ne faut paspourautantendéduirequel’usage des langues autochtones entraiÌ‚ne la « ghettoïsation » des populations con- cernées, comme plusieurs partisans de l’intégration linguistique le soutien- nent. En fait, on peut penser que l’inca- pacité de fonctionner en anglais ou en français est un facteur d’exclusion du marché du travail plus important que l’usage de la langue autochtone (p. 156). De plus, O’Sullivan souligne que le niveau d’éducation joue un roÌ‚le plus important dans la détermination du revenu que la langue d’usage.

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L’analyse de O’Sullivan, bien que nuancée, nous laisse tout de mé‚me quelque peu sur notre faim. L’auteure prend le temps de souligner les divers points de vue sur le roÌ‚le que peut jouer le maintien de la langue sur le niveau de développement socio-économique d’une communauté (symbolique et communicationnel) et suggé€re de nou- velles pistes de recherches tenant compte de ces distinctions. Cependant, la langue demeure ici instrumentale aÌ€ l’amélioration de la condition sociale. EnaucuntempsO’Sullivann’envisage- t-elle la possibilité que la rétention de la langue puisse é‚tre un objectif que les populations minoritaires recherchent en soi, mé‚me si ce choix implique un cer- tain couÌ‚t sur le plan de la cohésion ou du développement socio-économique.

La dernié€re partie de l’ouvrage s’in- téresse d’abord aÌ€ l’analyse des inégal- ités sociales entre autochtones et non-autochtones. Dan Beavon et Martin Cooke utilisent l’Indice de Développement Humain (IDH) du Programme des Nations Unies sur le développement (PNUD) pour comparer le niveau de vie des Indiens inscrits aÌ€ celui de l’ensemble des Canadiens. Leur analyse souligne l’impor- tante différence entre le Canada dans son ensemble, qui se classait premier au monde en 1999 selon le Rapport sur le développe- ment humain du PNUD, et les Indiens inscrits qui, en utilisant des données com- parables, se classent entre la Hongrie et le Venezuela au 48e rang mondial (p. 208).

Le chapitre suivant pousse l’analyse plus loin en comparant les disparités de revenus entre communautés autochtones et au sein mé‚me de ces communautés. L’analyse confirme les disparités observées dans le chapitre précédent, ajoutant que certaines popu- lations autochtones, notamment les Indiens hors réserves et les Métis, sem- blent mieux positionnées. Les auteurs notent également que les écarts de revenus intracommunautaires sont aussi importants, en particulier chez les Inuits. Cherchant aÌ€ expliquer la persistance de ces inégalités, ils soulignent que, mé‚me en controÌ‚lant les variables socio- démographiques habituellement asso- ciées aux disparités de revenus, il subsiste une importante différence entre le revenu moyen gagné par les autochtones et les non-autochtones. En ce sens, des facteurs tels l’isolement géographique, la cohésion sociale au sein des commu- nautés, la qualité de l’éducation et du capital humain ou encore la discrimina- tion raciale devraient faire l’objet d’é- tudes plus approfondies (p. 238). 

Le dernier chapitre est sans doute le plus ambitieux sur le plan analytique mais aussi le plus sujet aÌ€ critique. Maxim et White cherchent ici aÌ€ prédire, aÌ€ partir de facteurs associés au potentiel des communautés en matié€re de capital social et humain, la capacité de ces dernié€res aÌ€ administrer de manié€re autonome les programmes gouverne- mentaux. Ils proposent ainsi de créer un index de la capacité des communautés (index of community capacity) aÌ€ partir duquel il serait possible de juger si la responsabilité de l’administration des programmes pourrait é‚tre transférée avec succé€s aux autorités locales. Dans ce chapitre, ils ne s’attardent qu’au développement d’indicateurs servant aÌ€ mesurer le niveau de capital humain d’une communauté. Le niveau d’éducation moyen, la diversité des emplois occupés, la proportion de la population qui est active et, surtout, la taille de la communauté doivent, selon les auteurs, é‚tre pris en compte. Maxim et White admettent, fort candidement, que la détermination de la taille acceptable pour qu’une communauté puisse gérer ses propres programmes est une question plutoÌ‚t subjective, qu’ils déterminent de manié€re intuitive (p. 251) plutoÌ‚t que sci- entifique. Cela dit, le choix des indicateurs pour déterminer le capital humain d’une communauté semble tout aÌ€ fait logique. C’est plutoÌ‚t l’utilisation qui est faite de ces indicateurs qui paraiÌ‚t plus problématique.

