Le droit d’auteur, dans la doctrine juridique occidentale, fait partie du champ de la propriété intellectuelle, qui le définit comme un rapport de propriété entre un créateur et sa création. Dans le système capitaliste, ce rapport de propriété justifie que le créateur-auteur tire des revenus de sa création et qu’il en contrôle la circulation ou les usages, avec ou sans la médiation d’un éditeur ou d’un diffuseur. La notion de libre accès ou de culture libre, née avec l’arrivée d’Internet et du Web, semble à première vue incompatible avec ce rapport de propriété, puisque le créateur donne un accès universel sans frais à son œuvre numérisée sur le Web. Les éditeurs, en tant que médiateurs entre une œuvre et son marché, jugent qu’ils auraient beaucoup à perdre de la généralisation du libre accès ou même de ces exceptions que la Loi sur le droit d’auteur permet au nom du bien commun. Or au-delà de ce conflit de valeurs bien connu entre accès et marchandisation, le mouvement du libre accès permet justement d’éclairer notre réflexion collective sur le droit d’auteur.

Dès le début des années 1990, le libre accès est vite apparu à de nombreux scientifiques comme une manière efficace de partager rapidement leurs nouveaux résultats de recherche en les rendant immédiatement accessibles à tous leurs collègues et étudiants, quel que soit l’endroit où ils se trouvaient sur la planète, ce que ne pouvaient faire les publications imprimées. C’est ainsi, par exemple, qu’est née en 1991 ArXiv, la grande archive ouverte en physique, mathématiques et autres sciences quantitatives, qui contenait en mai 2017 plus d’un million de documents scientifiques en libre accès.

Selon l’Initiative de Budapest pour l’accès ouvert (2002, actualisée en 2010), fruit de la réflexion des premiers promoteurs et expérimentateurs du libre accès, le libre accès désigne

[la]mise à disposition gratuite [de la littérature de recherche validée par les pairs] sur l’Internet public, permettant à tout un chacun de lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces articles, les disséquer pour les indexer, s’en servir de données pour un logiciel, ou s’en servir à toute autre fin légale, sans barrière financière, légale ou technique autre que celles indissociables de l’accès et l’utilisation d’Internet. La seule contrainte sur la reproduction et la distribution, et le seul rôle du copyright dans ce contexte, devrait être de garantir aux auteurs un contrôle sur l’intégrité de leurs travaux et le droit à être correctement reconnus et cités.

Libérant les scientifiques des contraintes liées au format imprimé, cette technologie numérique semble converger avec l’idéal de la science moderne tel que défini par le sociologue américain Robert Merton en 1942, selon lequel la science est le produit cumulatif d’une multitude de collaborations qui créent ensemble ce que Jean-Claude Guédon, spécialiste de la numérisation de la culture, appelle la « grande conversation scientifique ». Cette conversation devient d’autant plus riche que les articles et livres qui la nourrissent circulent librement et facilement sur le Web. En particulier, la circulation améliorée et rapide des résultats de la recherche évite les redondances et les répétitions inutiles de travaux scientifiques et peut ainsi susciter de nouvelles idées, de nouvelles hypothèses, de nouveaux projets de recherche.

Cette vitesse de diffusion étant considérée comme un facteur essentiel du développement scientifique, le libre accès a vite gagné de nombreux adeptes, notamment chez les acteurs et les gestionnaires de la recherche pour qui compte la compétition entre laboratoires, universités ou pays.

Un autre argument plus global en faveur du libre accès, qui est plutôt utilisé par la société civile, est qu’il contribue à créer une « société du savoir », puisqu’il permet à différents publics d’accéder directement aux publications scientifiques. Ainsi, des non-universitaires mais aussi des diplômés universitaires peuvent continuer à se former et à s’informer, notamment les membres des administrations publiques, les enseignants préuniversitaires, les professionnels, les journalistes et les organismes de la société civile.

Mais alors pourquoi le libre accès fait-il encore l’objet de résistances et de réticences dans le monde universitaire ? Quelles sont les barrières qui nuisent à la création de ce qu’on désigne comme les communs de la connaissance, c’est-à-dire à l’accès universel de tous à toute la science ?

Je ne parlerai pas ici des barrières techniques et politiques, comme l’accès difficile au Web et à l’électricité, qui sont fréquentes dans les pays des Suds, mais de la barrière principale à la généralisation du libre accès dans le monde occidental, à savoir l’existence d’un marché international très lucratif de la publication scientifique. Ce marché est dominé par un petit groupe d’éditeurs commerciaux bien connus qui possèdent désormais près de 65 % des revues scientifiques et dont le marketing hyperefficace fait croire qu’ils sont incontournables et irremplaçables. Rappelons que, par convention, les revues scientifiques ne rémunèrent jamais les auteurs, ni même les évaluateurs des articles, qu’elles abandonnent de plus en plus le format imprimé — coûteux — au profit du tout numérique et que les travaux de recherche à l’origine des articles qu’elles publient sont financés en grande partie ou en totalité par des fonds publics. Pourtant, cet oligopole éditorial vend de plus en plus cher l’accès à ces articles ainsi transformés en marchandises. Le prix des abonnements aux revues de ces éditeurs ne cesse d’augmenter au point que des bibliothèques universitaires dont les budgets ne pouvaient plus suivre ont procédé à des désabonnements massifs. Sur le Web, ces grands éditeurs exigent qu’on paie le téléchargement d’un PDF ou même sa location pendant quelques heures… Le taux de profit de cette industrie est supérieur à celui de Facebook ou d’Apple. Pourquoi y renoncerait-elle au bénéfice de l’idéal scientifique et démocratique du libre accès à la connaissance ?

