Quand on a commencé à dévoiler les résultats du scrutin du 2 mai 2011, les électeurs québécois ont été d’abord étonnés, puis renversés. Chez certains, en particulier chez les souverainistes, la surprise s’est progressivement transformée en stupeur. Comment un tel renversement fut-il possible? Qu’est-ce qui a piqué autant d’électeurs québécois pour qu’ils abandonnent le parti de Gilles Duceppe, hégémonique sur la scène politique depuis près de 20 ans? Et que s’est-il passé pour qu’ils soutiennent massivement une formation qu’ils n’ont jamais daigné appuyer au-delà de rarissimes sièges gagnés ici et là depuis la naissance du Nouveau Parti démocratique en 1961.

Le lendemain du scrutin, plusieurs ont relevé « l’irrationalité de l’électorat québécois ». Norman Lester, ancien journaliste de Radio-Canada, aujourd’hui polémiste nationaliste, ira jusqu’à mettre en doute l’intelligence des électeurs. Il conclut un texte coiffé du titre « Sains d’esprit, les Québécois? » avec cette affirmation péremptoire : « Ce qui s’est passé au Québec la semaine dernière démontre les limites de la démocratie. »

Cette lecture de l’événement est déclinée dans bien des blogues et plusieurs textes d’humeur. Le réputé chroniqueur Pierre Foglia ajoutait même dans un article du 10 mai : « Le Québec n’est pas plus, pas moins fédéraliste aujourd’hui qu’il l’était il y a quatre ans. » Et il ajoute : « Au contraire, ce que nous disent ces élections, c’est qu’une grande majorité d’électeurs québécois ne font pas la différence entre la droite et la gauche. Même qu’ils se contrecrissent de la droite et de la gauche. […] Les mêmes qui ont voté NPD n’hésiteront pas une seconde à élire des adéquistes en votant à droite toute, sans sourciller, sans même se douter de leur incohérence. »

Ce courant interprétatif est si présent que l’éditorialiste André Pratte de La Presse se sent obligé d’y répondre en lançant le conseil suivant : « Au lieu de blâmer les électeurs et les médias, plutôt que de chercher des poux aux nouveaux députés NPD, les perdants de ce scrutin au Québec, conservateurs, bloquistes ou libéraux, devraient admettre que les électeurs ont, sans équivoque, rejeté ce qu’ils leur offraient. En démocratie, les citoyens ont toujours raison. »

D’autres ont développé des explications audacieuses. Dans son blogue, Jean-François Lisée ne condamne ni le Bloc ni son chef, ni même le mouvement souverainiste. La cause est exogène au mouvement lui-même. Dans un texte intitulé « La grande évasion », cet intellectuel souverainiste, ancien conseiller des premiers ministres Parizeau et Bouchard, écrit : « Évadés, oui, mais de quoi? De la prison, justement. De la prison du statu quo. Je m’explique. Pour l’électeur québécois moyen du début de 2011, l’avenir semblait bloqué. À Québec, un gouvernement libéral détesté. À Ottawa, un gouvernement conservateur tout aussi détesté. À Montréal, un maire dont on souhaite le départ. Mais rien n’y fait. Charest est installé encore pour deux ans. Tremblay aussi. » En votant pour le NPD, les Québécois ont voté contre une « prison ». Et M. Lisée de continuer : « Les Québécois sont-ils moins nationalistes, moins souverainistes qu’avant? Mais non, qu’allez-vous chercher là? » Est-ce qu’on a voulu punir le Bloc et son chef? « Non, personne n’en est fier. Il est une victime collatérale de l’évasion. On n’a rien à lui reprocher. Dès demain, vous verrez, on regrettera de lui avoir fait de la peine. » La conclusion de l’analyse interprétative du comportement de l’électeur est simple : « Il s’est évadé de la routine, de l’habitude. Mais il est toujours prisonnier du Canada. » Les vrais responsables de la déconfiture du Bloc ont donc pour nom Charest, Harper, Tremblay… et le Canada !

