Dans le débat en cours sur la réforme du système électoral fédéral, les partis sont fortement divisés. Les conservateurs tiennent au système actuel. Les néodémocrates et les verts souhaitent un système mixte proportionnel. Le premier ministre a une préférence déclarée pour le vote alternatif (ranked ballot), mais on ne sait si les députés libéraux la partagent.

Ces positions cadrent bien avec l’intérêt de chacun des partis à ce moment-ci. Plusieurs études l’ont établi : le vote alternatif permettrait aux libéraux de conquérir des sièges supplémentaires grâce aux deuxièmes choix des électeurs néodémocrates. Un système proportionnel, par contre, permettrait au Nouveau Parti démocratique (NPD), et au Parti vert, de peser davantage dans la formation des gouvernements futurs. Dépourvus d’alliés naturels — et ne cherchant d’ailleurs guère à s’en faire —, les conservateurs estiment, dans l’ensemble, avoir été bien servis par le système actuel.

On ne peut blâmer les partis de prendre des positions conformes à leurs intérêts. Après tout, personne n’entre en politique dans le seul but de prôner un système électoral plutôt qu’un autre. Mais il faut que les partis réalisent que ce que l’on appelle « leur intérêt partisan » est trop souvent une évaluation fondée sur les circonstances du moment. Or les conjonctures politiques changent vite. Les conservateurs, par exemple, se souviennent-ils que le vote alternatif, dans lequel ils voient maintenant une « menace existentielle », était considéré il y a à peine 15 ans par des idéologues du défunt Parti réformiste comme une panacée pour les partis de la droite canadienne ? La conjoncture a changé, bien sûr. Étant donné que le NPD semble pour le moment voué au troisième rang, sa préférence pour la proportionnelle est naturelle. Mais pourquoi n’a-t-il jamais songé à l’introduire dans les nombreuses provinces où il a été au pouvoir ?

En prenant position sur le système électoral, les partis feraient mieux de ne pas se laisser obnubiler par les tendances du passé immédiat et du moment présent, et surtout de ne pas les projeter mécaniquement dans l’avenir. Plus souvent qu’autrement, la conjoncture change, et les calculs partisans fondés sur elle deviennent caducs. Ces calculs peuvent même se retourner contre leurs auteurs. Plusieurs exemples historiques illustrent qu’un changement des règles électorales en fonction de considérations partisanes à court terme est non seulement très discutable sur le plan éthique, mais souvent contre-productif en pratique.

L’épisode du vote alternatif en Colombie-Britannique

Au Canada, l’exemple classique d’une manipulation à court terme est l’expérience du vote alternatif en Colombie-Britannique, introduit en 1951. Les deux partis traditionnels, le Parti libéral et le Parti conservateur, gouvernaient la province en coalition depuis 10 ans, ayant même fait candidature commune aux élections de 1945 et de 1949. Leur objectif était de barrer la route à l’ancêtre du NPD actuel, la Cooperative Commonwealth Federation (CCF). Sauf qu’au fil des ans, la mésentente s’était installée entre les deux partenaires, laissant entrevoir l’éclatement de la coalition et, devant une droite désunie, l’arrivée au pouvoir de la CCF aux élections suivantes.

Les fins renards au pouvoir à Victoria eurent alors l’idée de limiter les dégâts escomptés en imposant le vote alternatif, qui permettrait à leurs électeurs respectifs de donner leur deuxième choix à l’autre parti traditionnel. Partout où les socialistes de la CCF arriveraient en tête sans avoir la majorité, le jeu des préférences permettrait à l’un des partis traditionnels de les battre.

Mais il manquait une variable essentielle à leurs calculs : les deux partis coalisés étaient devenus massivement impopulaires au fil des ans. Le vide ainsi créé au sein de la droite fut comblé en un temps record par l’émergence d’un nouveau parti, le Crédit social, dirigé par l’ex-conservateur W. A. C. Bennett (appelé « Wacky » Bennett).