Quels choix politiques ont fait les gouvernements occidentaux dans ce contexte ? Qu’ont-ils choisi entre la promotion du libre accès et les hésitations à réguler un marché aussi lucratif ?

Il apparaît clairement que les gouvernements sont de plus en plus convaincus de la nécessité de la généralisation du libre accès, en premier lieu la France dont la récente Loi pour une République numérique, promulguée en octobre 2016, est formulée de telle sorte que les éditeurs scientifiques français deviennent obligés d’accepter que les auteurs d’un article publié dans une de leurs revues puissent en déposer une copie numérique en libre accès dans un autre site. La Loi accepte toutefois que les revues imposent un délai (embargo) de six à douze mois avant cette diffusion en libre accès, leur permettant ainsi de vendre des exemplaires ou de satisfaire leurs abonnés en leur donnant une primeur.

Au Canada, la Politique des trois organismes sur le libre accès aux publications (les organismes subventionnaires CRSH, CRSNG et IRSC) indique que « les titulaires d’une subvention doivent s’assurer que les articles découlant de la recherche financée par les organismes qu’ils publient dans une revue avec comité de lecture sont accessibles gratuitement dans les 12 mois qui suivent leur publication ». Au-delà des arguments de l’accélération et de la démocratisation de l’accès à la science, ces politiques évoquent aussi le principe de la « justice fiscale » qui prône un retour aux contribuables des résultats de la recherche qu’ils ont financée par leurs impôts, sans les obliger à payer une deuxième fois pour accéder aux articles issus de cette recherche.

Comment ont alors réagi les acteurs de l’édition scientifique ? Sentant peut-être le vent tourner, ils se sont mis eux aussi au libre accès…, mais sans renoncer à leurs profits. Comment ont-ils fait ? En tentant de transférer le fardeau du paiement. Si les lecteurs ne doivent plus payer, alors ce sont les auteurs, les scientifiques, qui paieront, d’autant plus que leur carrière ou leur désir de prestige exigent qu’ils publient toujours plus : une clientèle captive est née ! Est ainsi apparue une « innovation commerciale » audacieuse, soit celle des frais de publication demandés aux auteurs (article publishing charges, ou APC, en anglais) et justifiés par le « travail » fait sur l’article. Même si, d’après un décompte récent, seulement 35 % des revues imposent ces frais, cette audace semble actuellement porter ses fruits, puisque ces frais commencent à apparaître « naturels » aux yeux de scientifiques, surtout en sciences biomédicales. Ainsi, dans une enquête de 2014 à l’Université Laval, la moitié des scientifiques consultés semblaient penser que toutes les revues en libre accès font automatiquement payer les auteurs. De la même façon, nombreux sont les scientifiques qui croient, à tort, qu’ils sont toujours obligés de céder leurs droits à la revue ou à l’éditeur qui les publie, alors qu’il existe d’autres options qui protègent leurs droits sur leur travail et qui sont de plus en plus utilisées comme l’addendum SPARC ou les licences libres.

Comment ont réagi les gouvernements et les universités à cette innovation commerciale ? Dans le cas du Canada, on peut lire en toutes lettres dans la Politique des trois organismes cette petite phrase : « Les coûts de publication dans des revues à libre accès sont des dépenses admissibles tel qu’il est défini à la page Utilisation des subventions. » Autrement dit, les frais demandés aux auteurs par les revues lucratives en libre accès peuvent désormais être inclus dans les budgets des projets de recherche financés par les contribuables. Dans certaines disciplines, notamment en sciences sociales où les montants de subvention sont peu élevés, cette situation est jugée intolérable par bien des chercheurs. Toutefois, le coupable désigné est bien souvent… le libre accès !

Certaines universités canadiennes ont créé des budgets spéciaux pour payer ces frais. Elles croient aider ainsi leurs chercheurs à publier en libre accès, alors qu’elles ne font que légitimer une pratique commerciale qui a ouvert la voie à ce que certains appellent des « revues prédatrices » : des revues sans valeur scientifique qui font payer des auteurs crédules et mal informés.

De nombreux analystes déplorent cette situation que rien ne justifie, à part le maintien des profits d’un oligopole, et exigent bien plutôt un rapatriement de l’écosystème de la publication scientifique dans les universités, par exemple dans les bibliothèques universitaires qui ont développé une grande expertise dans la diffusion en libre accès grâce aux archives institutionnelles qu’elles gèrent. C’est un choix politique !

Le mouvement du libre accès (débarrassé des frais demandés aux auteurs) non seulement améliore la qualité de la science, est plus équitable fiscalement, peut éviter aux universitaires, incluant les étudiants, des dépenses onéreuses pour accéder à des textes financés par des fonds publics, mais il pourrait aussi permettre aux scientifiques de se réapproprier leurs droits sur leur travail et de mettre ces droits au service du bien commun, à condition que les universités reprennent le contrôle de la fabrication des publications scientifiques, au détriment du marché.

Cet article fait partie du dossier Repenser la politique canadienne sur le droit d’auteur.

Photo : Shutterstock


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Florence Piron
Florence Piron est professeure titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval, présidente de l’Association science et bien commun ainsi que des Éditions science et bien commun, qui publient en libre accès.

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