Bernard Drainville, député bien en vue du Parti québécois, souscrit à la même prémisse : « … rien n’indique que les Québécois aient voulu sanctionner le projet souverainiste en soi ». Chez les segments plus radicaux, l’interprétation ne renie pas l’irrationalité, mais y trouve une autre source. Selon Jacques Nantel, dans un article titré « Puisque les souverainistes sont restés souverainistes, qu’ont-ils donc rejeté en votant NPD? » et paru sur Vigile.net, la réponse est simple : « À lui seul, l’agacement de la population devant l’éternelle procrastination des chefs souverainistes explique le désastre électoral du 2 mai 2011. »

Au-delà de l’événement, il est clair qu’au lendemain du scrutin, les différents courants d’opinion tentent de produire une narration crédible pour encaisser ou instrumentaliser le résultat. Dans certains cas, on pourrait évidemment n’y voir qu’un déni de réalité.

Une bonne partie de la stupeur vient d’une triple amplification de la déconfiture bloquiste.

La première est sans aucun doute la défaite personnelle de Gilles Duceppe dans sa circonscription et sa démission immédiate, le soir du scrutin. En 2008, sa majorité de plus de 15 000 votes laissait croire qu’il était invincible. Premier élu du Bloc en 1990, il dirigeait le parti avec force et conviction depuis 14 ans. Plus apprécié comme leader souverainiste que Pauline Marois, il a pu envisager gagner la direction du PQ. Son leadership était l’objet d’un vaste appui chez les nationalistes québécois. Après le débat des chefs, une pluralité de sondés estimaient qu’il en était sorti gagnant. En le voyant descendre de l’autobus de campagne le soir du 2 mai, au milieu de la nuit, entouré de visages abattus, gardant son calme et n’affichant aucune amertume, plusieurs ont été pris de vertige ; c’est à ce moment que la stupeur a frappé les rangs souverainistes. Si lui et quelques figures de proue du Bloc, comme Pierre Paquette, avaient été épargnés, le sentiment aurait probablement été beaucoup moins fort. La chute de ce symbole a eu l’effet d’une caisse de résonance.

Il faut d’abord se rappeler qu’en 2004, le Bloc récoltait 49 p. 100 des votes ; en 2006, c’était 42 p. 100 et, en 2008, ses appuis étaient tombés à 38 p. 100. En quatre ans, il avait perdu 11 points d’appui. Une simple projection linéaire permet de constater que les pertes se chiffraient à presque 3 points par an. En appliquant le même calcul au-delà de 2008, on note qu’il n’aurait reçu plus que 30 p. 100 des votes en 2011.

La deuxième amplification renvoie à la mathématique de la députation. Dans le dernier Parlement, le Bloc détenait 49 des 75 sièges du Québec. En ne récoltant que 4 sièges le soir du 2 mai, la déconfiture sautait au visage. En pourcentage de la députation, le Bloc passait de 65 p. 100 à 5 p. 100, une chute de 60 points de pourcentage, soit une perte presque totale. Pour ce qui est des suffrages, il en va cependant autrement : le niveau d’appui au Bloc est passé de 38 p. 100 à 23 p. 100. Le Bloc a perdu moins de la moitié de ses électeurs. La chute est certes prononcée, mais beaucoup moins spectaculaire. En chiffres absolus, il a passé de 1 379 565 à 889 788 électeurs ; la contraction du vote bloquiste est de 36 p. 100.

Les souverainistes devraient se rappeler que les variations du nombre de sièges ne sont pas proportionnelles à la variation des votes. Autant le Bloc a été longtemps favorisé par la logique du scrutin uninominal, autant, dans la défaite, le système électoral fut impitoyable. Des élections générales de 1993 à celles de 1997, le Bloc avait perdu 700 000 électeurs, une hémorragie plus importante que celle vécue présentement. Cependant, compte tenu que le Bloc disposait d’un volume de suffrages de l’ordre de 2 millions, les conséquences sur les sièges ont été limitées, voire marginales : le Bloc passant de 54 à 44 députés.

