Pour l’Union européenne, expliquait récemment le président français Emmanuel Macron, la crise actuelle constitue un « moment de vérité », un passage difficile où, une fois de plus, les Européens devront décider si l’Europe constitue un « projet politique » porteur de solidarité ou, simplement, un « projet de marché ». La crise de COVID-19, en effet, oppose fortement les pays méditerranéens, durement frappés par la pandémie et la récession, et les pays plus riches du Nord, réticents à l’idée de créer un fonds commun pour mutualiser les dettes publiques.

Aux États-Unis, le leader de la majorité républicaine au Sénat Mitch McConnell a avancé l’idée qu’il serait peut-être préférable, plutôt que de fournir une aide fédérale, de laisser les États en difficulté, généralement gouvernés par des démocrates, faire faillite. Andrew Cuomo, gouverneur démocrate de l’État de New York, a répondu qu’il s’agissait d’« une des idées les plus stupides de tous les temps », en soulignant que son propre État était un contributeur net aux finances fédérales, contrairement au Kentucky du sénateur McConnell, qui reçoit toujours plus qu’il ne donne. Les États américains sont par ailleurs engagés dans une compétition chaotique avec le gouvernement fédéral pour l’achat d’équipement de protection.

Pour sa part, le président brésilien Jair Bolsonaro a tout fait pour rendre inopérantes les mesures de confinement décrétées par les gouverneurs des États, au grand dam de son propre ministre de la Santé.

En comparaison, le climat politique est demeuré relativement serein dans la fédération canadienne. Le gouvernement fédéral et les provinces se concertent, et collaborent de bonne foi, pour mener une politique de crise ambitieuse et, dans l’ensemble, cohérente. On a même vu les gouvernements de l’Alberta et du Manitoba faire des dons d’équipement aux provinces les plus touchées par la COVID-19.

Mais à terme, la crise actuelle aura sans doute des effets sur le fédéralisme canadien. La première question qui vient à l’esprit est celle d’une éventuelle tendance à la centralisation. La Seconde Guerre mondiale, que j’évoquais dans ma dernière chronique, a donné lieu à de généreuses innovations, mais aussi à une centralisation sans précédent de la fédération canadienne. En 1940, un amendement constitutionnel a octroyé au gouvernement fédéral la pleine juridiction sur l’assurance-chômage ; en 1942, les provinces cédaient à Ottawa l’administration de tous les impôts sur les revenus des particuliers et des entreprises ; en 1944, le gouvernement fédéral a créé un programme d’allocations familiales en évoquant son « pouvoir de dépenser » ; et graduellement, plusieurs programmes à frais partagés se sont ajoutés, permettant à Ottawa d’imposer des normes dans divers domaines de compétence provinciale.

Justin Trudeau nous a brièvement rappelé cette tradition centralisatrice en évoquant la possibilité de placer la gestion des CHSLD sous la gouverne de la Loi canadienne sur la santé. Mais le lendemain, il a vite reculé en précisant, dans son français unique, qu’il n’avait pas l’intention « d’ingérer le fédéral dans les champs de compétence des provinces ».

Le fait est que la Loi canadienne sur la santé a surtout une valeur symbolique, le gouvernement fédéral n’étant guère en mesure de définir des normes dans un secteur auquel il contribue de moins en moins financièrement. Si Justin Trudeau voulait vraiment avoir un mot à dire sur les soins de longue durée, il devrait hausser considérablement le Transfert canadien en matière de santé, et probablement mieux répartir ces paiements en tenant compte des différences démographiques entre les provinces. Les soins de santé demeureraient quand même une compétence provinciale.

De toute façon, ces jours-ci, le gros de l’action est ailleurs. Le gouvernement fédéral, en effet, a créé toute une gamme d’instruments pour soutenir directement le revenu des particuliers et des entreprises, notamment la prestation canadienne d’urgence pour les travailleurs (PCU) et les étudiants (PCUÉ), la bonification du crédit pour la taxe sur les produits et services et de l’allocation canadienne pour enfants, la subvention salariale d’urgence du Canada pour les entreprises (SSUC) et divers programmes en appui aux commerçants, aux collectivités, au secteur culturel, aux organismes communautaires et, bien sûr, aux producteurs de pétrole. Au total, l’aide fédérale directe aux particuliers et aux entreprises s’élevait fin avril à 145,6 milliards de dollars, soit 6,3 % du PIB canadien. À titre de comparaison, en 2016, le gouvernement fédéral et les provinces consacraient 7,3 % du PIB aux soins de santé, un poste budgétaire majeur.

