(Cet article a été traduit de l’anglais.)

J’ai demandé à un client de se remémorer un épisode de son enfance marquée par l’alcoolisme de ses parents. Il a répondu par un profond soupir, suivi d’une longue pause. J’ai patienté au bout du fil pendant qu’il réprimait ses pleurs.

Quand il a retrouvé la parole, j’ai été sidérée par le torrent de mots qu’il a déversés pour raconter la peur, le bruit, les coups, les fugues, le désarroi et la douleur qui ont hanté son enfance passée auprès de parents alcooliques et violents.

Au bout d’une longue conversation, je l’ai remercié de m’avoir raconté son éprouvant parcours de vie qui avait mené à sa condamnation pour violence conjugale. Il m’a remercié à son tour de l’avoir écouté. À partir de ses mots et de mes recherches sur les générations précédentes d’Autochtones qui ont été minées par les abus du système des pensionnats indiens, j’ai rédigé un « rapport Gladue » destiné au juge, qui en prendra connaissance avant de détermine la peine.

Ces textes sont des « histoires sacrées », selon Mark Marsolais-Nahwegahbow (qui est Ojibwe), avec qui je travaille à Ottawa au cabinet-conseil IndiGenius & Associates. Nous y produisons ce qu’on appelle des « rapports Gladue », du nom d’un jugement de 1999 qui a imposé aux juges de considérer les réalités propres aux délinquants autochtones et les solutions de rechange à la prison. C’était il y a près de 20 ans, et ces rapports s’inscrivaient dans un train de mesures visant à réduire la surreprésentation des Autochtones dans nos pénitenciers. Aujourd’hui encore, les détenus autochtones y sont proportionnellement plus nombreux, et leur taux d’incarcération continue d’augmenter. Cette situation témoigne de l’échec d’un système judiciaire, incapable de traiter les causes sous-jacentes de cette criminalité et de répondre au besoin de guérison créé par plus d’un siècle de lois et de politiques racistes.

« Le système judiciaire est essentiellement perçu sous un angle occidental », déplore Marsolais-Nahwegahbow. Ayant travaillé en première ligne à Service correctionnel Canada, il y a vu des détenus autochtones « traités comme du bétail », sans égard à leur besoin de guérison ni aux conditions de vie autochtones. Une fois libérés, beaucoup récidivaient et se retrouvaient de nouveau en prison. Le taux de récidive des délinquants autochtones est en effet alarmant. Après avoir assisté pendant plus de 20 ans à ce triste manège, Marsolais-Nahwegahbow a voulu contribuer à réformer le système de l’intérieur.

Nous examinons les différents aspects d’un colonialisme séculaire, du racisme systémique, des répercussions des pensionnats indiens, des traumatismes intergénérationnels et des conditions de vie actuelles.

Au cabinet-conseil IndiGenius, nous produisons des « histoires sacrées » qui rejettent cette vision occidentale des autres rapports présentenciels, où sont sèchement résumés le casier judiciaire et la situation familiale du délinquant. Nous nous penchons sur le colonialisme séculaire, le racisme systémique, les répercussions des pensionnats indiens, les traumatismes intergénérationnels et les conditions de vie actuelles. Surtout, cette approche holistique est menée par des Autochtones, ce qui n’est pas le cas de tous les rapports de sentence autochtones.

Les rapports Gladue ne sont pas obligatoires, mais tout délinquant qui se déclare autochtone a le droit d’en faire rédiger un pour le juge chargé du prononcé de la sentence et des audiences de libération conditionnelle.

« Il est de la responsabilité des avocats de fournir ces renseignements personnels dans tous les cas, à moins que le délinquant ne renonce expressément à son droit à l’examen de cette information », a établi en 2012 la Cour suprême, par décision majoritaire, dans l’affaire R c. Ipeelee, qui a instruit les juges de l’importance des rapports Gladue comme outils de détermination des peines.

Les avocats peuvent embaucher un rédacteur ou rédiger eux-mêmes un rapport qui remplit cette exigence. Et c’est ce qui pose problème dans notre système de justice occidental. Car en dépit du rappel du plus haut tribunal du pays, selon lequel tous les juges doivent disposer d’informations contextuelles pour déterminer une peine susceptible d’éviter l’incarcération des Autochtones, les rapports Gladue restent grandement sous-utilisés.

Certains délinquants ne savent pas qu’ils peuvent faire rédiger un rapport Gladue et en sont donc privés. Et ceux qui en font la demande doivent parfois le financer eux-mêmes. Selon notre expérience auprès de clients de tout le pays, il manque clairement de rédacteurs spécialisés pour répondre à la demande grandissante.

Si Ottawa et les provinces finançaient adéquatement le travail des rédacteurs des secteurs privé et public, les avocats n’auraient pas à embaucher des rédacteurs d’autres régions.

Plusieurs provinces financent les rapports Gladue par l’Aide juridique, qui en confie la rédaction à des organismes non gouvernementaux. Mais comme ces ONG ne suffisent pas à la demande, ils en limitent la production à certains demandeurs et parviennent difficilement à satisfaire ceux des communautés éloignées. Beaucoup de nos clients doivent ainsi payer leur rapport de leur poche. Si Ottawa et les provinces finançaient adéquatement le travail des rédacteurs des secteurs privé et public, les avocats n’auraient pas à embaucher des rédacteurs d’autres régions. On réduirait ainsi la durée et les coûts d’un processus d’instruction pénale déjà très long, mais aussi le nombre de demandeurs qui doivent renoncer aux rapports.

