L’utilisation des paradis fiscaux par certains contribuables plus fortunés n’est pas un phénomène nouveau. Toutefois, la complexité de la fiscalité moderne, jumelée à l’ingéniosité des vendeurs de stratégies fiscales, a certainement contribué à l’érosion de la base fiscale des pays qui ont adopté des règles fiscales plus traditionnelles. Chose certaine, la fraude fiscale n’est pas plus acceptable aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Si le sujet fait maintenant davantage l’objet d’une couverture médiatique, c’est grâce au travail acharné des journalistes d’enquête et à un accès à la documentation internationale facilité par l’usage de l’Internet.

Récemment, une équipe de Radio-Canada a été informée de l’utilisation par des contribuables canadiens d’une stratégie fiscale mise sur pied par le cabinet KPMG et dont la pièce maîtresse était une société écran constituée à l’île de Man. Sommairement, des sommes importantes – on parle ici de plusieurs millions de dollars par contribuable – étaient transférées à des sociétés de l’île de Man, et les rendements qui en découlaient étaient exonérés d’impôt en vertu de la loi de l’île de Man. Les sommes appartenant à ces sociétés, hormis les honoraires payables aux administrateurs, ne pouvaient être remises à qui que ce soit sauf sous forme de dons à des personnes autorisées (eligible persons). Or, il appert que le bailleur de fonds de chaque société, ou un membre de sa famille, se qualifiait justement à ce titre. Puisqu’une somme d’argent reçue en tant que don légitime ne constitue pas un revenu imposable en vertu des lois canadiennes, grâce à cette planification fiscale, l’objectif des bénéficiaires des sommes en question ici était de recevoir ces sommes à l’abri de l’impôt canadien. Enfin, c’est ce qu’ils espéraient…

Selon la documentation déposée dans le cadre de l’un des dossiers qui sera éventuellement entendu par la Cour canadienne de l’impôt, soit l’affaire Peter Marshall Cooper 2015-1070(IT)G, on peut y lire que les revenus totaux générés par la société à qui la famille Cooper a transféré une vingtaine de millions de dollars, atteindraient environ de 3,5 millions de dollars pour les années 2003 à 2010. Les documents prétendent également que le revenu imposable total déclaré par M. Peter Cooper au cours de ces mêmes années a varié entre 0 et 7 015 dollars, sauf en 2006, où il a atteint 12 483 dollars, et en 2007, où il a culminé à 17 576 dollars, ce qui a impliqué le paiement d’un impôt fédéral de… 319 dollars ! Plus choquant encore, compte tenu de la maigreur de son revenu déclaré au cours de ces années, M. Cooper a bénéficié de crédits d’impôt remboursables généralement réservés aux plus démunis de la société.

Cooper et des membres de sa famille ont été démasqués par l’Agence du revenu du Canada. Toutefois, plusieurs autres contribuables – une vingtaine, selon Radio-Canada – auraient aussi profité de cette stratégie fiscale. Puisque les autorités fiscales ignoraient leur identité, le ministre du Revenu national a obtenu un jugement de la Cour fédérale le 18 février 2013 exigeant le dépôt par KPMG de la liste de ses clients pour lesquels le cabinet avait établi cette planification fiscale; trois semaines plus tard, KPMG a déposé à la Cour une demande de révision de cette décision. Alors que ce dossier semblait dormir dans les filières de la Cour fédérale, il a étrangement repris vie après que Radio-Canada eut effectué une recherche, au printemps 2015, à l’égard de ce dossier au greffe de la Cour fédérale.

