En février 2011, Le Devoir rapportait une croissance notable de l’opposition au gaz de schiste parmi la population québécoise. Alors qu’en septembre 2010, 37 % des Québécois se disaient défavorables à l’exploitation des réserves de gaz de schiste de la province, la désapprobation atteignait 50 % à peine un mois plus tard, et 55 % six mois plus tard. En 2012, un sondage réalisé pour le ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques du Québec révélait que l’opinion défavorable avait atteint 71 %. En moins de deux ans, il s’était donc construit au Québec un véritable consensus autour de l’opposition au gaz de schiste. 

Ce consensus est remarquable à plusieurs égards. Bien que le gaz de schiste demeure une ressource peu explorée et toujours inexploitée au Québec, l’opposition y a atteint un seuil surpassant de loin ce que l’on peut constater dans les autres provinces canadiennes ou les États américains, même là où le gaz est exploité à grande échelle. En Pennsylvanie par exemple, un État comptant plusieurs milliers de puits de gaz de schiste, les partisans sont presque aussi nombreux que les opposants. La situation est semblable au Nouveau-Brunswick, où le gaz de schiste a été l’un des principaux enjeux de l’élection provinciale de 2014. Dans les mois suivant cette élection, CBC rapportait en effet que 45 % des Néo-Brunswickois s’opposaient à l’exploitation du gaz de schiste, tandis que 41 % y étaient favorables. Dans l’État de New York, qui a adopté, comme le Québec, un moratoire freinant le développement de l’industrie du gaz de schiste, l’opposition est demeurée sous le seuil observé au Nouveau-Brunswick. 

Pour les observateurs politiques, cette situation n’est peut-être pas très étonnante, puisqu’il est communément admis que le consensus est un trait culturel de la société québécoise, majoritairement francophone sur son territoire et minoritaire en Amérique du Nord. Sentant son caractère distinct menacé au cours de son histoire, elle aurait su éviter les divisions internes susceptibles de l’affaiblir. Se rallier à l’opinion majoritaire serait alors devenu un réflexe. Bien que plausible, ce raisonnement ne permet pas de comprendre pourquoi l’opinion bascule d’un côté plutôt que de l’autre. Autrement dit, pourquoi le consensus sur le gaz de schiste au Québec s’est-il fait autour de l’opposition à l’exploitation ?  

Les sciences sociales pourraient fournir une piste d’explication. En effet, dans la recherche sur l’opinion publique, on distingue la formation de l’opinion de l’opinion déjà formée. Si cette dernière est difficile à influencer, l’opinion qui est en train de se forger est plus volatile. Les opinions convergent plus facilement lorsque les citoyens sont exposés à une masse d’informations homogènes, jugées crédibles. En 2010, le gaz de schiste était un nouvel enjeu, et l’opinion publique québécoise ne s’était pas encore formée. Ainsi, nous avons voulu savoir si à la source du consensus québécois se trouvait une quantité inhabituelle d’informations homogènes sur le gaz de schiste. En effet, notre recherche nous a permis de constater qu’une vague médiatique, provoquée par quelques journalistes, a inondé le Québec d’informations négatives sur le gaz de schiste entre août 2010 et mars 2011.     

La vague médiatique 

Nous avons analysé tous les articles portant sur le gaz de schiste parus dans La PresseLe Devoir, la Montreal Gazette et Le Soleil entre 2010 et 2014. Ces quatre journaux, dont le contenu est facilement accessible en version électronique, offrent une représentation assez fidèle de l’ensemble de la couverture médiatique québécoise du gaz de schiste. Premier constat : si presque aucun article ne parle de gaz de schiste dans la première moitié de 2010, le nombre d’articles sur ce sujet augmente graduellement en juin, fait un bond important en juillet et explose en août. Et il demeure élevé jusqu’en mars 2011.   

Une telle couverture intense d’un enjeu de politique publique est inhabituelle. En général, un enjeu qui reçoit de l’attention médiatique pendant une journée ne refait surface qu’après une période plus ou moins longue, pendant laquelle d’autres questions sont à la une. Au Québec, le gaz de schiste a occupé l’espace médiatique sans relâche entre août 2010 et mars 2011. La comparaison avec la couverture médiatique en Colombie-Britannique, fondée sur l’analyse des quotidiens Vancouver SunThe Province de Vancouver et le Times Colonist de Victoria (figure 1), confirme le caractère inhabituel de la couverture québécoise durant cette période. Une véritable vague d’articles sur le gaz de schiste s’est abattue sur le Québec à partir du milieu de 2010. 

