(Cet article a été traduit de l’anglais.)

La prostitution figure parmi les enjeux les plus âprement discutés en justice pénale, sans doute parce que le commerce du sexe est souvent l’objet d’opinions idéologiquement enracinées, auxquelles se greffent plusieurs positionnements et croyances. Certains, à gauche de l’échiquier politique, préconisent une approche abolitionniste, d’autres, à l’extrême droite, privilégient la légalisation pure et simple. Or, au sein de la société canadienne, c’est souvent le point de vue idéologique dominant qui dicte les politiques adoptées par les provinces en application des lois fédérales sur la prostitution. Cette situation représente un réel défi, qu’il est possible de relever si gouvernements et décideurs s’engagent à trouver un terrain d’entente au profit du bien-être à court et à long terme de l’ensemble des citoyens.

Conceptuellement, le terme « prostitution » désigne tout acte donnant lieu à un échange de services sexuels contre de l’argent ou une autre forme de paiement. Jusqu’à récemment, la prostitution n’était pas illégale en soi au Canada, mais le Code criminel interdisait pratiquement toute activité connexe dans la sphère publique et privée. Dans le jugement Canada c. Bedford de 2013, la Cour suprême a toutefois invalidé trois articles du Code criminel [210, 212(1)(j) et 213(1)(c)] au motif qu’ils contrevenaient à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (selon lequel tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne). Depuis lors, il n’est plus considéré comme illégal de tenir une maison de débauche ou de s’y trouver, de vivre des produits de la prostitution ou de communiquer avec quiconque en public à des fins de prostitution. Car selon la Cour suprême :

Les interdictions […] ne font pas qu’encadrer la pratique de la prostitution. Elles franchissent un pas supplémentaire déterminant par l’imposition de conditions dangereuses à la pratique de la prostitution : elles empêchent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour assurer leur propre protection.  

Puisqu’il était illégal de se livrer à la prostitution dans un lieu public (« communiquer ») et de fréquenter une maison close ou un établissement analogue (« tenir une maison de débauche »), notent Glenn Betteridge et Joanne Csete dans leur rapport de 2016 sur le travail sexuel, les travailleuses du sexe étaient contraintes de vivre aux marges les plus sombres de la société, à la merci de prédateurs de tout genre. Elles se retrouvaient financièrement asservies (à des proxénètes et au crime organisé) parce qu’il leur était interdit de tirer des revenus de leur travail (« vivre des produits de la prostitution »), qui constituait pourtant une activité légale.

En réponse au jugement de la Cour suprême, le gouvernement de Stephen Harper a déposé en 2014 le projet de loi C-36, intitulé Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, entré en vigueur le 6 décembre de la même année. En interdisant l’achat de services sexuels, cette loi a fait de la prostitution une activité illégale au Canada.

Il est intéressant de noter que la législation révisée ne fait plus mention du terme « prostitution ». La loi s’inspire en effet du « modèle nordique », selon lequel toute prostitution est synonyme d’exploitation de femmes et de jeunes filles. Cette approche repose sur un présupposé idéologique qui vise à réduire le phénomène en sanctionnant les acheteurs de services sexuels et quiconque profite financièrement de la prostitution d’autrui, notamment les proxénètes et le crime organisé. Mais aussi nobles que soient ses intentions, la loi ne prévoit ni soutien ni protection pour les travailleuses du sexe, qui perdent leur revenu et la capacité de subvenir à leurs besoins lorsque des clients s’éloignent par crainte d’être arrêtés. Or les plus vulnérables d’entre elles, maltraitées et contraintes à la clandestinité, ne profitent aucunement de cette criminalisation des clients, puisque l’industrie qui les exploite évolue déjà dans l’ombre, loin des regards de la police.

Le débat sur la prostitution fait ressortir tout l’éventail des influences et positionnements idéologiques, depuis l’abolitionnisme privilégié par l’extrême gauche à la légalisation préconisée par l’extrême droite. Entre les deux, le centre gauche soutient la criminalisation du commerce du sexe alors que le centre droit souhaite plutôt le décriminaliser.

