(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Soyons honnête, le chiffre 150 ne suscite pas beaucoup d’émotions. Il n’évoque rien de particulièrement personnel. Car si le cent-cinquantenaire du Canada marque une étape et des réalisations majeures (quelques échecs aussi), il ne marque pas nos propres parcours de citoyens. C’est sans doute pourquoi la statue de Terry Fox capte mon regard quand je descends la rue Wellington, alors que celles de nos anciens premiers ministres semblent se fondre dans le décor d’Ottawa.

La statue de bronze de Terry Fox, œuvre de John Hopper, en face de la Colline parlementaire (source : Jennifer Ditchburn)

Mais quand je songe plutôt aux 50 années écoulées depuis le centenaire du pays, j’avoue vibrer d’une émotion particulière. J’appartiens en effet à la génération du postcentenaire, celle des enfants des baby-boomers.

Ces années après le centenaire ont été marquantes pour beaucoup d’entre nous, qui avons profité sous Lester B. Pearson d’une politique charnière favorisant l’accueil d’un plus grand nombre d’immigrants de pays non européens. Certains entraient aussi au Canada en tant que réfugiés provenant de pays comme le Chili, l’Ouganda, le Vietnam (voir l’excellente chronique de Judy Trinh) et le Cambodge.

Ma mère a immigré du Guatemala à Montréal en 1969, après un court séjour d’études à Pembroke, en Ontario. J’adore l’entendre parler du minuscule appartement qu’elle partageait avec quatre autres Latino-Américaines, et des craquelins au beurre d’arachide dont elles se nourrissaient quand l’argent se faisait rare. Secrétaire, étudiante ou bonne d’enfants, elles se débrouillaient toujours pour joindre les deux bouts (ma mère a par la suite rencontré à l’Université McGill l’étudiant anglo-montréalais qui deviendra mon père).

En pensant à mon identité canadienne, je ne peux la séparer de mes racines d’Amérique centrale. Je revois les photos de mes grands-parents Ditchburn et De La Cerda se visitant les uns les autres au Canada ou au Guatemala. Aujourd’hui encore, mes proches du côté paternel sortent une nappe à motifs guatémaltèques lorsqu’ils ont des invités, et les tableaux de ma grand-mère Lois Ditchburn (qui était artiste peintre) ornent les maisons de ma parenté maternelle à Guatemala. Oui, nos vies sont à jamais « tissées serré »…

Fête d’anniversaire dans les années 1970, à Guatemala (source : Jennifer Ditchburn)

Nous avons souvent déménagé jusqu’à la fin de mes études primaires, passant de Mississauga à Richmond (Colombie-Britannique), puis de Kitchener-Waterloo (Ontario) à Montréal. Dans ces années 1980, Mississauga et Richmond connaissaient une évolution démographique accélérée.

Classe de 5e année, Mississauga, début des années 1980 (source : Jennifer Ditchburn)

En deuxième année de secondaire, un nouveau cours sur le multiculturalisme se proposait de faire valoir nos différentes origines ethniques, même si la société tardait globalement à en reconnaître les avantages (comme ma mère l’a découvert un jour à la caisse d’un supermarché, lorsqu’un imbécile l’a apostrophée en l’enjoignant de « retourner dans son pays »).

Mais en cette intense période de transformation sociale qui a vu ma génération s’ouvrir au monde, le multiculturalisme et l’immigration ne représentaient qu’une partie des forces de changement.

Car il faut aussi évoquer la Révolution tranquille, le bilinguisme officiel, l’assouplissement des lois sur le divorce, la création des cégeps au Québec, la légalisation de la contraception et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail.

Il a fallu attendre 1969 pour que le droit de vote soit accordé à tous les peuples autochtones du pays. L’époque des pensionnats indiens s’achevait à peine, et l’on allait bientôt abroger le tristement célèbre Livre blanc sur les affaires autochtones, aboutissement de la « longue agression » dont parle David Newhouse dans son étude de l’IRPP.

Peut-on précisément fixer les limites temporelles de cette période ? Pour Statistique Canada, les « enfants des baby-boomers » sont nés entre 1972 et 1992, précédés de la « génération X » (1966-1971) et correspondant à la « génération Y » (1972-1992). Pour David Foot, économiste et auteur de Boom, Bust and Echo, il s’est produit un « baby bust » de 1967 à 1979, puis un « echo boom » de 1980 à 1995 (la « génération X » naît à ses yeux au début des années 1960, soit à la toute fin du baby-boom, et donc plus tôt que ne l’affirment certains). Je dirais pour ma part qu’une certaine sensibilité culturelle rassemble les Canadiens nés entre 1967 et le début des années 1980.

Quel que soit le terme employé pour désigner les enfants des baby-boomers, on nous a souvent dépeints comme de jeunes adultes indolents, flânant dans des cafés comme le Central Perk de la série « Friends » et se désespérant d’avoir été devancés sur le marché du travail par la masse de leurs aînés.

