Le gouvernement Trudeau s’est fait élire en proposant un programme résolument progressiste, promettant à la fois d’investir massivement dans les infrastructures vieillissantes, de refinancer de nombreux programmes négligés au cours des dernières années et de s’attaquer à la hausse des inégalités. Or ce gouvernement doit composer avec le cadre fiscal particulièrement contraignant hérité de son prédécesseur. En effet, en termes de pourcentage du produit intérieur brut (PIB), les revenus fiscaux de l’État fédéral sont à leur niveau le plus bas depuis au moins un demi-siècle. Alors, sans augmenter les revenus de l’État, le gouvernement pourra-t-il s’attaquer aux inégalités croissantes ? Il est permis d’en douter, puisqu’aucun gouvernement occidental, sauf peut-être celui de la richissime Suisse, ne parvient à maintenir un niveau d’inégalités relativement faible avec des revenus aussi limités.

Andrew Heisz et Brian Murphy ont démontré qu’au Canada, ce sont principalement les transferts gouvernementaux qui permettent de réduire les inégalités. Dans un chapitre de l’ouvrage que l’IRPP vient de publier sur l’état des inégalités au Canada, les deux auteurs font une excellente analyse de l’évolution de l’effet des impôts et des transferts sur les inégalités au Canada. Ils démontrent que les impôts et les transferts ont permis de freiner l’augmentation des inégalités jusqu’au début des années 1990, mais que, depuis, des transferts de moins en moins généreux ont entraîné l’augmentation des inégalités de revenu. Ils confirment aussi que ce sont les transferts, plutôt que la taxation, qui contribuent le plus à la redistribution des revenus. Cela reflète d’ailleurs ce que l’on observe dans les autres pays développés : les transferts publics sont responsables d’environ 75 % de la redistribution des revenus, le reste étant un effet de la fiscalité. Toutefois, l’importance des transferts dépend des revenus fiscaux des gouvernements : la figure 1 montre en effet un lien assez net entre le niveau de dépenses sociales publiques, soit les transferts et les services (santé, services sociaux, etc.) qui assurent la redistribution, et les revenus fiscaux des gouvernements occidentaux, mesurés en pourcentage du PIB.

 

Jacques fig1

On observe donc que les pays dont les dépenses sociales sont généreuses ont des revenus fiscaux relativement élevés. On voit aussi que, parmi les pays occidentaux, le Canada (toutes provinces confondues) est le moins généreux en termes de dépenses sociales publiques. Même les États-Unis affichent un niveau plus élevé que lui (quoique l’on puisse supposer que ces dépenses sont moins efficaces aux États-Unis qu’au Canada). La faiblesse des dépenses sociales publiques se répercute nécessairement sur la capacité redistributive des gouvernements canadiens, et reflète la diminution de l’importance des transferts notée par Heisz et Murphy. Les revenus fiscaux peu élevés du gouvernement fédéral pourraient bien être l’une des causes de ce phénomène ; la figure montre que dans peu de pays occidentaux, ceux-ci sont aussi faibles qu’au Canada. Quand on compare le Canada aux autres pays de l’OCDE, on observe que seuls des pays où l’État-providence est considérablement moins développé, tels que la Turquie, la Corée du Sud, Israël ou l’Estonie, ont un niveau de dépenses sociales publiques plus faible que le Canada.

Depuis le milieu des années 1990, les revenus fiscaux des gouvernements fédéral et provinciaux au Canada ont considérablement diminué, passant de quelque 35 % du PIB à environ 30 % aujourd’hui. Bien sûr, ces chiffres font abstraction des fortes variations interprovinciales en matière de revenus. Fidèle à son objectif de réduction du rôle de l’État et du fardeau fiscal des particuliers, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a diminué les impôts des individus (de 17 milliards annuellement) et des sociétés, et abaissé la taxe de vente fédérale de deux points en 2014, ce qui a représenté une baisse de 13,3 milliards de dollars en revenus fiscaux. En fait, depuis 2008-2009, les revenus totaux fédéraux se maintiennent autour de 14,4 % du PIB, soit le niveau le plus bas observé depuis 1966, la première année pour laquelle les tableaux de référence financiers  présentent des données.

Le niveau actuel des revenus du gouvernement fédéral se compare donc à celui qu’il était à une époque où l’État-providence était encore loin d’être ce qu’il est devenu aujourd’hui ; à cette époque, l’assurance maladie n’était pas encore universelle, par exemple. En comparaison, les revenus fiscaux du gouvernement fédéral se situaient à 21,3 % du PIB en 1994, au moment où les transferts ont commencé à se faire beaucoup moins généreux, selon les calculs de Heisz et Murphy.

Voilà donc le cadre fiscal avec lequel le gouvernement libéral de Justin Trudeau doit composer. Avec des revenus et des niveaux de dépenses sociales qui atteignent des creux historiques, il est difficile de réduire les inégalités, puisque les revenus fiscaux des gouvernements et le niveau de transferts publics sont fortement corrélés avec le niveau de pauvreté et d’inégalités dans les sociétés occidentales. À titre d’exemple, la figure 2 montre une forte corrélation entre les revenus fiscaux des gouvernements, exprimés en pourcentage du PIB, et le niveau d’inégalités, mesuré grâce à l’indice Gini.