Melissa Farley, psychologue clinicienne et chercheuse favorable à l’abolition, notait en 2004 que la violence et la souffrance (physique et psychologique) sont inhérentes la prostitution, qu’elle soit légale ou illégale, réglementée ou décriminalisée. Selon ce point de vue, tout commerce du sexe est source de maltraitance, d’exploitation et d’asservissement. Mais en cherchant à le bannir entièrement, les abolitionnistes refusent de fait aux travailleuses du sexe toute autonomie ou initiative personnelle.

Criminaliser certains aspects de la prostitution, c’est interdire la vente ou l’achat de services sexuels, ou les deux. Ancrée dans le principe d’abolition, cette approche repose sur un ethos moralisant qui fait du commerce du sexe une pratique condamnable et passible de sanction. En criminaliser tous les aspects, c’est supposer que la société convient du caractère intrinsèquement nocif de ce commerce et veut empêcher quiconque de s’y livrer en interdisant tout comportement associé. Pour autant, cette criminalisation généralisée ne permet ni de combattre ni de supprimer les causes de la prostitution.

Le Canada a partiellement adopté cette approche. Le projet de loi C-36 du gouvernement Harper incarne cette notion voulant que toute prostitution crée des victimes et qu’il faut par conséquent en criminaliser tous les aspects. Cette approche voit en outre les travailleuses du sexe comme des victimes à protéger. La loi a donc décriminalisé leur comportement. Or l’ensemble de cette démarche pose problème puisque la loi demeure contradictoire : elle interdit tous les aspects de la prostitution mais néglige d’élaborer un cadre d’action pour mettre en œuvre cette interdiction.

De son côté, l’approche de décriminalisation vise le juste équilibre entre soutien aux travailleuses du sexe (par des programmes de sortie ou de réduction des risques) et diminution ou suppression de l’exploitation et de la prostitution forcée. Selon les tenants de cette approche, la criminalisation isole et marginalise les travailleuses du sexe tout en attisant et en alimentant la violence. Elle affaiblit leur capacité d’accéder à la justice, de préserver leur santé, d’être protégées par le droit du travail et de reconquérir leur autonomie sexuelle. Pour autant, la décriminalisation ne garantit aucunement que les clients de la prostitution seront parfaitement sains et inoffensifs.

Pour les partisans de la légalisation, la prostitution constitue un vrai travail dont les revenus doivent être imposables et qu’il faut soumettre aux règlements provinciaux et municipaux sur la santé et la sécurité au travail, aux exigences des prestations pour soins de santé et aux conditions d’attribution de permis. Selon ce point de vue, celles qui travaillent dans le commerce du sexe ne sont pas des victimes ou des personnes exploitées. Ce commerce est vu comme un sous-produit des sociétés du monde entier qu’il convient simplement de légaliser et de réglementer. Parmi les arguments à l’appui de la légalisation sont invoquées la possibilité pour les gouvernements de tirer des revenus des permis d’exploitation et taxes d’affaires, et la réduction de la violence et des activités criminelles, ce qui favoriserait la santé, la sécurité et l’autonomie des hommes et des femmes. Toutefois, aucune forme de légalisation n’empêcherait les meurtriers et les violeurs de sévir, pas plus qu’elle ne garantirait à toutes les travailleuses du sexe de pouvoir travailler au sein du nouveau système (en raison de troubles mentaux, de toxicomanie ou de maladies infectieuses).

Le phénomène de la prostitution suscite donc un large spectre d’opinions, de la gauche à la droite en passant par le centre, dont chacune pourrait faire l’objet d’un argumentaire recevable. Mais quel est le point de vue le plus réaliste dans nos sociétés actuelles ? Malgré les paramètres fixés par le projet de loi C-36, l’abolition repose sur un objectif idéaliste et irréaliste. Non pas qu’elle soit impossible, mais parce que le gouvernement (et la société) ne souhaite pas investir durablement dans les nombreux programmes sociaux nécessaires pour traiter les causes de la prostitution (pauvreté, toxicomanie, maladie mentale, maltraitance des enfants).