La troisième amplification renvoie évidemment à l’effet de surprise. La montée du NPD fut pour plusieurs instantanée et, corollairement, la chute du Bloc aussi subite. La vitesse à laquelle le phénomène s’est produit en a « assommé » plusieurs, notamment le dirigeant de la FTQ qui avait donné son appui à Gilles Duceppe.

L’étonnement et la stupeur s’expliquent donc aussi par la rapidité, comme si personne n’avait pu anticiper ce renversement de situation. Au début de la campagne, rien ne laissait en effet croire que le Bloc était menacé. Les sondages lui donnaient un niveau d’appui de 40 p. 100. Gilles Duceppe était manifestement confiant. La machine du Bloc roulait avec efficacité. Et soudain, la foudre s’est abattue, sans prévenir. L’immédiateté du processus a contribué largement à alimenter les hypothèses d’irrationalité.

A près coup, une fois la poussière retombée, et surtout en connaissant la suite de l’histoire, il est plus facile de retracer la structure des tendances. En prenant un peu de distance, le phénomène semble moins irrationnel. Le tsunami a été précédé de signes avant-coureurs.

Il faut d’abord se rappeler qu’en 2004, le Bloc récoltait 49 p. 100 des votes ; en 2006, c’était 42 p. 100 et, en 2008, ses appuis étaient tombés à 38 p. 100. En quatre ans, il avait perdu 11 points d’appui. Une simple projection linéaire permet de constater que les pertes se chiffraient à presque 3 points par an. En appliquant le même calcul au-delà de 2008, on note qu’il n’aurait reçu plus que 30 p. 100 des votes en 2011. En somme, la moitié de la perte des suffrages du Bloc s’inscrit dans une tendance structurelle. Quant au NPD, la croissance était déjà amorcée : en 2004, les néodémocrates avaient recueilli 4,6 p. 100 du vote, 7,5 p. 100 en 2006, puis 12,2 p. 100 en 2008. Cependant, rien ne pouvait laisser présager qu’ils bondiraient d’une manière exponentielle à 42,9 p. 100.

Quant à la portion conjoncturelle, on aurait tort de l’associer essentiellement à des phénomènes médiatiques, comme le débat des chefs ou la présence de Jack Layton à la populaire émission Tout le monde en parle. Les 81 résultats de sondage pour les 37 jours de campagne témoignent d’un fait : la chute du Bloc s’était amorcée dès les deux premières semaines, sans qu’aucun chroniqueur ou journaliste n’en témoigne vraiment.

Au départ, les pertes se situaient dans la marge d’erreur, mais par la suite, la tendance s’est affirmée. En scrutant les sondages, on comprend mieux la méprise : au milieu de la campagne, autour des débats, la baisse s’est arrêtée ; pendant quelques jours, le Bloc a même connu un sursaut d’appuis. Après, ce fut la chute finale. En examinant les données dans leur ensemble, la tendance générale de la campagne est cependant visible dès les premières semaines.

En prenant un peu de distance, les résultats du 2 mai ne sont donc pas aberrants ou irrationnels ; ils s’expliquent par des continuités plus profondes, repérables dans les scrutins précédents. Ce qui échappe à l’analyse, c’est évidemment l’accélération du processus. Et c’est ici que le triste slogan du Bloc — « Parlons Qc » —, les propos malheureux de Gérald Larose, l’absence de dossiers « chauds » comme lors des scrutins de 2004 et 2008, ou le sourire de Jack Layton viennent jouer un rôle additionnel. Qu’il faut tenir compte de phénomènes relevant de l’effet boule de neige, analogues aux engouements d’une foule, n’invalide pas la thèse de la rationalité du choix des Québécois. Que s’ajoute enfin une portion inexplicable, échappant à l’analyse, même celle faite a posteriori, ne marque pas une limite de la démocratie. Au contraire, celle-ci relève de la liberté, qui contient une indétermination fondamentale en son sein. Et c’est tant mieux !