Jacques fig2

Le niveau d’inégalités au Canada est certes en hausse, mais il demeure un peu moins élevé que celui des autres pays anglo-saxons et que celui des pays de l’Europe du Sud. La figure montre également que, avec des revenus fiscaux semblables, des pays ont des niveaux d’inégalités différents, ce qui suggère que des revenus élevés ne sont pas une condition suffisante pour atteindre une plus grande égalité. Toutefois, cela semble être une condition nécessaire, puisque les États où l’on observe de faibles inégalités ont généralement des revenus fiscaux élevés. Bref, il est impossible de se donner des politiques sociales généreuses sans revenus fiscaux adéquats, et il est difficile d’assurer une meilleure redistribution des revenus sans politiques sociales généreuses. Autrement dit, quand les revenus d’un gouvernement sont faibles, la capacité qu’il a de redistribuer les revenus est limitée.

Comment réduire les inégalités dans ces circonstances ? Le gouvernement libéral pourrait suivre l’exemple des gouvernements travaillistes australiens. Ceux-ci ont toujours eu à composer avec un cadre fiscal contraignant, leurs revenus étant depuis des années encore moins élevés qu’au Canada. Élus en promettant de ne pas augmenter taxes et impôts, les travaillistes australiens ont choisi, pour réduire les inégalités, de développer des programmes sociaux touchant presque uniquement les plus pauvres et d’augmenter la progressivité de la taxation. Cette politique permet certes de diminuer les inégalités à l’intérieur d’un cadre budgétaire qui reste le même, mais elle a des limites. En effet, se concentrer sur les programmes sociaux qui ciblent les plus pauvres affaiblit la protection sociale de la classe moyenne, forçant ainsi de nombreux citoyens à recourir au secteur privé pour obtenir différents services. Moins bien protégée par l’État, la classe moyenne pourrait alors s’en désolidariser en s’interrogeant sur le rôle du gouvernement en matière de redistribution de la richesse : pourquoi, en effet, payer des impôts si l’essentiel des politiques sociales bénéficie uniquement aux plus pauvres ? De plus, les gouvernements travaillistes australiens récents ont eu recours aux déficits budgétaires pour financer de nouvelles dépenses sociales, pavant la voie aux critiques des partis conservateurs.

Les stratégies mises en avant dans le dernier budget libéral rappellent donc celles des travaillistes australiens : bonifier les transferts qui touchent les enfants et en faire profiter surtout les familles moins aisées, augmenter l’impôt des très riches et recourir au déficit budgétaire pour financer les programmes sociaux. Toutefois, considérant l’étendue du déficit projeté, il est difficile d’imaginer que le gouvernement puisse bonifier ses politiques sociales sans augmenter ses revenus. On observe déjà les effets de la capacité fiscale limitée du gouvernement, alors que les nouveaux investissements en infrastructures ou pour financer d’autres missions de l’État semblent moins élevés que promis. De plus, le dernier budget reste muet sur les transferts en santé aux provinces, qui demeurent insuffisants pour couvrir les hausses des coûts du système. Les dépenses sociales en santé sont pourtant une composante majeure de toute politique visant à réduire les inégalités. La nouvelle prestation pour enfants représente certainement un pas dans la bonne direction, mais elle reste insuffisante pour que l’on puisse véritablement renverser la tendance à la hausse des inégalités que l’on observe.

Si la stratégie du gouvernement conservateur était « d’affamer la bête » — diminuer les revenus de l’État et miser sur la crainte des gouvernements suivants de s’attirer les foudres de l’électorat en osant augmenter le fardeau fiscal des particuliers —, elle semble porter ses fruits, puisque le cadre budgétaire que les conservateurs ont légué aux libéraux laisse très peu d’espace pour augmenter les dépenses sociales afin de réduire les inégalités. La récente réforme de la taxation du gouvernement libéral diminue les revenus de l’État, même si elle augmente l’imposition des plus riches ; ce faisant, elle place le gouvernement dans un cadre budgétaire tout aussi contraignant. Elle reflète aussi les craintes des politiciens progressistes : les gouvernements semblent penser qu’une hausse d’impôt, à tout le moins pour les particuliers, serait trop impopulaire, même si elle s’avérait nécessaire pour financer des politiques qui la population accueillerait favorablement. Les revenus fiscaux du gouvernement fédéral suivent donc une trajectoire descendante depuis le début des années 1990.

Par conséquent, il faudra au gouvernement libéral un plus grand courage politique que celui dont il a fait preuve jusqu’à maintenant pour pouvoir financer des dépenses sociales autrement qu’en augmentant le déficit budgétaire. Sinon, son bilan en matière de réduction des inégalités risque d’être décevant pour ceux qui ont cru en son programme progressiste.

Photo : Michael Jay Berlin / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier L’enjeu des inégalités de revenu.

 


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Olivier Jacques
Olivier Jacques est professeur adjoint au Département de gestion, d’évaluation et de politique de santé de l’École de santé publique de l’Université de Montréal et chercheur au CIRANO. Ses recherches portent sur les finances publiques, l’État-providence et les politiques de santé. On peut le joindre sur LinkedIn et Twitter @Olijacques89.

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