Il n’y a pas que l’intensité de la couverture qui a été exceptionnelle, mais son ton aussi. Des recherches en communication politique indiquent que le ton habituel qu’emploient les journalistes en abordant des enjeux de politiques publiques est légèrement négatif. Pour mesurer le ton, nous avons soustrait la fréquence des arguments positifs (par exemple, « l’extraction de gaz va créer des emplois ») dans chaque article de la fréquence des arguments négatifs (par exemple, « la fracturation hydraulique va polluer l’eau »). Pour déterminer le ton de la vague, nous avons calculé ensuite la moyenne mensuelle du ton de chaque article. Un article qui obtient un résultat de 0 a présenté autant d’arguments positifs que négatifs, offrant ainsi un équilibre parfait. La moyenne obtenue en Colombie-Britannique, -0,09, indique que le ton médiatique y était similaire à ce que l’on observe dans les recherches en communication politique, soit un ton légèrement négatif. Au Québec, cependant, le ton était nettement plus négatif, la moyenne étant de -0,77 entre août 2010 et mars 2011. Même une fois la vague passée, le ton est demeuré nettement négatif au Québec avec -0,64. 

Une poignée de journalistes influents 

Compte tenu du rôle qu’a joué cette vague médiatique dans la formation du consensus, nous avons voulu en comprendre les raisons. Nous avons d’abord examiné les articles publiés en tout début de la vague à la recherche d’un événement marquant qui aurait pu susciter cet engouement journalistique, que ce soit la parution d’une étude scientifique, une mobilisation citoyenne, un accident ou une erreur politique. Or il n’y a rien eu de tel. Les premiers articles n’ont fait qu’annoncer l’intérêt de l’industrie à commencer rapidement l’exploitation du gaz de schiste au Québec. Bien entendu, la vague a permis de mettre en avant quelques événements : une campagne d’information ratée de l’Association pétrolière et gazière du Québec auprès des municipalités en début d’automne, des fuites de méthane des forages exploratoires suivant une inspection du ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec qui ont été révélées en décembre, et la formation occasionnelle de groupes de citoyens inquiets. Cependant, tous ces événements se sont produits après l’émergence de la vague médiatique. Il est probable, par ailleurs, que ceux-ci soient liés à cette vague, voire qu’ils se soient produits en réaction à celle-ci ; nous ne pouvons donc conclure qu’ils en sont responsables. Autre fait notable : les études scientifiques d’envergure propre au territoire québécois, soit l’étude du Conseil des académies canadiennes et l’évaluation environnementale stratégique (commandée par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs de l’époque), n’ont été publiées qu’en 2014, c’est-à-dire bien après la fin de la vague médiatique. Impossible dès lors de dire que de faits scientifiques expliqueraient l’attention médiatique obtenue. 

L’absence d’événement déclencheur nous a amenés à examiner d’autres aspects de la couverture journalistique durant la vague, et nous nous sommes intéressés aux auteurs des articles. Ce sont 210 individus ou organismes qui ont signé quelque 785 articles, chroniques, éditoriaux ou lettres d’opinion durant la vague, ce qui correspond à une moyenne de quatre articles par auteur. La distribution est cependant très inégale. Alors que 137 auteurs n’ont écrit qu’un seul article, l’auteur le plus prolifique en a signé 82. Quatre journalistes ont été, et de loin, particulièrement productifs, rédigeant à eux seuls près du tiers des textes. Comme l’indique la figure 2 (où la somme des deux lignes correspond à 100 % des articles), leur signature apparaît sur près de 40 % des articles (ou un ratio de 0,4) au plus fort de la vague. Les quatre journalistes ont de toute évidence joui d’une présence marquée dans l’espace médiatique lors de la vague. Difficile d’expliquer une telle concentration dans la rédaction des articles si ce n’est que ces quatre journalistes partagent une spécialisation liée à la protection de l’environnement — et donc un intérêt pour la question du gaz de schiste.  

Les quatre journalistes prolifiques semblent avoir eu de l’ascendant sur leurs collègues, notamment sur ceux qui couvrent l’environnement de manière plus ponctuelle. La figure 3 montre en effet que le nombre d’arguments positifs et négatifs dans les articles des autres journalistes s’est rapproché en cours de route de celui des articles des quatre journalistes. Les arguments négatifs dans les articles de ces derniers ont dominé dès le début, alors que les articles des autres journalistes étaient d’abord plus neutres. Après la vague, la couverture est redevenue neutre — du moins en ce qui concerne les autres journalistes. La comparaison avec la Colombie-Britannique montre que la couverture y est restée plus équilibrée qu’au Québec, et cela tout au long de la période.  