Au cours de cette même période, soit le 1er mai 2015, même si la demande de révision de la décision de la Cour fédérale n’avait pas encore été entendue – et c’est toujours le cas au moment d’écrire ces lignes, ce qui est totalement aberrant –,  Radio-Canada a appris que l’Agence du revenu du Canada aurait présenté, à tous les clients de KPMG dont le dossier n’avait pas encore été judiciarisé – ce qui exclut la famille Cooper – une proposition visant à leur permettre de régler leur dossier fiscal grâce au simple paiement des impôts éludés, sans pénalité ni poursuite criminelle, tout en profitant d’une réduction très substantielle de quatre points de pourcentage des intérêts payables sur la dette fiscale accumulées pendant les années 2004 à 2010.

La procédure dont il est question dans l’offre de l’Agence du revenu porte le nom de « divulgation volontaire », et elle est décrite plus amplement dans la circulaire d’information IC00-1R4 publiée par l’Agence. Elle découle de l’application du paragraphe 220 (3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui autorise le ministre, lorsque certaines conditions sont réunies, à renoncer à exiger les pénalités et les intérêts normalement dus par un contribuable.

Une telle procédure doit être amorcée par les contribuables qui désirent régulariser leur situation fiscale après un manquement à la loi, volontaire ou non. Elle n’est toutefois pas autorisée lorsque des contribuables, ou un tiers lié à la divulgation, font déjà l’objet d’une investigation des autorités fiscales ou encore lorsque ce mécanisme de divulgation volontaire a déjà été utilisé dans le passé par les contribuables en question afin de régulariser leur situation fiscale. Or, dans le présent dossier, c’est l’Agence elle-même qui a invité KPMG à informer ses clients qu’elle accepterait d’emblée la divulgation volontaire qu’ils pourraient faire, et ce, sans même vérifier si ces contribuables répondent aux conditions prescrites. De plus, l’offre déposée par l’Agence exige la plus stricte confidentialité de la part des contribuables en question et de leurs conseillers fiscaux, sous peine de résiliation de l’offre.

Comment justifier qu’une telle procédure ait pu être soumise par l’Agence à des contribuables qui ont profité de l’opacité d’un écran juridique localisé à l’île de Man, alors qu’un des objectifs de ce mécanisme est justement de poser un obstacle aux instances fiscales qui souhaitent les retracer ? Alors que l’Agence du revenu accepte parfois de régler certains dossiers à cause de la faiblesse relative de son argumentation juridique, et donc des risques d’une défaite devant un tribunal, rien, dans les circonstances, ne justifiait le dépôt d’une telle offre. Sur le plan juridique, l’argumentation des contribuables visés ne tient tout simplement pas la route, et l’Agence avait déjà obtenu un premier jugement ex parte lui permettant de mettre la main sur la liste des clients de KPMG qui avaient bénéficié de la stratégie en question. Il suffisait de faire preuve d’un peu de patience, d’attendre encore peut-être une année de plus – ce qui n’est pas énorme quand on sait que la mise sur pied de la stratégie date d’il y a presque 15 ans – la confirmation de ce jugement.

C’est l’un des piliers même de notre fiscalité qui est ici en cause : l’équité. L’offre déposée par l’Agence du revenu dans ce dossier et, plus généralement, la procédure de divulgation volontaire comme telle, constituerait théoriquement une prime à la délinquance. Comment l’Agence du revenu pourra-t-elle soutenir avec sérieux qu’il est important que chacun paie sa juste part d’impôt, alors qu’elle fait fi de ses propres règles liées à la divulgation volontaire, puisqu’elle fait un pont d’or à de possibles tricheurs sans même savoir si les conditions nécessaires, énoncées dans sa circulaire d’information, sont respectées. Il est en effet possible que l’Agence ait déjà lancé une enquête sur certains des contribuables visés, et aussi que l’un ou plusieurs d’entre eux aient déjà profité de la divulgation volontaire dans un dossier précédent : si c’est le cas, ce sont deux situations où l’Agence refuse, selon sa propre circulaire, la divulgation volontaire. Or, dans le cas qui est sous étude, elle s’est peinturée dans un coin, en s’engageant à accepter les demandes avant même d’en faire l’analyse. C’est comme si j’attribuais la note A+ à un étudiant avant même de voir sa copie d’examen.