Aucun agrément national ne s’applique à la rédaction des rapports Gladue, et seuls une poignée d’instituts proposent une formation officielle en la matière. À l’heure actuelle, de nombreux rédacteurs proviennent d’autres secteurs du système judiciaire. Pour ma part, j’ai commencé à en rédiger comme journaliste, armée de mes compétences en recherche et en entrevues ainsi que d’une expérience auprès des communautés autochtones. Les entrevues sont extrêmement personnelles et nécessitent une approche nuancée qui incite chaque délinquant à confier certains des épisodes les plus enfouis et sombres de sa vie. En augmentant le financement et en formant des rédacteurs pour qu’ils se conforment aux normes définies par les Autochtones, on pourrait créer un système où les rapports Gladue favorisent la guérison de nombreux délinquants tout en formulant des recommandations de peine à l’intention des juges.

Les rapports Gladue n’ont jamais été un passe-droit ou une panacée face au racisme inhérent des tribunaux. Bien utilisés, ils servent à convaincre les juges d’envisager d’autres solutions que la prison. Il ne s’agit pas d’éviter aux Autochtones toute sanction pour avoir enfreint la loi, mais de considérer que l’éprouvant parcours qui a mené à leur délit s’explique en partie par un historique de politiques racistes édictées par l’État canadien.

Le ministère de la Justice étudie actuellement une réforme de la justice autochtone. Et même si la ministre Jody Wilson-Raybould, elle-même autochtone (Kwakwaka’wakw), a déclaré que ce processus était engagé avant les verdicts controversés des procès pour le meurtre de Colten Boushie (Cree) et celui de Tina Fontaine (Ojibwe), l’annonce a coïncidé avec un tollé général en faveur de changements sociaux. En cherchant à remédier aux défaillances systémiques qui continuent de marginaliser les communautés autochtones, la ministre serait bien avisée de solliciter la collaboration de ces mêmes communautés.

Marsolais-Nahwegahbow espère qu’on pourra cette fois établir un modèle dirigé par les Autochtones, qui leur rendra justice au terme de plusieurs siècles de traditions coloniales inéquitables. L’introduction de réels changements n’exige pas de résoudre la quadrature du cercle, rappelle-t-il, puisque « les peuples autochtones appliquaient leur propre système de justice bien avant la colonisation ».

L’une des mesures qu’il défend activement consiste à établir une norme nationale de rédaction des rapports Gladue. Fondée sur le parcours de guérison d’un Autochtone, elle s’inspirerait par exemple des Sept enseignements sacrés, des enseignements de la roue de médecine ou de l’initiative Walking the Red Road. En assurant aux rédacteurs une formation unifiée et dirigée par les Autochtones, on favoriserait l’accessibilité et l’usage optimal des rapports.

Nos rapports reposent sur des échanges intenses qui permettent à nos clients de s’approprier leur histoire tout en assumant la responsabilité de leurs actes.

Pour rédiger nos rapports, nous utilisons un modèle de narration autochtone qui inscrit la vie du délinquant dans un parcours englobant l’histoire des générations qui l’ont précédé tout comme des épisodes racontés par sa famille et sa communauté. Nous y intégrons ensuite les notions spirituelles de guérison, y décrivons les programmes de soutien communautaire et les solutions de rechange à la prison. Chaque rapport repose ainsi sur des échanges intenses qui permettent à nos clients de s’approprier leur histoire tout en assumant la responsabilité de leurs actes. Une fois le rapport remis au juge qui déterminera sa peine, le délinquant a une meilleure compréhension de la place qu’il occupe dans sa communauté, son histoire familiale et sa nation.

Au gré des entrevues et de l’élaboration de leur « histoire sacrée », nous avons vu des délinquants prendre conscience de leur valeur, souvent au terme d’une vie d’exclusion et d’oppression. C’est dans ce parcours de guérison que réside tout l’intérêt des rapports Gladue.

La vie de nombreux Autochtones est marquée par la pauvreté, une faible scolarité, l’alcoolisme et la toxicomanie, autant de facteurs propices à un fort taux de criminalité. Les liens entre les politiques historiques des gouvernements et les traumatismes intergénérationnels chez les peuples autochtones sont aujourd’hui clairement établis. Il revient donc au ministère de la Justice de comprendre leur profond besoin de guérison et de les écouter attentivement pour mieux réformer le système judiciaire. Autrement, le nombre de détenus autochtones continuera d’augmenter.

Cet article fait partie du dossier Une vision élargie de la réforme du système de justice pénale.

Photo : So Much Depends Upon Who Holds the Shovel /  Christi Belcourt. Acrylique sur toile, 48 x 96.


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Sarah Niman
Sarah Niman studied terrorism law at the University of Ottawa. She is a recent faculty of law graduate and current articling student. She is also a freelance journalist and Gladue Report writer for the courts.

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