Un droit fondamental

Louise Arbour

7 février 2014 | «Le chant des sirènes», La Presse, Débats

Tout semble avoir été dit sur la proposition de Charte de la laïcité présentée par le gouvernement du Québec, y compris bien des choses que l’on n’aurait pas dë dire. Il ne reste plus qu’à espérer convaincre celles et ceux qui n’ont pas encore fait leur acte de foi.

Pour ce faire, il faut d’abord traiter des enjeux juridiques que soulève la Charte et, ensuite, de la question plus vaste de l’égalité entre les femmes et les hommes, aspects qui ont jusqu’ici alimenté la vive controverse que l’on sait. Et il faut bien reconnaître qu’à la fin, c’est un choix politique qui devra être fait, par chacun et chacune d’entre nous.

Ce faisant, il faut garder à l’esprit à quel point il est facile de restreindre la liberté des autres, surtout lorsque cette initiative ne coëte rien à celles et ceux qui la préconisent.

Il ne fait aucun doute que, telle que proposée, la Charte porte atteinte à la liberté de religion et que les justifications de cette atteinte à un droit fondamental protégé par le droit québécois, la Constitution canadienne et le droit international sont clairement insuffisantes. Banaliser cette atteinte aux droits ne sert aucun objectif utile; c’est aussi une tactique fréquemment employée par ceux qui nient les droits des autres.

Le cadre d’analyse bien établi en droit constitutionnel fait porter à l’État le fardeau de démontrer qu’une atteinte à une liberté fondamentale comme la liberté de religion est justifiée. Rien n’indique que ce soit le cas en ce qui a trait au projet de charte. Et à celles et ceux qui voudraient s’appuyer sur notre histoire pour prétendre qu’il s’agit ici de neutralité de l’État plutôt que de discrimination, on pourra leur rappeler qu’il aura fallu l’intervention de la Cour suprême pour rectifier le traitement injuste que le gouvernement de Maurice Duplessis faisait subir aux Témoins de Jéhovah et aux communistes.

Dans une démocratie constitutionnelle, le pouvoir judiciaire est une branche à part entière de la gouvernance, à laquelle il incombe de baliser l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif, entre autres par l’interprétation des normes constitutionnelles. Or nous avons la chance de vivre dans un État de droit.

Il est facile de dénoncer le pouvoir décisionnel des juges ou de tourner en ridicule les méandres des analyses juridiques. Pourtant, le concept de droit fondamental est plutôt simple. Avoir des droits, c’est un peu comme avoir un parapluie. C’est surtout utile quand il pleut. La liberté de religion ne veut rien dire si elle est complètement privatisée et donc à peu près jamais menacée. Il en va de même de tous les autres droits fondamentaux. En fait, le plus difficile dans la reconnaissance des droits, c’est de leur donner effet quand cela dérange, et plus cela dérange, plus on doit être prudent avant de les écarter. Pour bien vivre en société, il faut faire preuve d’une certaine empathie politique, qui nous amène à véritablement voir le monde du point de vue des autres.

Dans le cas de la Charte de la laïcité, il est évident que la prohibition du port de symboles religieux ostentatoires vise avant tout, ou du moins affectera principalement, les femmes musulmanes qui portent le foulard. C’est ici que la question divise les féministes.

Pour plusieurs d’entre nous, les religions évoquent la soumission des femmes à un statut d’infériorité, même pour celles qui se croient libres de faire des choix religieux. Cela a été le lot des femmes québécoises pendant des décennies, et nous voulons à juste titre protéger nos acquis.

Mais pour certaines, comme pour moi, la protection de ces acquis ne rend pas pour autant acceptable que l’on poursuive la lutte vers l’égalité en exerçant une coercition sur celles que l’on souhaite voir s’émanciper. Et il est particulièrement odieux d’en faire payer le prix à des femmes déjà marginalisées et pour qui l’accès à l’emploi est un facteur clé d’autonomie et d’intégration.