L’influence exercée sur les présentations au BAPE    

En réaction aux craintes exprimées par certaines municipalités ayant un potentiel de production commerciale de gaz de schiste — craintes largement rapportées par les médias —, le gouvernement Charest a annoncé le 31 août 2010 la mise en place d’un Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Le mandat de cette institution unique au Québec est de tenir des audiences publiques permettant à des organismes et des individus de donner leur avis sur un projet ou une industrie qui a un impact environnemental. Dans le cas de l’industrie du gaz de schiste, les audiences ont eu lieu en octobre et novembre 2010, en pleine vague médiatique. Sans surprise, elles ont fait l’objet de nombreux articles de presse, qui ont contribué à maintenir la force de la vague.  

Au cours des audiences, le BAPE a entendu 131 groupes, organismes et individus, dont 123 qui avaient déposé des mémoires écrits. Nous avons analysés tous les mémoires, en plus des avis provenant de ministères, d’organismes publics et d’organisations qui n’avaient pas fait de présentations au BAPE — soit des documents de 168 organisations —, afin de vérifier les sources d’information que les témoins avaient utilisées pour justifier leur position sur le gaz de schiste. Nous avons pu établir 980 sources d’information, incluant des scientifiques, des organismes gouvernementaux et, bien entendu, des journalistes. Compte tenu de l’ampleur de la vague médiatique, on pouvait s’attendre à ce que ceux-ci aient fréquemment été cités comme source d’autorité.  

Et non seulement ils ont été fréquemment cités, mais notre analyse montre que leur influence a surpassé parfois celle de nombreux experts. Ainsi, un journaliste a eu 27 % plus de chances d’être nommé comme source d’autorité que toute autre source d’information. Parmi les organismes ayant témoigné devant le BAPE, ce sont les nombreux groupes sociaux et environnementaux qui ont le plus cité des sources journalistiques, s’y référant presque deux fois plus qu’à toute autre source. Fait à noter, ces groupes ont cité les quatre journalistes les plus prolifiques durant la vague environ 15 fois plus souvent que les 202 autres journalistes. Selon notre analyse, ces quatre journalistes ont influencé l’avis de plusieurs témoins, ou, du moins, ont été utilisés par plusieurs d’entre eux pour justifier leur opposition à l’exploitation du gaz de schiste au Québec. 

Des leçons à retenir  

Même avant le dépôt du rapport du BAPE à la fin février 2011, il était devenu évident qu’un consensus s’était formé au Québec contre l’exploration et l’extraction de gaz de schiste. Bien qu’il soit difficile d’établir avec certitude un rapport de cause à effet entre ce consensus et la vague médiatique, plusieurs éléments pointent dans cette direction. En fournissant une grande quantité d’informations relativement homogènes, la vague médiatique a contribué à former l’opinion des Québécois et a eu une influence plus considérable que toute autre source d’information, incluant les audiences du BAPE. Dans la séquence des événements, celles-ci apparaissent même comme une conséquence de la vague. Et sans l’attention médiatique inhabituelle accordée au gaz de schiste à l’été 2010, le gouvernement Charest n’aurait sans doute pas confié au BAPE le mandat de faire enquête et de tenir des audiences sur cette source d’énergie. 

Au moment où la vague est survenue, l’opinion des Québécois sur le gaz de schiste ne s’était pas encore cristallisée. En juin 2010, peu d’entre eux avaient entendu parler du gaz de schiste. Comme c’est souvent le cas avec des enjeux politiques, les médias ont été les premiers à informer les Québécois sur le gaz de schiste. Mais ce qui est exceptionnel ici, c’est la quantité d’information diffusée et le ton négatif de l’information, émanant de la plume d’un très petit nombre de journalistes.  

Les consensus sont des phénomènes relativement rares. Et les consensus issus d’une influence journalistique sont sans doute encore plus inhabituels. La plupart du temps, l’intensité de l’information transmise par les médias sur les enjeux de politiques publiques est trop faible pour rejoindre un nombre important de citoyens. Et dans les rares cas où l’information les rejoint, elle est soit insuffisamment homogène pour orienter l’opinion dans une direction, soit se bute à des opinions cristallisées. Notre analyse a néanmoins montré qu’une couverture intense, homogène et dominée par un petit nombre de journalistes critiques a pavé la voie au consensus québécois contre le gaz de schiste.  

Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et n’engagent qu’eux. 

Photo : Shutterstock / Denis Maximov  


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Éric Montpetit
Éric Montpetit est professeur de science politique à la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal.
Alexandre Harvey
Alexandre Harvey est titulaire d'une maîtrise en science politique de l'Université de Montréal (2016). Il travaille présentement comme analyste de politiques au sein de la fonction publique fédérale. 

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