Résultat ? À l’élection de 1952, les deuxièmes choix des électeurs libéraux et conservateurs se portèrent sur le Crédit social — qui avait l’avantage de n’être ni usé par le pouvoir, ni socialiste —, lui permettant de coiffer d’une courte tête la CCF et de former un gouvernement minoritaire. Les deux partis traditionnels furent broyés. Ajoutons un détail savoureux, qui évoque la légende — car il s’agit bien d’une légende — selon laquelle le docteur Guillotin aurait été exécuté par la sinistre machine qui porte son nom : l’artisan principal de l’introduction du vote alternatif, le premier ministre libéral Byron Johnson, arriva en tête dans sa circonscription le soir du scrutin, mais fut défait à la suite du transfert des préférences des autres candidats.

Parvenu au pouvoir, Bennett joua ses cartes avec habileté et réussit à obtenir une majorité aux élections suivantes, tenues en 1953. À son tour, il tomba dans le raisonnement conjoncturel. Le jeu des préférences lui ayant fait perdre quand même deux ministres importants, il s’empressa de rétablir le scrutin à la pluralité. Mais en 1972, une poussée des partis traditionnels l’écarta du pouvoir au profit du NPD, pourtant appuyé par seulement 39,6 % des électeurs, alors que le Crédit social avait obtenu 31,2 % des voix.

Les dirigeants britanno-colombiens avaient cédé à l’une des tentations les plus communes des politiciens, celle de changer les règles dès lors qu’elles avaient cessé de les servir. Il n’est pas difficile de trouver d’autres exemples de calculs partisans que la réalité a déjoués.

L’arnaque italienne de 1953

L’histoire électorale italienne offre un superbe exemple d’arroseur arrosé. Le système électoral en vigueur était proportionnel. La Démocratie chrétienne avait réussi à décrocher une majorité aux élections de 1948, mais tout indiquait qu’elle allait la perdre aux élections suivantes, prévues pour juin 1953. Ses dirigeants conçurent donc le stratagème suivant, inspiré du système français des apparentements adopté deux ans plus tôt : si un groupe de partis coalisés (« apparentés ») obtenait plus de 50 % des voix à l’échelle nationale, les règles normales de la proportionnelle seraient suspendues, et les coalisés gagneraient automatiquement 380 des 589 sièges. Ils pourraient alors se partager ces 380 sièges entre eux à la proportionnelle. Selon ce système, les partis coalisés obtiendraient, individuellement et collectivement, une prime leur permettant de gouverner plus facilement.

La loi fut votée à la hussarde. Surnommée la « legge truffa » (ou « loi arnaque ») par ses adversaires, elle fut imposée par le parti au pouvoir et les petits partis qui lui étaient alliés, et promulguée le 31 mars 1953, soit 68 jours avant le jour du scrutin ! Tel que prévu, la Démocratie chrétienne conclut un accord d’apparentement avec les sociaux-démocrates, les libéraux, les républicains et deux petits partis régionaux afin de profiter de la prime majoritaire. Cependant, outrés par la manœuvre, des parlementaires dissidents des petits partis apparentés firent scission et fondèrent en guise de protestation deux nouveaux partis, l’Unité populaire et l’Alliance démocratique nationale. Les partis apparentés, avec 49,8 % des suffrages, ratèrent la majorité absolue par seulement 54 000 voix. Les deux partis dissidents de la majorité sortante obtinrent ensemble près de 300 000 voix (1,08 %) du vote national, soit assez pour empêcher la coalition d’atteindre le seuil des 50 % requis. En l’absence d’une telle majorité, tous les sièges furent répartis proportionnellement. L’arnaque n’avait servi à rien, sinon à diviser et à discréditer la majorité sortante.

François Mitterrand et la proportionnelle

Le président français avait cédé lui aussi au machiavélisme calculateur en 1985 en décidant de remplacer unilatéralement le scrutin majoritaire à deux tours par une proportionnelle départementale. Il souhaitait empêcher la droite de conquérir la majorité aux élections législatives suivantes, et jeter la confusion dans ses rangs en facilitant l’émergence du Front national de Jean-Marie Le Pen. Le subterfuge réussit certainement à limiter les dégâts pour le Parti socialiste, mais n’empêcha pas la droite de conquérir une majorité parlementaire, même avec seulement 41 % des voix. L’un des premiers gestes de la nouvelle majorité fut de rétablir le scrutin majoritaire.