Et pourtant, les fainéants d’hier sont devenus les leaders d’aujourd’hui, qu’ils soient chefs d’entreprise (Tobias Lütke, de Shopify), animateurs télé (Rosemary Barton, de la SRC/CBC), hauts fonctionnaires (Ailish Campbell, déléguée commerciale en chef), dirigeants communautaires (le grand chef Derek Nepinak, de l’Assemblée des chefs du Manitoba) ou militants sociaux (Naomi Klein).

Pierre Elliott Trudeau et ses fils Alexandre, Justin et Michel, assistant aux cérémonies d’ouverture de la fête du Canada sur la Colline du Parlement, le 1er juillet 1983 (CP photo/ Fred Chartrand).

Il suffit de jeter un œil au Parlement : la génération Passe-Partout s’est bel et bien insinuée jusqu’au 24, promenade Sussex (Justin Trudeau, né en 1971) ou à Stornoway (Andrew Scheer, né en 1979). Et parmi les candidats à la direction du NPD, Guy Caron, Niki Ashton et Jagmeet Singh ont sûrement dansé un jour ou l’autre au rythme endiablé du groupe C&C Music Factory (voir la géniale vidéo de ce dernier, qui évoque la génération X et la musique de Roch Voisine pour promouvoir sa candidature).

Le cabinet-conseil qui analyse les tendances suivies par les spectateurs du conglomérat médiatique Viacom a récemment publié Gen X Today, une étude internationale axée sur les 30 à 49 ans selon laquelle ce groupe d’âge est « à l’origine de plusieurs des récentes transformations socioculturelles associées aux milléniaux ».

« La génération X est formée de pionniers », soutient un article consacré à cette étude. « Ils ont lancé des mouvements d’égalité en matière raciale, de genre et d’orientation sexuelle. Ils ont fait évoluer nos gouvernements et nos milieux de travail. Ils regroupent les clients qui disposent aujourd’hui du revenu nécessaire pour une foule de dépenses de consommation. »

(Ce qui explique pourquoi ils produisent en toute impertinence des publicités pour les pizzas Domino inspirées du film La folle journée de Ferris Bueller.)

Si le cent-cinquantenaire du pays est l’occasion de réfléchir à son avenir, interrogeons-nous par conséquent sur le rôle que devrait jouer cette génération du postcentenaire qui accède à des postes dirigeants dans le secteur privé, la fonction publique et la vie politique, dans notre réseau scolaire et nos collectivités. Osons même une question beaucoup trop généralisée : quelle est sa véritable contribution et quels angles morts doit-elle surveiller ?

Côté positif, on peut tout à fait considérer qu’elle jette un pont entre les baby-boomers et les milléniaux.

Nous figurons ainsi parmi les premiers et fervents adeptes des nouvelles technologies, ce qui est plutôt magique. Au début des années 1990, il était emballant d’envoyer nos premiers courriels via un réseau universitaire interne ou de gribouiller sur Palm Pilot (peut-être en écoutant la musique des Stone Temple Pilots?). Certes, nous raffolons des technologies mais regrettons parfois leurs jeunes années, quand la mise en attente ne nous faisait pas encore rager au téléphone (voir l’auteur canadien Douglas Coupland, qui avoue regretter son cerveau pré-Internet ). Une certaine prudence s’impose donc face au monde analogique/numérique qui s’annonce, cet avenir inconnu débordant de véhicules autonomes, d’appareils fondés sur l’intelligence artificielle et de réseaux sociaux toujours plus envahissants.

Une femme agite le drapeau canadien lors d’une cérémonie marquant le 100<sup>e</sup> anniversaire de la Bataille de la Crête de Vimy, qui a réuni des milliers de personnes près de la ville d’Arras, en France, le dimanche 9 avril 2017 (La Presse canadienne /Adrian Wyld).

Parmi ceux qui sont nés autour du centenaire, beaucoup ont eu des proches qui combattirent dans les deux grandes guerres ou furent touchés par l’holocauste. (Mon propre grand-père a été navigateur pour l’Aviation royale du Canada pendant la Seconde Guerre mondiale.) Dans un avenir pas si lointain, nous serons la dernière génération ayant un lien aussi direct avec ces sombres chapitres de l’histoire du dernier siècle. Ce qui nous impose un immense devoir de mémoire.

Sans compter, ici même, les conflits pour ce qui est du système des pensionnats indiens et tant d’autres abjections, approuvées par l’État, qui ont été commises à l’endroit des peuples autochtones, en vertu de politiques qui ont produit un énorme traumatisme intergénérationnel. Selon la Commission de vérité et de réconciliation, les autochtones nés depuis la fermeture des pensionnats forment aujourd’hui des « communautés de mémoire ». Et selon David Newhouse, on assiste à la naissance d’une nouvelle société autochtone « imprégnée d’une “conscience postcoloniale”, c’est-à-dire d’une sensibilisation à l’histoire et aux suites de la Longue Agression, déterminée à en guérir les effets et à éviter que la situation ne se reproduise ».

Du côté des femmes, le caractère étouffant des rôles sexuels et le machisme le plus bête n’ont pas entièrement disparu, mais beaucoup peuvent aujourd’hui réaliser librement leur potentiel individuel. En fait, tout recul semble inconcevable vu la détermination avec laquelle nous cherchons à supprimer les mots « plafond de verre » du vocabulaire de nos filles.