En prenant encore plus de recul, le choix des Québécois s’inscrit dans une transformation plus profonde, qui touche bien des éléments de la culture politique. Au cours des dernières années, on a vu plusieurs artistes et intellectuels se désengager, ou du moins afficher un scepticisme par rapport à la cause qui a tenu en haleine toute une génération. Au sein de la classe politique, des désengagements retentissants ont marqué l’actualité. Même Lucien Bouchard, ténor du camp souverainiste en 1995, a montré son ambivalence ou sa perplexité. Sans parler des François Legault ou Joseph Facal, ministres vedettes du PQ, qui ont envisagé de former un véhicule politique qui mettrait la souveraineté de côté.

En fait, le projet souverainiste, bien qu’il frôle encore la barre du 40 p. 100 d’appuis, semble en dormance depuis plusieurs années. Il n’est plus au cœur des discussions ; il n’est plus posé comme une condition au développement du Québec. Le projet ne relève plus de l’urgence ou de la nécessité. Beaucoup estiment d’ailleurs que la souveraineté ne se réalisera jamais. L’engouement pour le projet est tellement à plat que même la direction du PQ refuse de s’engager dans un échéancier. Il en va de même de l’intérêt pour la québécitude, déclinée sous toutes ses formes. Dans la culture, autant la chanson que la poésie, le nationalisme n’est là qu’accessoirement. Dans le monde intellectuel, la question du Québec n’est plus au centre des préoccupations d’enseignement ou de recherche. Joseph Facal n’hésite pas à avouer : « Dans les milieux universitaires, il y a longtemps que la question nationale du Québec a cessé d’inspirer de solides travaux : s’y consacrer, c’est se condamner à la marginalité académique. »

Le NPD et Jack Layton n’ont rien promis : ils n’ont pas eu à utiliser cet ingrédient. Ils ont même donné leur appui au projet du Bas-Churchill, pourtant décrié d’une seule voix par l’Assemblée nationale.

Symptôme additionnel d’un changement majeur : pour gagner le cœur des Québécois, le NPD n’a pas versé avec abondance dans une déclinaison du nationalisme. Il faut se rappeler que toutes les grandes séductions qui ont historiquement balayé l’électorat québécois avaient, chaque fois, fait fortement vibrer la corde nationaliste. Pierre Trudeau incarnait le French Power à Ottawa lors des élections de 1968 et les subséquentes. Brian Mulroney avait tablé sur l’honneur, l’enthousiasme et la promesse solennelle de réparer le « gâchis » constitutionnel pour séduire les Québécois en 1984. Même Stephen Harper, en 2006, avait joué la carte du « fédéralisme d’ouverture » pour son « french kiss ».

Cette fois, rien de semblable. Le NPD et Jack Layton n’ont rien promis : ils n’ont pas eu à utiliser cet ingrédient. Ils ont même donné leur appui au projet du Bas-Churchill, pourtant décrié d’une seule voix par l’Assemblée nationale. La déclaration de Sherbrooke, adoptée en 2005 par les instances du NPD, inconnue du grand public, montre une certaine ouverture, mais guère plus. Et quand Gilles Duceppe a talonné Jack Layton sur ce qu’il entendait par « conditions gagnantes », le chef néodémocrate est resté évasif, répétant qu’il n’y avait pas d’urgence. Sur l’application de la loi 101, Jack Layton s’est avancé un peu plus, mais si peu.

En fait, la question du Québec n’a pas été au cœur des débats. L’électorat québécois a été séduit sans que le séducteur n’ait à se draper de bleu. La spécificité de cette attraction constitue un autre signal inquiétant pour les nationalistes québécois.

Relevant les contradictions du mouvement souverainiste, nous avons d’ailleurs écrit : « Tapies au cœur du mouvement, elles finissent par devenir ambivalence affective, fatigue et lassitude ; elles transforment les émotions, émoussent la volonté. En examinant l’ensemble de l’argumentaire, on comprend mieux pourquoi le souverainisme actuel ne suscite plus d’enthousiasme et devient ringard pour plusieurs. On comprend aussi beaucoup mieux que ce syncrétisme, actif chez beaucoup de Québécois, a relégué la thématique de la souveraineté dans un des tiroirs de la mémoire collective. » En somme, les « raisins de la colère » qui ont alimenté le mouvement souverainiste pendant les années 1960 et 1970, qui avaient retrouvé leur vigueur avec l’échec de Meech en 1990, ne sont plus là.