La légalisation et la réglementation généralisées sont tout aussi irréalistes au Canada, ne serait-ce qu’en raison de la compétence provinciale en matière d’administration de la justice. Entre les divergences idéologiques et les changements de gouvernement, il serait presque impossible pour chaque province d’adopter et d’appliquer une même réglementation. De plus, la légalisation laisserait en plan les plus vulnérables. Supposons ainsi l’existence d’un bordel régi par la loi, tenu de payer des impôts et d’assurer la santé et la sécurité de ses travailleuses : on souhaiterait qu’il embauche des femmes attrayantes et mentalement équilibrées, qui ne se droguent pas et prennent soin de leur santé. En réalité, beaucoup ne pourraient remplir ces exigences. Où les retrouverait-on ? Les causes de leur entrée dans la prostitution subsisteraient et elles seraient vouées à une dangereuse marginalité. De plus, une société qui cherche à protéger l’anonymat des clients refuserait tout règlement imposant à ceux-ci de prouver qu’ils ne souffrent d’aucune infection sexuellement transmissible.

Tout compte fait, où doit-on se situer par rapport à l’actuel cadre juridique du Canada ? Quelque part à mi-chemin.

Sans inclure toutes les formes de soutien et de solution, la décriminalisation pourrait concrètement répondre aux enjeux actuels de la prostitution. Elle nécessiterait un engagement à long terme des provinces (au-delà de leurs mandats électoraux de quatre ans) en vue de financer des programmes et services de sortie et de réduction des risques dans un vaste ensemble de domaines (enfance, jeunesse et vie adulte, santé physique et psychologique, toxicomanie et troubles mentaux, intervention d’urgence, services sociaux, soutien des pairs, sécurité, formation policière et plus encore). Elle nécessiterait un consensus social selon lequel tout adulte qui choisit librement de se prostituer peut se prévaloir de droits en matière d’emploi, est respecté et protégé par les droits de la personne. Elle nécessiterait qu’une loi comme la Protection of Sexually Exploited Children Act de l’Alberta, qui fournit à la police et aux services sociaux des outils contre l’exploitation sexuelle des enfants, soit adoptée dans chaque province et territoire, parallèlement à une meilleure formation policière, un soutien et une coopération entre organismes. Elle nécessiterait enfin que le gouvernement fédéral coordonne les mesures de lutte contre le trafic sexuel, au pays comme au-delà des frontières.

Le travail d’élaboration des politiques qui mèneraient à la décriminalisation de la prostitution est considérable et multidimensionnel. Mais il n’a rien d’impossible. Et c’est uniquement en le réclamant de nos gouvernements fédéral et provinciaux (où qu’ils se situent sur l’échiquier politique) qu’on pourra engager de réels changements au profit de tous les acteurs concernés (des enfants exploités aux travailleuses du sexe pleinement autonomes). Les solutions adoptées doivent assurer aux travailleuses du sexe des garanties juridiques en matière de droit du travail et des droits de la personne, tout en s’attaquant à l’ensemble des facteurs qui causent l’exploitation (maltraitance des enfants, maladie mentale, toxicomanie, pauvreté et autres).

Cet article est en partie tiré de l’ouvrage de J. Barker et D. S. Tavcer, Women and the Criminal Justice System: A Canadian Perspective (Toronto, Emond Montgomery, 2018).

Cet article fait partie du dossier Une vision élargie de la réforme du système de justice pénale.

Photo : TORONTO ― Manifestation de plusieurs groupes en appui aux droits des travailleuses du sexe au parc Allen Gardens, le 13 juin 2015. La Presse canadienne.


Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux débats d’Options politiques et soumettez-nous votre texte en suivant ces directives. | Do you have something to say about the article you just read? Be part of the Policy Options discussion, and send in your own submission. Here is a link on how to do it. 

D. Scharie Tavcer
D. Scharie Tavcer est professeure agrégée au Département d’économie, de justice et d’études politiques à l’Université Mount Royal. Ses travaux portent sur les questions de justice sociale, notamment sur la violence faite aux femmes.
Jane Barker
Jane Barker est directrice de l’École de criminologie et de justice pénale de l’Université Nipissing. Elle a codirigé avec D. Scharie Tavcer la deuxième édition de l’ouvrage Women and the Criminal Justice System: A Canadian Perspective.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License