Dans une salle remplie de fonctionnaires du gouvernement fédéral, actuels ou anciens, dont plusieurs ont occupé des postes de haut niveau et qui tous pourraient dresser une longue liste justifiant le besoin de moderniser la fonction publique, c’est le commentaire d’une boursière Trudeau qui a clairement fait voir pourquoi il est important de se pencher sur la question de l’innovation dans le secteur public – sujet qui amorçait la dernière journée du colloque de 2015 de la Fondation Pierre Elliott Trudeau.

Elle-même enfant du système de protection de l’enfance, et aujourd’hui doctorante en travail social à l’Université McGill, Melanie Doucet a raconté la tragique histoire d’Ashley Smith. Cette adolescente du Nouveau-Brunswick s’est suicidée en 2007 dans une prison fédérale, après avoir bourlingué pendant cinq ans dans les systèmes provincial et fédéral de protection de l’enfance, de santé mentale et de services correctionnels : le tout caractérisé par un manque de coordination et des ressources insuffisantes.

Dès que Melanie s’est mise à parler, les quelques personnes distraites ont déposé leur téléphone. À la fin, la salle était silencieuse. Pour ceux qui n’étaient pas directement liés à la fonction publique (un groupe qui, pour être franche, était peu susceptible de se montrer emballé à l’idée d’un groupe de discussion sur l’innovation dans le secteur public), le cas d’Ashley Smith a clairement montré l’importance de pouvoir compter sur une efficacité réelle des services publics. Plus précisément, ce cas a fait voir que lorsque le secteur public commet des erreurs, on parle de choses plus sérieuses que les lieux communs sur les ronds-de-cuir, la paperasserie ou la hiérarchie (bien que ces éléments fassent aussi partie de l’équation). On constate alors que les erreurs sont importantes en ce sens qu’elles ont un impact direct sur la qualité de vie des citoyens les plus vulnérables.

La question de l’erreur, ou plus précisément la crainte du gouvernement de commettre des erreurs, était le point de discussion juste avant l’intervention de Melanie Doucet. Mark Jarvis, du Centre Mowat, a cité l’ancien conseiller d’un premier ministre canadien, qui confirmait sèchement que les leaders politiques à la tête de la fonction publique n’ont jamais été tolérants face à l’échec. Cela vient, en partie, d’un type de journalisme où l’on cherche constamment la petite bête, mais aussi de l’idée selon laquelle le grand public monte sur ses grands chevaux dès qu’une erreur du gouvernement est mise au jour. Par ailleurs, on ne peut pas dire non plus que l’erreur qui consiste à ne pas innover soit un enjeu sur lequel repose le succès politique des gouvernements. Dans ce contexte, on serait porté à croire que les gouvernements sont incités à « maintenir le cap », peu importe si c’est dans la bonne direction ou non. Et c’est là l’essence même du paradoxe de l’innovation dans le secteur public : l’expérimentation et la volonté de s’éloigner du statu quo sont les prérequis de l’innovation – laquelle permettrait d’éviter les erreurs en amont –, mais ces caractéristiques font grandement défaut dans les bureaucraties du secteur public qui redoutent l’échec.

C’est ce paradoxe que le gouvernement fédéral tente de résoudre avec la nouvelle initiative du Comité des sous-ministres sur l’innovation en matière de politiques, initiative appuyée par un projet de modernisation du gouvernement (Objectif 2020) et une série de laboratoires d’innovation dans les ministères. Riches de leur expérience dans des organismes réputés mondialement pour leurs démarches d’innovation en matière de politiques et de services publics, les deux expertes étrangères du groupe de discussion – Kit Lykketoft, du MindLab, un laboratoire danois d’innovation intergouvernementale, et Tiina Likki de Behavioural Insights Team — avaient plus d’un conseil à partager avec les fonctionnaires d’Ottawa qui ont la tâche de mettre en œuvre, au sein du gouvernement fédéral, ce programme d’innovation.

Lykketoft et Likki indiquent qu’au lieu de se fixer l’objectif ambitieux, mais vague, de mettre en place une « culture propice à l’innovation » au sein du gouvernement (un objectif qui, rappelons-le, a fait partie de manière explicite ou implicite des nombreuses tentatives de modernisation entreprises par le gouvernement canadien depuis les années 1960), il serait sans doute plus sage de mettre les efforts sur des initiatives à plus petite échelle qui portent sur des problèmes bien circonscrits. Le mot « agile » revient d’ailleurs souvent dans les milieux du secteur publique qui s’intéressent à l’innovation, et avec raison : évoluer progressivement, ajuster le tir selon le bon fonctionnement (ou non) d’une initiative et adapter les réussites à plus grande échelle, c’est là une excellente façon d’éviter les erreurs coûteuses qui peuvent survenir dans les grands projets échelonnés sur plusieurs années, des projets où la rétroaction et la capacité d’apporter des corrections en cours de route font souvent défaut. Il est aussi plus rassurant pour les bureaucrates qui redoutent d’éventuelles erreurs en s’éloignant du statu quo de mener des projets expérimentaux qui minimisent la portée et la durée des erreurs. Avec le temps, les poches d’innovation se traduisent par des exemples de réussite qui rendent légitimes certaines démarches non conventionnelles tout en proposant des solutions applicables à d’autres unités.

