Les inégalités sociales « tuent à grande échelle » selon la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’Organisation mondiale de la santé. Le lien entre les inégalités de revenu et la santé des populations retient d’ailleurs l’attention de plusieurs chercheurs et de nombreux citoyens. La parution récente d’Income Inequality: The Canadian Story, un ouvrage de l’IRPP publié sous la direction de David A. Green, W. Craig Riddell et France St-Hilaire, offre l’occasion de revenir sur ce champ de recherche et d’évaluer si les hypothèses avancées jusqu’à maintenant permettent de définir le lien qui existe entre les inégalités de revenu et la santé au Canada.

Richard Wilkinson et Kate Pickett sont les principaux tenants de l’hypothèse selon laquelle il existe un lien causal entre le niveau d’inégalités de revenu et la santé des populations. Les premières études sur ce sujet datent déjà de presque 25 ans, et elles ont généré plus de 300 recherches depuis, dont l’écrasante majorité appuie cette hypothèse (voir Pickett et Wilkinson). En effet, selon la plus récente recension, 94 % des études concluent qu’il existe, d’une façon ou d’une autre, une relation inverse et significative entre les inégalités de revenu et le bien-être des populations. Toutefois, si ce lien n’est plus à démontrer, la polémique persiste néanmoins en ce qui concerne sa nature causale.

Pour leur part, Pickett et Wilkinson affirment que les inégalités de revenus sont, en elles-mêmes, la source de problèmes de santé chez les personnes qui vivent dans des sociétés où les inégalités sont marquées, et ce, quel que soit leur revenu ; cet effet s’expliquerait notamment par le fait que les inégalités de revenu augmentent la distance sociale entre les individus, créent des clivages et détruisent le tissu social (voir Wilkinson). Les deux chercheurs proposent ainsi l’hypothèse d’un effet psychosocial sur la santé : vivre dans une société inégalitaire influencerait les perceptions individuelles, ce qui alimenterait un sentiment de subordination et mènerait au bris du sentiment de confiance envers autrui. Autrement dit, et selon Robert Sapolsky, l’exposition à un environnement social inégalitaire agirait comme un stresseur social chronique, ce qui aurait des effets nocifs sur la mémoire, la tension et la fonction immunitaire, et augmenterait le risque de dépression et de maladie cardiovasculaire.

Ichiro Kawachi et ses collègues ont d’ailleurs démontré que les sociétés inégalitaires sont caractérisées par un déficit de cohésion sociale, qui s’exprime de diverses façons, notamment par une participation bénévole plus faible à des groupes sociaux organisés et un degré de confiance moindre envers les autres membres de la société. Et cette faible cohésion sociale aurait un effet négatif sur la santé des individus.

La question que l’on peut se poser devant ce constat est la suivante : comme on peut difficilement « engendrer de la cohésion sociale », comment les politiques publiques peuvent-elles jouer un rôle si l’on veut remédier à cette situation ? Suivant l’hypothèse de Pickett et Wilkinson sur l’existence d’un effet psychosocial des inégalités sur la santé, le problème émane fondamentalement de l’ampleur des inégalités de revenu, et en particulier des revenus du marché, c’est-à-dire des divers revenus personnels avant transferts et impôts. Les chercheurs préconisent donc non seulement des politiques de redistribution des revenus plus progressives (ou, du moins, aussi progressives qu’elles l’étaient il y a quelques décennies), mais aussi, et peut-être surtout, un contrôle de la rémunération de l’un des groupes qui a bénéficié de la plus forte hausse de rémunération, soit les personnes qui occupent des postes de direction au plus haut niveau, comme les PDG.

