Indy Johar, associé principal pour l’innovation à la Fondation Young, était le conférencier invité pour l’ouverture du colloque de la Fondation Pierre Elliott Trudeau, en novembre 2015. Sa conférence s’intitulait « Les défis d’un changement radical : passer du cloisonnement à l’interdépendance ».

La rupture mène au changement. Dans le monde actuel marqué par de grandes ruptures, les institutions officielles et officieuses de tous les secteurs sont mises à rude épreuve : certaines échouent, d’autres s’adaptent ou encore se transforment complètement. Ces changements ne sont désormais plus le fruit de l’initiative isolée d’une personne, d’une organisation, d’une institution ou d’un domaine. Pourtant, malgré une plus grande participation à la prise de décisions et malgré les possibilités de rétroaction numérique rapide, la plupart des grandes institutions voient encore la société comme cause principale des problèmes sociaux, économiques ou environnementaux plutôt que comme source dynamique pour y trouver des solutions. La société démontre bien que ces institutions se trompent. Dans un contexte de mondialisation et d’interconnectivité, où il y a de moins en moins de limites à l’empathie et à la créativité, les mouvements citoyens mènent à des partenariats étonnants, apportent des solutions novatrices ou réclament des initiatives responsables là où les entreprises et les gouvernements tolèrent tacitement le statu quo.

Johar a raconté l’histoire de Shivam Bajpai. Il venait d’avoir 16 ans, le 5 avril 2007. En revenant de l’école sur une rue achalandée de Kanpur, au nord de l’Inde, il a été frappé par un chauffard, qui s’est enfui. Quelques secondes plus tard, alors qu’il gisait sur la route, une autre voiture a roulé sur lui. Il s’est traîné jusqu’au bord du trottoir pour s’étendre près d’un arbre et demander de l’aide. Quelques badauds se sont arrêtés pour regarder. Personne ne l’a aidé. Personne n’a appelé l’ambulance. Quarante-cinq minutes plus tard, il succombait.

C’est un cas parmi des millions. À toutes les quatre minutes, une personne meurt dans un accident de la route en Inde ; le pays possède le triste record mondial de mortalité routière. Il s’agit de la principale cause de décès chez les personnes de 15 à 45 ans, le groupe le plus productif d’une société. Les accidents routiers ont aussi un impact considérable sur l’économie ; on estime, en effet, que leur coût équivaut à 3,2 % du PIB de l’Inde.

Piyush Tewari était le cousin de Shivam Bajpai. Quand Tewari a découvert qu’environ 1000 personnes étaient passées près de son cousin sans s’arrêter, il a senti qu’il devait agir. Il a parlé à des docteurs, à la police et aux services d’urgence. C’est alors qu’il a saisi l’importance d’un accès immédiat à des soins compétents après un accident. Il a remarqué à quel point la réaction des passants était cruciale. Il a compris qu’il fallait apporter des traitements d’urgence adéquats afin de stabiliser un blessé jusqu’à son arrivée à l’hôpital. Tous ces gestes ensemble permettraient d’éviter 50 % des morts accidentelles. Mais d’abord, il fallait surmonter plusieurs obstacles, notamment l’apathie des badauds, les répercussions juridiques liées au fait d’aider une victime d’accident (qui peuvent transformer un geste humanitaire en une responsabilité) et le manque de formation en premiers soins chez les policiers.

Dès lors, Tewari s’est intéressé à la sécurité routière comme un système et plus comme un problème isolé. Il s’est rendu compte que l’amélioration de la sécurité routière n’était pas simplement une question de ressources, de politiques, d’éducation et de comportement ; non, pour lui, le problème de la sécurité routière se situait plutôt à l’intersection où se croisent – dans le désordre mais de façon interdépendante – plusieurs responsabilités fragmentées, les lacunes du système juridique et un manque de formation. Pour créer une « chaîne de survivance », il fallait mettre en lien les citoyens, la police, les ambulanciers et le personnel des hôpitaux. Pour provoquer ce changement radical, il fallait composer avec toutes les parties mobiles, chercher les occasions de briser le cloisonnement et créer un environnement où les divers ministères, établissements et intervenants puissent travailler sur leur propre « fragment » de responsabilité. Avec la Fondation SaveLife qu’il a créée, Tewari a milité pour des changements dans la réglementation (il a d’ailleurs obtenu un règlement décrété par les tribunaux) ; il a conçu un plan de changement de culture afin de rendre la police plus efficace face aux accidents, grâce à une formation en réanimation et en traumatologie de base ; il a forcé les routes à péage à souscrire des assurances accidents; et, finalement, il a développé une application mobile pour signaler les incidents. L’application mobile a été judicieusement conçue à la toute fin, car un tel problème de nature systémique ne peut être résolu par une seule intervention.

Comme l’indique Sachin Malhan, au cours des premières années de la fondation, plus de 175 000 victimes d’accidents de la route ont reçu les soins appropriés grâce à la réaction des passants. Malhan ajoute que « ce type de modèles et de leçons, qu’on considère souvent comme des produits “peu pratiques” quand on les voit à travers les loupes conventionnelles, sont en fait des solutions efficaces qui changent une fois pour toutes les systèmes. Au lieu d’une innovation ponctuelle, il y a une combinaison d’innovations axées sur un intérêt commun, qui visent des changements juridiques et donnent lieu à des partenariats de services qu’on pourrait appliquer à d’autres contextes avec l’aide d’agents de changement déterminés ».

De l’histoire de la Fondation SaveLife, Johar retient trois éléments pour une théorie du changement au 21e siècle.