Somme toute, on nous propose un choix quant à l’avenir de notre société. Les discours sur la laïcité, la neutralité, la tolérance ou la spécificité de la culture du Québec ne devraient pas masquer les enjeux véritables de ce débat portant non seulement sur le choix des valeurs québécoises, mais aussi, et surtout, sur la façon de les exprimer et de les promouvoir.

C’est ici que nous devons nous définir et nous situer dans le monde contemporain. Contrairement à ce que véhiculent les pathologies des nationalismes d’extrême droite et tous les extrémismes, religieux ou autres, nous avons bâti un Québec moderne, ouvert sur le monde et jusqu’à maintenant inclusif.

La Charte de la laïcité nous incite à céder au chant des sirènes. Ce chant évoque l’image nostalgique d’une société homogène catho-laïque, où « nos » symboles religieux nous paraissent inoffensifs parce que, n’y croyant plus, nous les avons vidés de leur sens, alors que ceux des «autres » feraient au contraire peser une menace permanente sur nous.

Nous vivons au Québec une réalité nord-américaine; notre expérience de l’immigration est bien différente de celle des pays européens, y compris de celle de nos amis français. Nous avons jusqu’à maintenant bien réussi à gérer notre métissage. Face à la différence, la peur est toujours mauvaise conseillère. Choisissons plutôt la générosité, confiants que les autres se joindront alors, de leur propre gré, à nos valeurs. C’est au fond ce que les nouveaux arrivants ont toujours fait.


Deux sortes de droits

Claire L’Heureux-Dubé

7 fevrier 2014 | «Journal des débats», version préliminaire, Consultation générale et auditions publiques sur le projet de loi n° 60, Québec

J’appuie évidemment entièrement le mémoire des Juristes pour la laïcité et la neutralité de l’État, particulièrement en ce qui concerne la liberté de religion. […] Ceci m’amène au coeur du véritable débat qui divise certains juristes dans cette enceinte et sur la place publique en ce qui a trait à la liberté de religion. Ce débat juridique se réduit, à mon avis, essentiellement aux opinions divergentes des juristes sur l’interprétation par les tribunaux des limites aux libertés civiles garanties par les Chartes.

Certains, tels le Barreau et la Commission des droits de la personne, entre autres, s’appuient sur une interprétation large et expansive de ces libertés civiles par les juges, interprétation basée sur la croyance sincère uniquement, totalement subjective d’une personne, [selon laquelle] ces pratiques relèvent d’une obligation religieuse, sans autres critères; les arrêts Amselem et Multani, dont on a beaucoup discuté, [en témoignent]. Pour les Juristes pour la laïcité et la neutralité de l’État, dont je suis, cette interprétation large et totalement subjective est révolue depuis les arrêts subséquents à ces deux décisions, dont nous faisons état dans notre mémoire.

Si le projet de loi n° 60 était adopté, on devra tenir compte, entre autres, du contexte social du Québec ainsi que du choix de société que le Québec s’est donné, une société laïque.

[…]

Ce qui saute aux yeux dans cette analyse de la jurisprudence, c’est que ce sont les juges québécois qui ont très souvent une voix différente sur le banc. Les femmes ont une voix différente sur le banc, et les juges québécois aussi. […] En quoi cela est-il pertinent dans le débat actuel sur le projet de loi no 60?  D’une part, qu’il ne faut pas présumer de l’immutabilité des décisions des tribunaux comme le font le Barreau du Québec et la Commission des droits de la personne. D’autre part, plus éloquent encore, le contexte social du Québec est tout à fait différent de celui du reste du Canada. [Il est] imprégné de la culture du bien commun, dans notre Code civil et ailleurs, de l’importance de la communauté, du chacun pour tous, qui se reflètent dans nos institutions, [à l’opposé d’] une culture du chacun-pour-soi véhiculée dans d’autres [sociétés]. Ce contexte ne peut pas être ignoré dans l’interprétation des libertés civiles, ici en jeu, et c’est pour cela, pour ces raisons d’ordre juridique, que je suis très à l’aise avec le projet de loi n° 60, un projet de société qui devrait recevoir l’aval des tribunaux.