Tony Blair et le système électoral écossais

On a attribué à Tony Blair l’arrière-pensée de vouloir contenir une éventuelle poussée du Parti nationaliste écossais (SNP) en instaurant un système électoral mixte compensatoire (additional member system) pour les élections écossaises. Si la chose est vraie, le calcul fut mauvais, car le SNP réussit en 2011 à conquérir la majorité absolue avec seulement 44 % des voix, ce qui lui permit de tenir un référendum sur l’indépendance trois ans plus tard.

Les calculs successifs des indépendantistes québécois

Pour illustrer le caractère changeant de « l’intérêt partisan », il vaut la peine de rappeler les débats sur la réforme du système électoral qui ont eu lieu au sein du mouvement indépendantiste québécois, puisque aucun parti au pays n’a probablement discuté autant de cette question.

Ce sont en effet les indépendantistes qui ont lancé au Québec le débat sur la proportionnelle. Quoi de plus naturel pour un parti naissant— le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) d’abord, le Parti québécois (PQ) par la suite — que de s’en prendre au scrutin majoritaire ? Le PQ opta dès son premier congrès pour un mode de scrutin mixte, où un tiers des députés seraient élus à la proportionnelle. Au lendemain de l’élection de 1970 — qui lui donna 7 députés seulement sur 108 et le quatrième rang à l’Assemblée nationale, malgré sa seconde place dans le suffrage avec 23 % du vote —, le parti remua ciel et terre, sans succès, pour obtenir un changement de système. Dès cette époque, le politologue Jean Meynaud avait cependant averti les dirigeants du parti de ne pas céder au pessimisme conjoncturel, expliquant que le scrutin majoritaire pourrait leur être utile un jour. Cette analyse fut confirmée par les élections de 1973, où le parti accéda au statut d’opposition officielle, et surtout celles de 1976, où il conquit le pouvoir avec seulement 41 % des voix.

Convaincu du caractère « infect » du système auquel il devait pourtant sa majorité, René Lévesque tenta deux fois, en 1978-1979 et entre 1982 et 1984, de convaincre son caucus de réaliser la promesse du parti. La deuxième tentative s’inscrivit dans un contexte qui semblait garantir de façon irrésistible son succès. Devenu terriblement impopulaire à la suite de ses échecs référendaire et constitutionnel et des coupes salariales qu’il avait dû imposer aux employés de l’État, le PQ traînait près de 40 points derrière le Parti libéral du Québec (PLQ) dans les sondages de l’époque. Son intérêt conjoncturel était certainement d’éviter le pire en instaurant la proportionnelle. Le caucus résista pourtant, et les élections de 1985 eurent lieu sous le régime de la pluralité. Mais auparavant, le parti avait levé l’hypothèque de « l’élection référendaire » et changé de chef. Cela lui permit de remonter la pente, obtenant 38 % des voix, et de sauver les meubles. En 1994, il remporta une solide majorité de sièges avec seulement 13 000 voix d’avance, et il renouvela l’exploit en 1998, même s’il affichait alors un déficit d’une vingtaine de milliers de voix par rapport au PLQ. Tout compte fait, les députés péquistes qui avaient refusé de céder à la panique en 1984 n’avaient pas trop mal jaugé l’intérêt supérieur à long terme de leur parti, et celui-ci s’empressa d’oublier la promesse de réforme toujours inscrite à son programme.

La migration d’une partie du vote péquiste vers l’extrême gauche au début des années 2000, qui aboutit à la formation de l’Union des forces progressistes puis de Québec solidaire, redonna des ailes aux partisans de la proportionnelle régionale au sein du parti gouvernemental. Celle-ci fut maintenant prônée comme une parade à l’éparpillement du vote indépendantiste. Malgré son rejet par les délégués aux États généraux, tenus en début 2003, au profit d’un système mixte, le comité directeur, présidé par Claude Béland, choisit de l’appuyer dans un rapport. Mais la défaite du PQ aux élections générales de la même année remisa le projet aux oubliettes.