À la lumière de ces recommandations, quel lien pouvons-nous faire entre les recherches en matière d’inégalités de revenu et de santé et les inégalités de revenu au Canada, telles que les décrivent les différents auteurs d’Income Inequality: The Canadian Story ? Une première constatation est que les inégalités de revenu, longtemps stables, ont augmenté de façon notable au Canada au cours des 40 dernières années. Andrew Heisz et Brian Murphy observent cette augmentation sur le plan à la fois des revenus d’emploi et des revenus nets ; elle est toutefois plus prononcée dans le premier cas, notamment en raison de la croissance marquée des revenus des Canadiens qui se situent dans le premier percentile — le fameux 1 % (voir Heisz) —, et particulièrement de ceux des hauts dirigeants d’entreprise et des hauts salariés des secteurs de la finance et des services aux entreprises (voir Thomas Lemieux et W. Craig Riddell). En outre, Sam Norris et Krishna Pendakur démontrent que les inégalités de revenu se traduisent bel et bien par des différences en matière de consommation, qui pourraient dès lors alimenter des perceptions d’inégalités. À la lumière de ces seuls résultats, il serait donc tentant de considérer que la situation canadienne démontre l’hypothèse de l’effet psychosocial des inégalités de revenu sur la santé avancée par Pickett et Wilkinson.

Mais, si tentante soit-elle, cette conclusion se heurte au fait que l’hypothèse qui la sous-tend ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. Et, au niveau conceptuel, plusieurs ont principalement concentré leurs critiques sur le caractère causal de ce mécanisme psychosocial de perception des inégalités. Par exemple, John W. Lynch et ses collègues avancent plutôt l’hypothèse que le lien observé entre les inégalités de revenu et la santé des populations n’est pas de nature causale, et qu’il reflète plutôt l’effet de la redistribution effectuée par l’État au moyen de ses politiques publiques, plus ou moins généreuses à l’égard de la population. Selon cette hypothèse, les inégalités de revenu sont donc une conséquence de ces politiques : comme les canaris autrefois utilisés dans les mines de charbon pour permettre aux mineurs de déceler les gaz toxiques, elles sont en quelque sorte un indicateur du risque que représentent les inégalités de revenu pour la santé, mais elles ne sont pas la cause fondamentale de celles-ci. Selon ces chercheurs, la véritable cause de divers problèmes de santé se situerait plutôt dans les conditions matérielles auxquelles sont exposées les personnes moins nanties, qui varient également selon la générosité de l’État et l’étendue de ses politiques.

Pour illustrer leur hypothèse, qu’ils qualifient de « néomatérielle », Lynch et ses collègues proposent une métaphore : ils prennent l’exemple de l’inconfort que subissent, au terme d’un vol transatlantique, les passagers qui voyagent en classe économique. Les chercheurs se demandent s’il est plus plausible que cet inconfort découle d’une perception de subordination ou d’injustice devant le contraste entre les conditions de vol des passagers de la classe affaires et les leurs (donc d’un mécanisme psychosocial — « dans la tête »), ou du fait que les passagers n’ont pas assez d’espace pour profiter d’un sommeil réparateur (un mécanisme qui a trait aux conditions matérielles — « dans les poches »).

Les chercheurs fondent leur argumentation en montrant que les sociétés plus égalitaires en termes de revenu sont également celles dont les États offrent de meilleures protections sociales à la population et dont les dépenses en matière de programmes sociaux universels sont par conséquent plus élevées. Leurs politiques assurent autant la protection des conditions de vie matérielles que la santé de la population, notamment grâce à des investissements dans des domaines comme l’éducation, la santé, les transports, la protection de l’environnement, l’alimentation, la qualité du logement, et la santé et la sécurité du travail. Sur la question plus précise des actions à entreprendre pour combattre les inégalités de revenu, Lynch et ses collègues préconisent des politiques qui assurent des conditions matérielles favorables tout en diminuant les inégalités, telles que l’augmentation du salaire minimum et des prestations adéquates d’assurance emploi. Au regard de la santé, ces politiques auraient le double effet d’assurer un revenu de base plus élevé — ce qui permettrait d’améliorer les conditions de vie matérielles des travailleurs —, et d’accroître leur capacité à se soustraire à des conditions de travail néfastes pour la santé tout en renforçant leur pouvoir de négociation face aux employeurs.

Force est donc d’admettre qu’Income Inequality: The Canadian Story indique clairement que la situation canadienne illustre l’hypothèse néomatérielle. Ainsi, le chapitre de Charles Beach démontre que la classe moyenne s’est étiolée dans ce processus d’accroissement des inégalités, et qu’elle a diminué à la fois en taille et en termes de part des revenus totaux. En matière de santé des populations, selon un principe fondamental avancé par Geoffrey Rose, le cumul de faibles risques individuels qui s’appliquent à une large partie de la population peut générer un degré élevé de morbidité chez elle. Or les résultats de Beach suggèrent que la source de l’augmentation des inégalités au Canada est non seulement l’augmentation du pouvoir d’achat des 1 % les plus riches, tel que semblent l’assumer Pickett et Wilkinson, mais également la perte de pouvoir d’achat d’une large majorité de la population, et donc potentiellement la détérioration de ses conditions de vie matérielles. Par conséquent, l’hypothèse néomatérielle implique que, dans la situation actuelle, il faudrait craindre une détérioration substantielle de la santé de la population canadienne.