De plus, comment l’Agence peut-elle exiger la confidentialité d’une telle offre ? Cette forme d’opacité n’est-elle pas justement l’une des caractéristiques du recours aux paradis fiscaux, que dénoncent l’OCDE et nombre de pays… dont le Canada ?

Et l’offre de règlement déposée par l’Agence signifie-t-elle que le cabinet KPMG, qui a orchestré ce prétendu stratagème, sortira indemne de l’aventure ? Indépendamment de l’issue des offres de règlement, nous invitons les autorités fiscales à faire la lumière sur cette stratégie et sur les intentions de la société comptable. Est-ce une situation où une planification fiscale a entraîné de l’évitement fiscal, mais sans comportement criminel, ou ne serait-ce pas plutôt de la véritable évasion fiscale, organisée par ce cabinet comptable d’envergure internationale ?

La mise au jour de cette stratégie doit être la bougie d’allumage qui forcera le gouvernement canadien à réfléchir à la philosophie qui sous-tend le mécanisme de divulgation volontaire. Quelle théorie ou quel principe justifie qu’un délinquant fiscal puisse régulariser sa situation en évitant de payer des pénalités et une partie importante des intérêts normalement dus, surtout dans le cas d’un manquement totalement conscient et volontaire ?

Divers programmes d’« amnistie fiscale » existent dans de nombreux États, mais ils ne sont généralement pas aussi laxistes que ce qui est offert au Canada. Certains de ces programmes sont assortis de pénalités, bien que réduites : par exemple, en Italie, les pénalités normales pour un manquement aux obligations fiscales sont réduites du quart ou de la moitié dans le cas d’une divulgation volontaire, et, aux Pays-Bas, dans le cadre d’un programme d’amnistie qui a pris fin le 1er juillet 2015, ces pénalités étaient réduites à 30 % de l’impôt éludé ; elles sont maintenant fixées à 60 %, ce qui constitue tout de même une réduction importante lorsqu’on considère que les pénalités normalement applicables varient de 100 % à 300 % de l’impôt impayé.

Plusieurs pays offrent des créneaux ponctuels où les contribuables qui désirent bénéficier de la clémence de l’État bénéficient de quelques semaines ou de quelques mois (tout au plus) pour régulariser leur situation. C’est ainsi que le Massachussetts vient d’annoncer une amnistie fiscale, sans pénalité, d’une durée de deux mois, qui débutera le 1er avril 2016. Aux États-Unis, lors du scandale de la banque suisse UBS en 2009, les clients américains de cette banque ont pu bénéficier d’une pénalité réduite à condition qu’ils divulguent leurs revenus pendant les quelques mois prévus à cette fin. Au cours des années suivantes, d’autres amnisties ponctuelles ont été offertes ; toutefois, les pénalités applicables croissaient chaque année. Depuis peu, un programme de divulgation volontaire assorti de pénalités modulées selon les situations a été instauré, qui prévoit des pénalités pouvant atteindre 50 % lorsque les revenus non déclarés proviennent d’États étrangers ; et un autre programme – streamlined procedure –, applicable aux manquements non intentionnels, prévoit des pénalités plafonnées à 5 % pour les résidents américains et un congé de pénalités lorsque les contribuable sont non résidents des États-Unis (on présume alors que la méconnaissance du régime fiscal et sa complexité sont la cause de l’omission).

En somme, voilà une belle occasion de réfléchir au traitement qui doit être réservé à ceux et celles qui choisissent de ne pas participer à l’effort fiscal collectif ainsi qu’aux spécialistes qui les accompagnent dans leurs démarches.

André Lareau
Andre Lareau est professeur de droit fiscal à la Faculté de droit de l'Université Laval depuis 1982. Il a aussi été doyen de cette faculté de 2005 à 2007. Il s'intéresse plus particulièrement à la fiscalité internationale et à la politique fiscale.

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