D’un point de vue plus fondamental, l’expérience au MindLab et au Behavioural Insights Team fait voir que la capacité d’innovation dans la fonction publique dépend largement des appuis externes. Lykketoft rappelle que le succès du MindLab repose sur la confiance du peuple danois envers son gouvernement ; cette confiance permet un dialogue plus ouvert et franc sur les besoins et défis liés à l’innovation dans la fonction publique, un dialogue qui rend légitime le travail du MindLab aux yeux des citoyens et des politiciens. Dans le même ordre d’idées, Likki observe que pour bénéficier de l’appui du premier ministre, le Behavioural Insights Team doit clairement démontrer dans quelle mesure ses initiatives non conventionnelles permettent de réduire les coûts tout en améliorant l’efficacité du gouvernement.

Les lettres de mandat émises par le nouveau premier ministre Trudeau incitent le conseil des ministres à mettre de l’avant l’innovation et l’expérimentation dans les ministères. Ces lettres stipulent explicitement que la fonction publique a non seulement droit à l’erreur, mais que les Canadiens se montreront tolérants dans la mesure où on reconnaîtra en toute transparence les échecs qui surviennent. Cela insuffle certainement le leadership politique nécessaire pour l’innovation, mais ce genre de directive provenant des hautes sphères demeure essentiellement théorique. Dans la pratique, ces idéaux ne seront atteints que si les nouveaux ministres fédéraux se montrent résolument ouverts face au risque et donnent à leurs gestionnaires l’ordre clair d’appuyer les initiatives d’innovation. Mais par-dessus tout, les ministres doivent faire savoir aux gestionnaires qu’ils seront eux-mêmes tenus responsables si le statu quo perdure sans raison valable, tout en leur montrant que leurs efforts seront récompensés adéquatement. En d’autres mots, les ministres doivent être conscients que les hauts fonctionnaires actuellement en place – habitués à évoluer dans une culture qui craint le risque, ce qui inhibe l’innovation – doivent pouvoir compter sur de nouvelles mesures incitatives si on attend d’eux qu’ils s’ouvrent à l’innovation.

Finalement, les citoyens doivent aussi faire leur part pour permettre au gouvernement fédéral d’être plus novateur. En tant qu’électeurs, nous devons faire en sorte que les leaders et les partis politiques inscrivent l’innovation du secteur public à leur programme ; si les réformes visant l’innovation ont échoué par le passé, c’est peut-être parce que le coût politique de leur échec était négligeable. Mais c’est notre devoir de demander des améliorations quand nous sommes témoins de services publics inefficaces ou de politiques inconséquentes. Et s’il n’y a aucun moyen d’acheminer nos commentaires au gouvernement, alors il faut aussi exiger la mise en place de boucles de rétroaction pour pouvoir s’exprimer.

Il sera toutefois plus difficile d’instiller dans la population le degré de tolérance nécessaire pour permettre au secteur public de procéder par essais et erreurs, une démarche qui est essentielle à l’innovation. Difficile d’y parvenir parce que la population devra tout de même continuer de scruter soigneusement les gouvernements, surtout quand de graves erreurs comme dans le cas d’Ashley Smith se produisent. Ici, l’administration a un rôle important à jouer. Les initiatives d’innovation ne doivent pas se dérouler derrière des portes closes. À cet égard, les organismes MindLab et Behavioural Insights Team commentent ouvertement et en toute franchise leur travail dans des blogues écrits et signés par les employés, qui y affichent aussi leur photo. Ces blogues aident la population à mieux comprendre les objectifs de l’innovation, à prendre conscience des contraintes auxquelles font face les fonctionnaires et à reconnaître les étapes nécessaires pour repérer et gérer les risques qui surviennent quand on s’éloigne des méthodes testées et éprouvées. Une fois que les démarches de l’innovation feront partie du discours public, les citoyens pourront mieux faire la part des choses entre les erreurs à petite échelle inhérentes à l’innovation et les erreurs à plus grande échelle que les gouvernements devraient toujours savoir éviter et sur lesquelles la population doit garder un œil critique.

En bout de ligne, pour encourager l’innovation dans le secteur public, il faut plus que de simples réformes administratives ou une volonté politique. Il faut aussi savoir créer des relations empathiques et plus ouvertes entre les citoyens et le gouvernement. Étant donné l’ambition de son engagement pour l’innovation dans le secteur public, le nouveau gouvernement fédéral devrait inscrire au premier plan de ses priorités l’établissement de telles relations.

 


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Amanda Clarke
Amanda Clarke est professeure associée à l’école de politique et d’administration publiques de l’Université de Carleton. Elle est l’auteure de Opening the Government of Canada : The Federal Bureaucracy in the Digital Age et co-créatrice de govcanadacontracts.ca. Mme Clarke figure sur la liste des 100 universitaires les plus influents auprès du gouvernement établie par Apolitical.

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