L’économie mondiale se trouve désormais à un point d’inflexion en matière d’intégration. L’idée d’une interdépendance économique importante entre nations — déjà soulignée par le journaliste et auteur britannique Norman Angell avant la Première Guerre mondiale et avant qu’elle devienne l’apanage de l’Union européenne durant la seconde moitié du siècle dernier — a progressivement cédé le pas à un monde caractérisé par l’intégration supranationale d’entreprises. Celles-ci œuvrent au sein de réseaux mondiaux de densité croissante, ce qui rend souvent caduque la pertinence d’une prérogative, voire d’une identité, nationale. Dans un tel contexte, comment appréhender les grandes tendances touchant les accords internationaux à nature économique et, surtout, comment la politique commerciale canadienne devrait-elle s’adapter aux défis de cet environnement en mutation ? Nous pensons qu’il importe de prendre acte de paradoxes amenés d’abord par une ère postnationale dans l’internationalisation des entreprises et ensuite par un contexte propice au bilatéralisme. Ils permettent d’orienter l’approche canadienne et de préparer le pays aux effets de l’industrie 4.0, la révolution industrielle appelée par les technologies numériques connectées.

Les industries « en réseau » : l’ère postnationale dans une conjoncture populiste

La notion de nation est désormais découplée des produits que proposent les entreprises. En effet, votre appareil électronique préféré conçu en Californie et fabriqué en Chine est-il américain ou chinois ? L’exemple de l’industrie automobile est probant. D’après l’American-Made Index de 2017 de Cars.com, quatre des dix véhicules ayant le plus d’intrants américains sont de marque japonaise. Ainsi, la marque est étrangère, mais une part considérable de l’activité manufacturière et des intrants est américaine. Mais peu importe le manufacturier. En creusant la nature des chaînes d’approvisionnement des fournisseurs, et des fournisseurs de ces fournisseurs, force est de constater que ces chaînes ont une forte teneur mondiale. L’étiquette de véhicule, que la marque soit américaine ou japonaise, perd ainsi de son sens.

Cela nous place devant un premier paradoxe : malgré la montée du discours populiste dans plusieurs pays, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les réseaux mondiaux d’entreprise ne devraient en être touchés que de manière marginale. Cette mondialisation — bien qu’effectivement attaquée dans le discours — se poursuivra, puisqu’à court et moyen terme, les importantes décisions d’investissement en capital des groupes mondiaux sont prises selon des cycles stratégiques plus longs et plus rigides que les fluctuations de l’opinion publique. L’inflexion même du discours des entreprises en fonction des endroits où elles opèrent ne portera pas à conséquence. La raison en est fort simple : puisque ces décisions ont des conséquences majeures sur leur compétitivité, les entreprises continueront de tenter de bien maîtriser leur structure de coûts, peu importe l’environnement auquel elles sont confrontées.

Le mirage du « reshoring »

Du même souffle, le « reshoring » — le rapatriement d’activités économiques vers des pays développés, activités qui naguère avaient été délocalisées vers des pays émergents — est certes présent dans le discours de certains politiciens, américains notamment, mais dans les faits, malgré le « retour » de certaines activités, il ne semble pas y avoir de tendance de rapatriement. Dans un cas comme dans l’autre, le rapatriement nous en dit plus sur l’optimisation des activités de certaines entreprises (dans le but de mieux gérer leurs coûts ou mieux servir leurs clients) que sur le recul de la mondialisation de leurs activités. La mondialisation, quoi qu’il en soit, se poursuit et n’est pas près de cesser. L’économiste et professeur de stratégie internationale Pankaj Ghemawat montre dans ses travaux que nous sommes encore loin d’être aussi mondialisés que nous le croyons. Il reste beaucoup d’opportunités et d’avantages à exploiter, et les solutions (équipements et services), dont l’avantage sur le plan des coûts provient d’intrants, ne sont pas exclusivement nationales.

Le triomphe des bilatéralismes

Les accords commerciaux ont été un catalyseur important de cette intégration croissante des réseaux d’entreprise. Ces dernières années ont amené une certaine résurgence de projets ayant des visées plus larges, à l’instar du Proyecto Mesoamérica, une initiative d’intégration régionale réunissant une dizaine de pays mésoaméricains qui comporte notamment des volets économiques, d’infrastructures et de développement. Des initiatives au sein de secteurs précis ont aussi vu le jour, comme le MILA, une place boursière intégrée de quatre pays (Chili, Mexique, Colombie et Pérou).

Toutefois, au cours de la même période, les accords de libre-échange bilatéraux ont été un vecteur de choix de l’intégration économique entre pays et ce, surtout à la suite de la stagnation d’efforts multilatéraux notamment au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Ce triomphe du bilatéralisme — d’ailleurs privilégié par l’actuelle administration américaine —s’explique sans doute par la perception qu’il permet de meilleurs compromis. Cette perception n’est pas fausse : la géométrie des relations bilatérales est beaucoup plus facile à moduler que celle des grandes ententes multilatérales lorsqu’il faut aussi tenir compte du scepticisme des populations occidentales devant une mondialisation dont elles sentent qu’elle n’a pas livré ses promesses.