Pour autant, l’ambition de certaines d’entre nous reste sûrement limitée par l’époque où nous avons grandi.

Je crois pouvoir dire que la majorité des Canadiens non autochtones nés depuis le centenaire ont grandi sans savoir ce qui se passait dans les pensionnats indiens et au sein des communautés des Premières Nations. Pour ma part, on m’a bien enseigné au primaire d’infimes rudiments de la culture ou de l’histoire autochtone, de la traite des fourrures aux maisons longues en passant par le martyre du père Jean de Brébeuf (eh oui, c’était l’enseignement catholique), mais rien de plus substantiel.

Image dans un vieux manuel scolaire. Un canoë de la Compagnie de la Baie d’Hudson, vraisemblablement sur la rivière des Français, passe devant une cascade (source : Bibliothèques et Archives Canada/Frances Ann Hopkins).

Au secondaire puis au cégep, nous vivions à courte distance en voiture ou en bateau des villes de Kanesatake et Kahnawake, qui nous semblaient pourtant à l’autre bout du monde. La nécessité de se renseigner sur leur histoire et de favoriser concrètement la réconciliation avec les peuples autochtones est devenue impérative à l’échelle du pays, mais il reste encore beaucoup de travail de sensibilisation à mener.

Pour ce qui est de l’égalité des sexes, on ne peut malheureusement compter sur l’ensemble de notre génération pour faire avancer les choses, même quand elle occupe des postes de pouvoir (en témoignent la récente controverse sur la culture sexiste chez Uber ou le nombre infime de femmes qui siègent aux conseils des sociétés du TSX). Les médias sociaux sont devenus un nouveau véhicule puissant pour faire circuler la misogynie.

Nous avons même tendance à reproduire de vieux discours politiques, en cédant à une forme de paresse intellectuelle qui pourrait se perpétuer encore longtemps.

Au lendemain d’une rencontre tenue au lac Meech, le 30 avril 1987, le premier ministre Brian Mulroney (assis) lit une déclaration annonçant l’accord conclu avec les premiers ministres provinciaux au sujet de leurs griefs constitutionnels (La Presse canadienne/Charles Mitchell).

À ce propos, il est décevant d’entendre Justin Trudeau rejeter toute possibilité de discussion sur la Constitution. D’autant plus que dans les provinces, à Ottawa et chez les peuples autochtones, les acteurs d’un éventuel débat constitutionnel sont aujourd’hui aussi différents que le Canada lui-même. Pensons simplement que lors des pourparlers sur les accords du lac Meech et de Charlottetown, aucune province n’était dirigée par une femme. Quel message envoyons-nous à la jeune génération en refusant ainsi d’examiner l’aspect le plus complexe de notre identité nationale ?

Certains éléments du débat ont pourtant vieilli depuis cette époque… un peu comme nos parents ont pris de l’âge. Je pense notamment au vieux prétexte du Programme énergétique national, récemment invoqué par le ministre Scott Moe de la Saskatchewan pour s’opposer aux taxes sur le carbone. Pourrions-nous au moins recadrer le débat en fonction de la situation actuelle ?

J’aime ce que dit Alika Lafontaine, de la Indigenous Health Alliance, lorsqu’il met en cause les attentes limitées de la société face à la situation des peuples autochtones : « Pas besoin de décennies pour modifier ce genre d’attentes. On peut en changer instantanément. »

Le président du Centre national des arts Peter Herrndorf s’adresse aux journalistes à l’occasion de leur visite de l’édifice lumineux (source : Jennifer Ditchburn).

Je vais profiter de la fête du Canada de cette année pour découvrir la lumineuse réfection du Centre national des arts, inauguré peu après le centenaire du pays. Sa construction initiale, à la fois brute et austère, est désormais allégée d’une structure de verre qui laisse entrer le soleil et attire de nouveaux visiteurs. Ce qui me fait penser à la génération qui couvait aux alentours de 1967, à qui je souhaite de bien connaître ses origines tout en se renouvelant constamment pour affronter l’avenir. 

Cet article fait partie du dossier Les politiques publiques à l’horizon 2067.

Photo : Montréal à l’Expo 67 (La Presse canadienne/stf)


Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux débats d’Options politiques et soumettez-nous votre texte en suivant ces directives. | Do you have something to say about the article you just read? Be part of the Policy Options discussion, and send in your own submission. Here is a link on how to do it.

Jennifer Ditchburn
Jennifer Ditchburn est présidente et chef de la direction de l’Institut de recherche en politiques publiques. Entre 2016-2021, elle était rédactrice en chef d’Options politiques, l’influent magazine numérique de l’IRPP. Jennifer a travaillé pendant plus de 20 ans comme reporter nationale à La Presse canadienne ainsi qu’à SRC/CBC. Elle a codirigé, avec Graham Fox, l’ouvrage paru en 2016 The Harper Factor: Assessing a Prime Minister’s Policy Legacy (McGill-Queen’s).

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License

More like this