L’objectif premier visé par les auteurs avec la création de cet index n’est pas d’analyser les facteurs permet- tant aÌ€ une communauté d’effectuer avec succé€s la transition vers l’au- tonomie gouvernementale, ou encore de développer une stratégie de développement efficace, comme le pro- posent par exemple Stephen Cornell et Joseph Kalt du Harvard Project on American Indian Economic Develop- ment. Selon Maxim et White, l’objectif est plutoÌ‚t de développer des crité€res objectifs permettant au gouvernement de décider si une communauté autochtone a la capacité de s’auto administrer (p. 255). La pertinence de cette perspective peut é‚tre mise en doute quand on se souvient que la gestion bureaucratique des destinées des communautés autochtones, aÌ€ partir de crité€res préten- dus rationnels, a laissé de profondes blessures historiques chez ces dernié€res. Maxim et White semblent faire peu de cas du contexte politique et juridique entourant la négociation d’ententes sur le transfert d’autorité aux gouverne- m ent s au toc ht on es. L’approche méthodologique des auteurs, ferme- ment ancrée dans la tradition posi- tiviste, ne facilite évidemment pas la prise en compte de tels facteurs, plus difficilement quantifiables.

Il est intéressant de noter que White se défend en introduction de proÌ‚ner une vision purement scientifique des poli- tiques publiques (p. xxii). L’ouvrage se situe pourtant clairement dans la tradi- tion des analyses définissant les enjeux sociaux associés aux politiques gouverne- mentales comme des problé€mes pouvant é‚tre résolus par la connaissance scien- tifique. Dans la mé‚me introduction, White parle de la science comme d’un outil permettant de dépasser les consi- dérations politiques et idéologiques. De ce parti pris découle une analyse qui peut parfois sembler réductrice. Tel que présenté ici, le « problé€me » auquel les décideurs publics font face en est un d’efficacité des politiques en place. Pourtant, combien d’études et de témoignages d’acteurs engagés dans la mise en œuvre des politiques actuelles soulignent que c’est plutoÌ‚t la logique mé‚me de ces poli- tiques, fondée sur une hiérarchisation du rapport entre l’autorité bureaucratique et les populations autochtones, qui devrait é‚tre remise en question. Encore une fois, les dimensions sociales, économiques et politiques de la « condition autochtone » ne peuvent é‚tre traitées séparément.

Ainsi posées, les limites de cet ouvrage sont en fait plus apparentes dans les chapitres introductifs et en fin de parcours, lors de la discussion de l’index sur la capacité des com- munautés. Cette critique ne doit cependant pas nous faire oublier un corpus d’analyses autrement fort riche et d’un grand intéré‚t, tant pour la communauté des chercheurs s’intéressant aux questions autochtones que pour les acteurs engagés dans les débats politiques actuels sur les divers enjeux traités par les auteurs. Malgré ses limites, cet ouvrage démontre en effet qu’un dialogue riche et constructif peut bel et bien s’établir entre chercheurs et praticiens des poli- tiques publiques. Ce dialogue, pour é‚tre enrichissant, doit cependant éviter de se transformer en recherche de réponses techniques aÌ€ des questions souvent éminemment poli- tiques. L’ouvrage aurait ainsi gagné en profondeur si un certain nombre d’analy- ses empruntant un parcours méthodologique distinct, tenant compte de facteurs institutionnels, historiques ou encore culturels, avaient été ajoutées. De plus, on ne peut que souhaiter qu’un prochain volume vienne ajouter aÌ€ l’analyse une perspective comparative internationale.

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