En somme, les tendances décrites dans l’ouvrage de l’IRPP suggèrent que les deux hypothèses qui lient l’augmentation des inégalités de revenu et la santé des populations pourraient s’appliquer dans le contexte canadien : l’effet des inégalités de revenu au Canada pourrait ainsi jouer autant « dans la tête » que « dans les poches » des Canadiens, avec des conséquences doublement nocives pour la santé. Alors, quelles politiques devrait-on envisager pour régler cette situation problématique ? Dans Income Inequality: The Canadian Story, Lars Osberg, ainsi que Green, Riddell et St-Hilaire, avancent que l’augmentation des inégalités est en majeure partie attribuable aux effets du marché du travail. Par conséquent, selon ces chercheurs, des politiques touchant le marché du travail seraient plus efficaces que l’accroissement des dépenses sociales pour limiter les inégalités de revenu.

Ces politiques seraient nécessairement complexes et multifactorielles, mais, parmi l’éventail de mesures envisagées par Green, Riddell et St-Hilaire, un bon point de départ serait une hausse du salaire minimum, ce qui, selon les hypothèses que nous avons présentées, pourrait agir favorablement autant sur les processus psychosociaux que sur les conditions de vie matérielles. En effet, cette hausse aurait pour effet de diminuer les inégalités de revenu, et donc, par le fait même, les perceptions d’inégalités. En outre, un salaire minimum plus élevé permettrait non seulement aux travailleurs d’accroître leur pouvoir d’achat, et donc d’améliorer leurs conditions de vie matérielles (si l’on assume que l’augmentation du salaire minimum n’entraîne pas une trop forte inflation), mais il renforcerait vraisemblablement aussi le pouvoir de négociation de la majorité des travailleurs, qui seraient alors plus en mesure d’éviter des conditions de travail mauvaises pour la santé.

La mise en parallèle, d’une part, des hypothèses avancées pour expliquer le lien entre les inégalités de revenu et la santé des populations et, d’autre part, des conclusions des études réunies dans Income Inequality: The Canadian Story suggère donc que la situation canadienne présente des risques pour la santé des Canadiens, quelle que soit l’hypothèse à laquelle on souscrit. D’ailleurs, des organismes comme l’Institut canadien d’information sur la santé et l’Agence de la santé publique du Canada ainsi que des actions citoyennes comme Upstream démontrent un intérêt croissant pour les questions d’inégalités sociales en santé. Il est donc temps que les pouvoirs publics prennent acte de ces préoccupations et agissent en conséquence, armés de données probantes comme celles que cet ouvrage nous offre

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Cet article fait partie du dossier L’enjeu des inégalités de revenu.

 


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Amélie Quesnel-Vallée
Amélie Quesnel-Vallée est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en politiques et inégalités sociales de santé. Professeure agrégée à l’Université McGill avec un poste conjoint au Département d’épidémiologie, biostatistique et santé au travail et au Département de sociologie, elle est aussi experte-conseil auprès du site EvidenceNetwork.ca.
Catherine Haeck
Catherine Haeck est professeure agrégée au Département des sciences économiques de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux de recherche portent sur le développement du capital humain des enfants et des jeunes. Ses recherches actuelles sont consacrées à l’incidence de différents programmes (entre autres les programmes nutritionnels prénataux et les congés parentaux) sur le bien-être des enfants et des mères.
Marie Connolly
Marie Connolly est professeure agrégée au Département des sciences économiques de l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux de recherche sont principalement de nature empirique et portent sur divers sujets touchant l’économie du travail, notamment la mobilité sociale, la formation de capital humain, les écarts salariaux entre hommes et femmes, le bien-être subjectif, la participation des femmes au marché du travail et l’évaluation de politiques publiques.

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