[…]

D’abord, je ne suis pas du même avis que ceux qui disent […] qu’elle [la Charte] a mis en exergue la liberté de religion. Ce n’est pas le cas de mon point de vue.

Deuxièmement, il y a deux sortes de droits. Il y a des droits fondamentaux, qui sont le droit — juste pour vous… une petite énumération — le droit à la vie, le droit à un procès juste et équitable, le droit à l’égalité, etc. Ce sont des droits fondamentaux. Et, lorsqu’on a déterminé qu’il y avait une atteinte à ces droits, c’est fini? Ce sont des droits tellement fondamentaux qu’il n’y a…

De mon point de vue, on ne peut pas se mettre à leur donner une portée moindre. Mais, par contre, les libertés civiles, c’est d’un ordre… C’est aussi fondamental, mais d’un ordre tout à fait différent. Et là elles ne sont pas absolues. Alors, ces libertés-là ont été étudiées ou, enfin, déterminées par la Cour suprême, dont je viens de parler, dans une évolution de quelques années? Le kirpan, ça date, je ne me souviens pas exactement de la date du kirpan ou de la décision du kirpan, mais depuis, alors, il y a une évolution de la pensée sur ces droits, ces libertés civiles, qu’il faut distinguer de mon point de vue des droits fondamentaux.

[…]

On y répond [à l’argument voulant que cette Charte porte atteinte à la liberté de religion], évidemment, dans notre mémoire. Mais la religion est avant tout, de mon point de vue, un engagement intérieur, une croyance, comme l’a souligné le juge La Forest dans l’arrêt Children’s Aid Society. Et je pense qu’il est intéressant de voir ce qu’il disait: «Bien qu’il soit difficile d’imaginer quelques limites aux croyances religieuses, il n’en va pas de même pour les pratiques religieuses, notamment lorsqu’elles ont une incidence sur les libertés et droits fondamentaux d’autrui.» […] Et le juge La Forest, c’est un philosophe du droit. à‡a a été un très grand juriste à la Cour suprême. Il dit également: «Il convient généralement de tracer la ligne entre la croyance et le comportement. La liberté de croyance est plus large que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance.» […]

Et les signes religieux, quant à moi, les signes religieux font partie de l’affichage de ces croyances religieuses et non pas de la pratique d’une religion. Tous les employés de l’État sont sujets entre autres à des normes de loyauté et à des restrictions dans leur liberté d’expression politique, ce qui a été jugé valide d’ailleurs par les cours de justice. En quoi une restriction similaire quant à leur liberté d’expression religieuse serait-elle différente? Et là, je réponds peut-être à quelqu’un qui a mis ça en doute en disant: oui, restriction par rapport à un État laïc. Il faut toujours mettre ce paramètre-là. […]

On a parlé beaucoup du cas par cas, etc. Moi, je n’y crois pas, au cas par cas, sans qu’il y ait un mur. C’est une mosaïque de décisions qui n’ont aucune structure à la base. Alors lorsqu’on aura un État laïc, on pourra avoir une structure beaucoup plus certaine que les décisions cas par cas qu’on voit aujourd’hui.

[…]

Quand je parle du droit des femmes, je sais de quoi je parle et, de mon point de vue, la Charte de la laïcité ne cause aucune discrimination contre les femmes. On pourrait se demander, dans l’état actuel, qu’est-ce qui discrimine le plus, ce sont les religions ou c’est la Charte de la laïcité? Alors, à cet égard-là, je pense que la laïcité est excellente pour le droit des femmes qui ont toujours été, dans le droit, jusqu’à un certain moment, considérées comme personnes… comme citoyennes de second ordre. On sait ce qui s’est passé dans les années dernières, dans les années plus lointaines pour rétablir cet équilibre-là.

LA
Louise Arbour a été juge à la Cour suprême du Canada de 1999 à 2004, et haute commissaire des Nations unies aux droits de l'homme de 2004 à 2008.
CL
Claire L'Heureux-Dubé a été juge à la Cour suprême du Canada de 1987 à 2002.

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