Certains se sont demandé si ces nouveaux programmes ne présageaient pas une poussée centralisatrice, qui amènerait notamment le gouvernement fédéral à instaurer un début de revenu minimum garanti (RMG) ou à intervenir davantage dans l’aide sociale. À mon avis, c’est peu probable. D’abord, tous ces programmes sont limités dans le temps et établis à un niveau difficilement soutenable à long terme. Ensuite, ils procèdent d’une logique d’urgence visant à combler temporairement des trous dans la sécurité du revenu et ne reposent pas sur des principes d’action clairs, susceptibles de perdurer.

Avant d’empiéter sur les platebandes des provinces ou de songer à un improbable revenu minimum garanti, le gouvernement fédéral aura fort à faire pour reconstruire un programme d’assurance-emploi satisfaisant.

La PCU, par exemple, n’a rien d’un revenu minimum garanti. Elle offre un revenu temporaire aux travailleurs qui ne se qualifient pas pour l’assurance-emploi, mais laisse sans ressources les chômeurs qui ne répondent pas à ces critères (soit 16 % des personnes sans emploi). Elle n’est pas non plus distribuée à ceux qui n’en ont pas besoin, ce qui l’éloigne clairement d’un RMG. La PCU et les autres nouveaux transferts n’ont rien non plus de l’aide sociale, puisqu’ils ne reposent pas sur une évaluation des revenus et des actifs du ménage. Avec les années, le gouvernement fédéral s’est désengagé de l’aide sociale, avec notamment l’abandon du Régime d’assistance publique du Canada en 1995, et il est peu probable qu’il y revienne. Ce que présagent plutôt la PCU et les autres transferts d’urgence, c’est une sérieuse mise à niveau de l’assurance-emploi, un programme de compétence fédérale qui a perdu une grande part de sa capacité protectrice depuis 20 ans. En 1990, 84 % des chômeurs touchaient des prestations d’assurance-chômage ; en 2018, moins de la moitié des chômeurs (42,1 %) étaient admissibles à l’assistance-emploi. Avant d’empiéter sur les platebandes des provinces ou de songer à un improbable revenu minimum garanti, le gouvernement fédéral aura fort à faire pour reconstruire un programme d’assurance-emploi satisfaisant.

Les tensions dans les relations intergouvernementales sont plus susceptibles de renaître autour d’un enjeu un peu oublié depuis quelques années, le déséquilibre fiscal. Les dettes publiques auront beaucoup augmenté en raison de la crise, et la tentation sera grande pour le gouvernement fédéral d’emprunter de nouveau l’approche des années Chrétien et Martin pour réduire son déficit en sabrant les transferts aux provinces. Plus fondamentalement, l’écart entre la situation financière des deux ordres de gouvernement demeurera à l’avantage d’Ottawa. Dans son Rapport sur la viabilité financière de 2020, le directeur parlementaire du budget soulignait encore une fois la distance entre la situation favorable du gouvernement fédéral et celle, plus précaire, des provinces.

Un autre facteur qui risque de modifier la donne dans les relations intergouvernementales canadiennes, c’est l’avènement, pas-à-pas, mais probablement inéluctable, d’un monde post-pétrole. Il y a quelques semaines, quand le baril de pétrole a pris une valeur négative, les provinces productrices ont reçu un signal de plus, brutal cette fois-ci, les avertissant des risques de tout miser sur la production d’hydrocarbures. Le choc a été particulièrement rude pour Terre-Neuve-et-Labrador, qui a dû appeler le gouvernement fédéral à son aide. Ces événements récents nous rappellent que la répartition territoriale de la richesse et les attentes des provinces peuvent changer considérablement avec le temps.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

Photo : Le premier ministre Justin Trudeau lors d’une de ses conférences de presse quotidiennes, 10 avril 2020. La Presse canadienne / Justin Tang.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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