Passer du personnage héroïque aux mouvements de masse : La dominance traditionnelle de l’État, du héros et du leader a sans doute donné lieu à un ensemble pratique d’initiatives en matière de développement, d’investissement, de responsabilité et de gouvernance. Mais de nos jours, dans un monde interconnecté et interdépendant, les relations entre les intervenants se caractérisent davantage par les réseaux horizontaux que par une hiérarchie pyramidale.

Comme le montre le travail de Tewari, on ne peut déléguer à une seule personne ou institution la responsabilité du changement. Les solutions efficaces demandent la participation des « foules », que ce soit les citoyens, les entrepreneurs, les coalitions d’entreprises ou les ONG. Les changements dépendent de mouvements qui interpellent divers acteurs et leur donnent la possibilité d’agir et d’innover, que ce soit dans des institutions établies ou des campagnes populaires. Le nombre d’interfaces efficaces entre ces divers acteurs est déterminant pour la réussite d’un changement radical. Seuls les mouvements de masse – qui impliquent plusieurs intervenants et qui peuvent compter sur le soutien d’une architecture institutionnelle – pourront faire place à un changement démocratique postindustriel dans les démocraties actuelles. Ce modèle de changement demande une redéfinition de la notion de leadership : c’est-à-dire, laisser de côté l’intérêt purement organisationnel pour favoriser la création de mouvements axés sur un objectif commun, tout en mettant en place des plateformes contextuelles pour y arriver. La campagne « People for Bernie Sanders » en constitue un exemple frappant. Cette initiative indépendante en appui à la candidature de Sanders pour l’investiture du Parti démocrate en vue des élections présidentielles de 2016, aux États-Unis, emploie des slogans tels que « Ensemble », « Pas moi, eux » et « Du peuple, par le peuple, pour le peuple ». On remarque que la campagne est moins axée sur la personnalité de Sanders que sur un mouvement qui revendique le pouvoir démocratique et économique aux grandes compagnies, et ce, malgré les réticences des médias ou des donateurs de l’establishment.

Passer des soins à la prévention : Bien que l’État se soit toujours considéré comme un investisseur dans le bien public (allant des droits de propriété à l’éducation), on ne s’est jamais vraiment penché sur le type de problèmes visés par les investissements, mais plutôt sur les largesses que ces derniers permettent de répandre. Par contre, les mesures d’austérité récentes ont fait disparaître nombre d’investissements et d’efforts de prévention ; on ne mise plus que sur des gains à court terme au détriment d’enjeux à plus long terme, ce qui entraîne nécessairement de nouvelles dépenses.

Par exemple, la crise des services d’urgence dans les hôpitaux du Royaume-Uni est directement liée aux coupures dans les services communautaires pour les aînés. Quand les personnes âgées ou vulnérables n’ont plus aucun recours en cas d’inquiétudes de santé (souvent liées à des problèmes de santé mentale), elles se dirigent précisément là où les coûts sont les plus élevés : l’urgence.

À l’opposé, l’exemple ontarien de Deep River montre comment un programme paramédical communautaire, qui prend en charge les aînés vivant seuls, a permis de réduire de moitié les appels au 911 et les consultations aux services d’urgence. Cela grâce aux visites des ambulanciers qui effectuent, à domicile, un petit contrôle de santé et demandent aux aînés comment ils se sentent. Ce programme de prévention coûte 75 000 dollars par année, mais permet des économies de 1,6 million de dollars. La logique est simple : on peut prévenir d’énormes dépenses grâce à un projet qui permet d’éviter une perte du contrôle des coûts humains, mais aussi financiers, liés à un cumul de problèmes sociaux.

Passer du cloisonnement à l’interdépendance : Le changement radical demande de nouveaux modèles pour l’élaboration des politiques, pour la documentation ou pour la responsabilisation. Il demande qu’on repense la gouvernance, et ce, des petits cloisonnements organisationnels jusqu’aux grands systèmes interdépendants. Au cours des 50 dernières années, les responsables de politiques se sont intéressés à la création d’instruments précis – transferts financiers, investissements ou mesures incitatives (sanctions et récompenses) – qui permettent aux personnes intéressées et rationnelles d’obtenir des résultats efficaces. Cependant, les problèmes chroniques actuels ne s’améliorent pas, et c’est peut-être à cause de l’échec des systèmes. Tant que nous continuerons de chercher des instruments politiques miraculeux, nous passerons à côté des vrais enjeux, lesquels sont unis par une interdépendance qui dépasse les cloisonnements politiques traditionnels.

Il faut donc miser sur l’innovation et la mise en œuvre à l’échelle des systèmes pour donner l’élan à un ensemble d’intervenants, d’investisseurs et de services émanant des secteurs public et privé. Des domaines clés comme l’innovation, la santé, l’éducation ou l’environnement doivent être considérés comme des produits livrables dans l’ensemble des systèmes, ce qui demande une intervention coordonnée de tous les appuis (directs ou indirects) présents dans les ministères ou les budgets, mais aussi, comme l’illustre le cas de Piyush Tewari, bien au-delà des gouvernements.

Pour conclure, Indy Johar nous dit que le plus grand changement qu’on doit mettre en place est le passage du « pouvoir du moi » vers un « pouvoir du nous ».

Photo: Fondation Trudeau Foundation / Fair Use

 


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Lilia Yumagulova
Lilia Yumagulova est boursière Trudeau 2008 et boursière de la Fondation Bullitt à l’Université de la Colombie-Britannique.

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