Aux élections de 2003, le PLQ obtint avec 13 points d’avance autant de sièges que le PQ en avait recueilli en 1998 avec un point… en arrière. Le fonctionnement asymétrique du scrutin majoritaire, dû à la concentration excessive du vote libéral dans certaines circonscriptions, semblait constituer un atout infaillible pour le PQ. Aussi celui-ci résista autant qu’il le put à la tentative infructueuse des libéraux d’introduire un système mixte compensatoire. Durant les derniers milles de la campagne électorale serrée de 2007, l’entourage du chef André Boisclair rêvait de rééditer le scénario de 1998, soit une victoire en sièges fondée sur une minorité de voix.

À nouveau, la dynamique politique déjoua les calculs partisans. Peu impressionnés par la performance du premier gouvernement de Jean Charest mais réfractaires à la tenue d’un nouveau référendum sur la souveraineté, beaucoup d’électeurs optèrent pour l’Action démocratique du Québec de Mario Dumont, dont la percée imprévue eut pour effet de priver le PQ de la prime que lui procurait traditionnellement la répartition géographique plus favorable de son électorat. La réforme du mode de scrutin fut par la suite évacuée du programme péquiste, quitte à ré-émerger ces dernières semaines dans le cadre de spéculations sur une possible « convergence » des partis indépendantistes.

Les indépendantistes partisans du scrutin majoritaire n’ont pas manqué de relever que c’est grâce à ce système que le Bloc québécois a pu asseoir son hégémonie au Québec pendant 18 ans. En 1993, le Bloc a pu former l’opposition officielle, bien qu’il se soit classé au quatrième rang dans le suffrage populaire ; et en 2000, il a obtenu deux sièges de plus que les libéraux avec 4 % moins de voix. Par contre, en 2011 comme en 2015, la proportionnelle lui aurait été d’une grande utilité. Quant à l’avenir, on ne peut le savoir.

« L’intérêt » du mouvement indépendantiste dans le dossier de la réforme du système électoral a donc beaucoup varié dans le temps et dans l’espace. Il y a eu des conjonctures où la proportionnelle lui aurait été utile, d’autres où elle lui aurait nui. Voilà pourquoi tant de gens pour qui l’accession à l’indépendance constitue pourtant la seule valeur de référence se chamaillent depuis des décennies sur la question. Le problème, c’est que le système électoral ne peut être modifié au gré de la conjoncture et des intérêts changeants d’un seul parti.

On le voit, l’intérêt partisan est loin d’être un guide infaillible en matière de choix d’un système électoral. À long terme, chaque parti trouvera, selon les circonstances, des raisons d’encenser ou de maudire le système électoral en vigueur. Chacun devrait en tenir compte dans l’élaboration de ses positions, et réaliser que tout système comportera pour lui des avantages et des inconvénients à un moment ou l’autre. Ceux qui cèdent à la tentation d’ajuster les règles du jeu à leur seul profit en fonction de calculs à court terme peuvent fort bien le regretter plus tard, notamment parce que ce faisant, ils posent un précédent susceptible de leur nuire par la suite. On ne devrait pas changer le système électoral sans avoir de très bonnes raisons de le faire, tout en bénéficiant d’un appui assez large. Et il est difficile d’imaginer pire scénario pour la crédibilité du processus électoral dans un pays que des changements répétés du système électoral fondés sur des calculs partisans conjoncturels.

Cet article fait partie du dossier La réforme électorale.

Photo : Shutterstock / Alessandro Lai

 

 


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Louis Massicotte
Louis Massicotte est professeur retraité du Département de science politique de l’Université Laval. De 2003 à 2005, il a conseillé le Secrétariat à la réforme des institutions démocratiques sur la réforme du mode de scrutin.

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