Un second paradoxe émerge alors : bien qu’il existe une tendance importante vers le bilatéralisme dans la signature d’accords de libre-échange, les chaînes d’approvisionnement des entreprises sont pour leur part de plus en plus mondialisées au-delà de ces relations bilatérales. Plusieurs, dont l’Organisation de coopération et de développement économiques ainsi que divers ministères et agences fédérales et provinciales, se sont penchés sur le phénomène des chaînes de valeur mondiales. Or, bien au-delà de simples chaînes, la valeur est créée au sein de réseaux internationaux complexes et tributaires de processus juste-à-temps. Ainsi, la compétitivité nationale passe impérativement par l’habileté des entreprises d’un pays à s’insérer au sein des segments à plus forte valeur ajoutée des réseaux internationaux de création de valeur.

Orienter l’approche canadienne

Dans un tel contexte, comment devrait-on orienter l’approche canadienne ? Le Canada est une économie ouverte sur le monde qui demeure malgré tout très intégrée à celle des États-Unis. En dépit de cette intégration et de la nécessité de consolider l’axe canado-américain, les gouvernements successifs ont — à divers degrés — compris que notre prospérité dépend aussi de notre engagement multilatéral et d’un habile jeu de relations bilatérales avec des espaces économiques clés (par exemple l’Union européenne et le Japon). Ainsi, dans une économie hyperconcurrentielle axée sur des réseaux mondiaux, le Canada devrait :

  • Positionner ses entreprises dans les créneaux à valeur ajoutée où il excelle (par exemple dans l’économie du savoir et les ressources naturelles) ;
  • Réduire « l’épaisseur » de ses frontières au maximum pour permettre aux entreprises de diminuer les coûts directs et indirects liés au commerce transfrontalier, et ainsi favoriser les flux financiers, de matériel et de main-d’œuvre spécialisée avec l’ensemble de ses partenaires clés ;
  • Faciliter l’établissement des activités stratégiques d’entreprises étrangères souhaitant implanter au Canada une tête de pont vers des marchés étrangers ;
  • Aider les entreprises en sol canadien à réduire leur risque à l’international, et ce, dans tous les volets de leur modèle d’affaires ;
  • Mieux intégrer les enjeux industriels touchant la sécurité nationale afin d’éviter les ambiguïtés liées au contrôle d’actifs canadiens par des étrangers, lequel qui nuit à la réputation internationale du Canada ;
  • Adopter une position claire et inflexible sur l’importance du libre-échange tant bilatéral que multilatéral comme facteur de prospérité nationale, et ce, peu importe le secteur d’activité concerné.

Pour faire concurrence dans une économie de réseaux, il faut aussi offrir un service réellement clé en main aux entreprises et décloisonner les initiatives gouvernementales (fédérales, provinciales et municipales) à caractère international. Historiquement, un accent important a été mis sur la promotion des exportations. Au-delà des biens et services, il importe de penser à la compétitivité des entreprises et surtout d’accepter des choix contre-intuitifs comme soutenir la délocalisation de certains secteurs pour renforcer la compétitivité des secteurs porteurs.

L’avenir : une politique commerciale pour l’ère de l’industrie 4.0

Au-delà des avancées suggérées précédemment, la modernisation de la politique commerciale du Canada ne peut se faire sans prendre en compte, d’une part, les changements liés à l’industrie 4.0 et, d’autre part, ses corollaires que sont les données massives et les outils d’intelligence artificielle. Elle impliquera des échanges de données et un traitement de ces données gouvernementales et d’entreprises qui influencera la prise de décision des acteurs selon des cycles de plus en plus rapides. Ceux-ci engendreront des changements de l’empreinte géographique des entreprises et accroîtront la fluidité des échanges.

Plus que jamais, le monde intensif en données qui se trouve à nos portes est axé sur un souci d’optimisation des coûts associés aux réseaux mondiaux de création de valeur. Les bases de la concurrence entre nations et entre firmes changent, les conceptions smithiennes ou ricardiennes avec lesquelles plusieurs décideurs sont à l’aise cèdent maintenant le pas à des réseaux complexes — à l’image de ceux des fabricants de microprocesseurs — qui réagiront de manière difficile à prévoir. Le monde d’aujourd’hui est plus intégré que jamais, et celui de demain le sera encore plus, peu importe les discours populistes actuels. Le Canada doit adopter une politique qui lui permet de se positionner comme leader mondial dans ces questions « commerciales » (car le monde ne sera plus seulement interconnecté mais aussi « intelligent »), sous peine d’être confronté à l’impossibilité de jouer un rôle clé dans la définition des contours futurs du commerce international, et d’être condamné à subir les changements de plein fouet.

Les auteurs s’expriment ici à titre personnel. Cet article ne constitue pas, et ne saurait constituer, une prise de position officielle ou officieuse des institutions, organisations et gouvernements avec lesquels les auteurs ont, ou ont eu, des liens de quelque nature que ce soit.

Cet article fait partie du dossier Les politiques commerciales en des temps incertains.

Photo : Shutterstock / Aleksandr Khakimullin


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Yan Cimon
Yan Cimon est professeur titulaire de stratégie à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. Il est directeur du Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et le transport (CIRRELT). Sa recherche porte sur les enjeux touchant les modèles d’affaires des entreprises en réseau dans un contexte international dynamique.
Simon Véronneau
Simon Véronneau est professeur agrégé de gestion des opérations à la Graduate School of Business and Public Policy de la Naval Postgraduate School de Monterrey, en Californie. Il est membre collaborateur du Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et le transport (CIRRELT). Sa recherche porte sur les opérations et la gestion des chaînes d’approvisionnement des industries, y compris l’industrie maritime, dans un contexte international.

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