C’est ce coup de vieux qui a amené la chute du Bloc et qui a incité bien des Québécois à sortir du comportement électoral qu’ils avaient adopté depuis plus de 20 ans.

On aurait cependant tort de croire que le mouvement souverainiste est mort, du moins dans le sens de « définitivement abattu ».

Primo, un Québécois sur quatre a appuyé le Bloc, même en pleine débandade ; secundo, le PQ reste encore premier dans les sondages, même si l’arrivée de l’alternative Legault vient brouiller les cartes ; tertio, dans le discours public, on ne peut pas penser qu’un argumentaire qui a marqué autant de gens puisse s’évanouir par un coup de bâton magique. L’insuccès d’un parti souverainiste ne peut sceller la fin d’un mouvement social aussi important. Il faut donc distinguer la mort de la maladie ou de la dormance. Le mouvement souverainiste, bien qu’il s’essouffle manifestement, a connu, un peu comme un accordéon, des phases diverses, provoquant maintes fois la surprise et la stupéfaction au Canada anglais. À la limite, il est peut-être aux soins intensifs !

Il faut aussi remarquer que, lors du scrutin du 2 mai, le Québec s’est une fois de plus lui-même mis à part : le niveau de soutien au NPD est unique au Canada. En obtenant l’appui de quatre Québécois sur dix et les trois quarts des sièges, le Québec se démarque à nouveau. Ce résultat alimente, bien que d’une manière inédite, la thèse de la société distincte ou le paradigme des deux solitudes. Mais il y a plus. Si les Québécois ont voté pour un parti fédéraliste, ils ne semblaient guère plus enclins à participer à la gouvernance canadienne. Il y a donc une continuité entre la position d’observateurs critiques qu’ils avaient par l’entremise du Bloc et celle qu’ils ont à travers le NPD. En d’autres termes, le scrutin du 2 mai indique qu’il n’y a pas plus d’empressement que par le passé à participer aux décisions gouvernementales pancanadiennes. On pourrait y voir un signe d’autonomie ; les Québécois ont manifestement voulu garder leur distance.

Il n’en reste pas moins que les résultats du 2 mai constituent un changement de paradigme. On passe certes d’une logique Québec-Canada à une logique gauche-droite, mais on aurait tort de croire que la seconde exclura entièrement la première. Les partis vivront évidemment ces changements différemment. La dynamique du caucus néodémocrate sera forcément différente. Pour la première fois de son histoire, l’équipe de parlementaires comptera une portion importante de députés québécois ; c’est même plus que la moitié ! Une révolution ! Par contre, sauf exception, ces gens sont inexpérimentés, du moins politiquement. Ils auront à faire leurs classes au plan partisan (bureau de comté, organisation, financement, réseautage local), au plan médiatique (conférences, communiqués, information officielle ou confidentielle), comme sur le parquet de la Chambre (procédures, questions orales, votes).

Il est probable que leur poids réel soit bien moindre que leur poids arithmétique. C’est probablement dans la seconde moitié du mandat, autour de dossiers spécifiques, qu’ils pourront enfin marquer des points. Il ne faut pas oublier que les néodémocrates n’ont jamais eu de bases solides au Québec, qu’ils sont marqués par une culture militante forte et que l’autre moitié des parlementaires est chevronnée et aguerrie dans bien des cas. Comment les Québécois pourront-ils se faire entendre et se faire le relais des revendications du Québec, ou du moins donner une couleur québécoise à des enjeux pancanadiens? Rien n’est évident.

Ce qui pourrait certainement conforter cette nouvelle députation et provoquer un enracinement du NPD en sol québécois renvoie à trois leviers : 1) le développement massif d’une militance néodémocrate en provenance du Québec, laquelle viendrait épauler la députation et la rendre plus crédible ; 2) l’émergence rapide au sein du caucus de quelques personnalités — en plus de Thomas Mulcair — qui ont déjà des affinités avec la culture politique québécoise ; 3) le maintien dans l’opinion publique québécoise d’un appui substantiel au NPD, indiquant que le vote du 2 mai n’est pas un feu de paille. Si ce scénario devait se réaliser, la direction du NPD pourrait anticiper l’ultime victoire lors du prochain scrutin fédéral.

Inversement, si le discrédit qui entoure présentement quelques députés néodémocrates devait se poursuivre et s’élargir, le 2 mai pourrait figurer comme une exception, une anomalie dans l’histoire politique du NPD. Si les sondages devaient montrer un affaissement des appuis du NPD au Québec, on comprendra que les nouveaux députés auront du mal à s’imposer au caucus, dans la définition du programme et de la prochaine plateforme. Bien plus, ils pourraient rester en marge de la vie médiatique ou de la vie parlementaire. Une telle situation n’est pas impossible.

Mais il reste que, pendant quatre ans, la scène politique sera dominée par les conservateurs de Stephen Harper. Signe de renouveau peut-être, le premier ministre affichait au lendemain du scrutin un ton nettement plus conciliant avec les médias. Pendant toute la campagne, il a été décrit par plusieurs comme un extrémiste, un idéologue de droite, intransigeant de surcroît. Toutes les craintes à propos de ce qu’il ferait d’un gouvernement majoritaire ont été formulées, au Québec en particulier. Le pire, du moins selon certains, se réalisera-t-il?

Là aussi, la suite reste indéterminée. Avec l’arrivée de plusieurs députés de l’Ontario, de Toronto en particulier, le Parti conservateur se diversifie lui aussi. Le grand défi qui était le sien, soit de former un parti unifiant la droite et formant un gouvernement majoritaire, a été gagné. Stephen Harper sait qu’il n’est plus l’otage de sa base militante. Il sait aussi que, devant les libéraux défaits, son parti pourrait devenir celui de la gouvernance canadienne, un rôle que la droite n’a jamais joué au Canada. À la limite, vautil mieux pour lui adopter une série de mesures radicales de droite, puis perdre le pouvoir dans quatre ans, ou vaut-il mieux gouverner au centre droit, sans s’aliéner massivement des régions du pays, dans l’objectif de s’inscrire dans la durée?

Stephen Harper sait enfin que la volatilité dont les Québécois ont fait montre le 2 mai pourrait constituer un terreau propice à l’élargissement de son parti et à son enracinement dans tout le pays.

Les élections du 2 mai 2011 constituent un point tournant dans l’histoire électorale canadienne. En rejetant le Bloc, l’électorat québécois a mis fin à un long cycle qui s’était amorcé avec la mort de l’Accord du lac Meech. Après la période d’ascension de 1968 à 1980, les souverainistes viennent de boucler leur deuxième vie. Il en ressort que si le mouvement souverainiste demeure présent dans la dynamique canadienne, il apparaît plus que jamais comme un géant aux pieds d’argile.

Si un jour le projet caressé par les souverainistes devait se réaliser, la démarche ne relèvera pas d’une progression régulière et « pédagogique », comme ils aiment à le croire. Plutôt, le projet emportera une adhésion massive dans une conjoncture précise, en réaction à un affront ou à un rejet de l’« autre ». Paradoxalement, les incarnations partisanes du mouvement — les députés, les porte-parole et autres instances —, que plusieurs croyaient solides, en forment peut-être l’élément le plus vulnérable.

Au-delà de la stupeur des premiers jours, l’échec électoral sera peut-être saisi par les souverainistes comme une occasion de renouer avec les forces vives du mouvement, et même de réduire le caractère partisan de leur engagement. C’est peut-être l’ultime condition d’une renaissance. Autrement, ils doivent savoir que leurs adversaires n’hésiteront pas à tirer profit de ce tournant historique.

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Jean-Herman Guay
Jean-Herman Guay est professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Commentateur reconnu de l’actualité politique, il est également auteur de livres grand public et de manuels de formation.

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