Le Québec vieillit. En 2030, le quart des Québécois aura 65 ans ou plus, pratiquement le double de la proportion enregistrée en 1996 (12 %). Dans ce contexte, on s’inquiète à juste titre des conséquences pour les générations futures qui, bien qu’héritant de nombreux actifs et d’une société démocratique, généreuse, éduquée et saine, devront aussi faire face à une dette publique considérable, à un environnement dégradé ainsi qu’à de lourdes obligations sociales, dans un contexte de croissance économique lente.

Luc Godbout, Pierre Fortin et leurs coauteurs ont plus d’une fois souligné le risque que le gouvernement du Québec ne réussisse pas à offrir à ces générations futures des conditions aussi favorables que celles dont bénéficient les générations actuelles. Une telle situation soulève des questions d’équité intergénérationnelle.

Mais dans une société vieillissante, on peut aussi s’inquiéter des relations entre les générations au temps présent. C’est ce dont on parle quand on se préoccupe des conditions actuellement offertes aux baby-boomers et aux générations X, Y et Z. Il est alors question de l’équité intragénérationnelle.

Sur ce plan, les évaluations ne sont pas faciles à faire. On peut parler des ressources consacrées aux retraites, aux résidences pour personnes âgées, aux politiques familiales ou à l’éducation, mais il n’est pas simple d’établir un bilan systématique, d’autant plus qu’il est normal que l’on contribue moins et reçoive davantage dans l’enfance et après la retraite que pendant la vie active. Une compilation des dépenses publiques par groupe d’âge, comme celle que proposait Julia Lynch dans son livre Age in the Welfare State, donne une première indication, mais elle laisse dans l’ombre les conditions offertes à chaque groupe.

Un sondage réalisé l’été dernier pour l’Institut du Nouveau Monde suggère d’ailleurs qu’au Québec, chaque génération s’estime un peu oubliée, moins bien servie que les autres.

Qu’en est-il vraiment ? Une façon simple d’aborder la question est de considérer l’incidence de la pauvreté aux différents âges de la vie. La figure ci-dessous présente la répartition des situations de faible revenu (selon la mesure du panier de consommation) entre les enfants, les adultes en âge de travailler et les aînés, avec en parallèle la proportion de chaque groupe d’âge dans la population totale.

Cette simple figure laisse entrevoir deux succès et un échec. Le succès de nos régimes de retraite, d’abord, qui font en sorte que seulement 7 % des personnes en situation de pauvreté sont des aînés, alors qu’elles représentent 17,1 % de la population totale. Le succès modeste des politiques familiales du Québec, ensuite, grâce auxquelles la proportion d’enfants vivant en situation de pauvreté est légèrement inférieure à la proportion des enfants dans la population. Et l’échec relatif des politiques de lutte contre la pauvreté pour les adultes en âge de travailler, lesquels constituent 76 % des pauvres, alors qu’ils ne représentent que 64,3 % de la population. Sur la base de ces données, on pourrait dire que le Québec s’occupe mieux de ses aînés que des autres générations, ce qui ne serait pas faux. Mais ce portrait demeure bien imparfait, car il ne considère que le bas de l’échelle des revenus.

Dans un livre remarquable qui vient de paraître, quatre chercheurs suédois ouvrent de nouvelles avenues en posant la question de l’équité intragénérationnelle de façon plus systématique. Dans The Generational Welfare Contract, Simon Birnbaum, Tommy Ferrarini, Kenneth Nelson et Joakim Palme, sociologues et politologues aux universités de Stockholm et d’Uppsala, cherchent à aller au-delà du décompte des dépenses publiques et du compte rendu des conséquences en termes de pauvreté pour considérer plus directement la façon dont l’État-providence traite les différents groupes d’âge.

Pour 18 pays de l’OCDE, les auteurs évaluent les revenus d’assurance sociale offerts à trois familles types, comprenant soit deux adultes et deux enfants, soit un adulte seul en chômage ou encore deux retraités. L’exercice comporte son lot de difficultés, car il suppose que ces familles bénéficient de tous les programmes auxquels elles ont droit — mais au Canada, par exemple, le Supplément de revenu garanti n’est pas versé à tous les retraités qui répondent aux critères —, et il fait abstraction des règles d’éligibilité variables d’un pays à l’autre (pour l’assurance-emploi, notamment) ainsi que des variations régionales dans les fédérations ou les pays décentralisés. La démarche permet tout de même de voir un peu mieux comment l’État-providence soutient les différents groupes d’âge.

Premier constat : la situation varie beaucoup d’un pays à l’autre. Dans les pays nordiques ainsi qu’en Autriche, en Belgique et en France, le portrait apparaît assez équilibré, chaque génération recevant une protection à peu près équivalente. En Allemagne, au Japon, aux Pays-Bas et en Suisse, ce sont plutôt les travailleurs qui sont avantagés, au détriment des enfants et des retraités. Enfin, dans les pays anglo-saxons et en Italie, l’État-providence semble biaisé en faveur des aînés.

Ces différentes orientations ne sont pas sans conséquences politiques. Les pays dont les efforts sont plus équilibrés sont en effet plus susceptibles d’avoir des programmes sociaux généreux, et ils réussissent mieux à contrer la pauvreté. Les gens y sont également plus heureux et plus confiants les uns envers les autres.

J’ai une petite réserve sur le plan méthodologique, parce que les auteurs tirent des conclusions sur les différences entre les pays d’analyses de régression chronologiques et transversales avec effets fixes, alors que de tels modèles ne permettent de se prononcer que sur le changement dans le temps. Mais toutes les données et analyses préalables concordent avec les conclusions, et celles-ci sont également en ligne avec l’interprétation classique des chercheurs suédois Walter Korpi et Joakim Palme associant le caractère inclusif de l’État-providence à la redistribution.

En définitive, il ressort de cette analyse que la quête de l’équité entre les générations ne doit pas être vue comme un jeu à somme nulle, où les gains des uns seraient nécessairement les pertes des autres. Au contraire, lorsque tous les groupes d’âge sont équitablement protégés contre les risques sociaux, les citoyens sont plus susceptibles d’avoir confiance, et ils acceptent plus facilement d’investir pour redistribuer les revenus et réduire la pauvreté. L’équilibre entre les générations renforce la cohésion et la justice sociale.

Par ailleurs, en ces temps politiques difficiles, où l’on peut souvent avoir l’impression de faire du surplace ou de reculer, Birnbaum, Ferrarini, Nelson et Palme décèlent aussi une tendance encourageante. Dans les dernières décennies, en effet, l’équité entre les générations a progressé. Jusqu’aux années 1980, l’État-providence protégeait essentiellement les travailleurs et les retraités. À partir des années 1990, le développement des mesures pour les familles et des politiques d’investissement social a changé la donne en faveur d’un meilleur soutien des jeunes familles et des enfants. La couverture des différentes générations apparaît donc plus équilibrée aujourd’hui qu’elle ne l’était dans les années que l’on associe parfois à un âge d’or de l’État-providence.

Dans une société vieillissante, on se préoccupe à juste titre de l’équité entre les générations présentes et futures. Mais il faut également penser l’équité entre les générations au temps présent, afin de maintenir un équilibre favorable à la cohésion et à la justice sociale. C’est ce contrat social entre les générations actuelles que Birnbaum, Ferrarini, Nelson et Palme documentent et mettent en avant.

Photo : Shutterstock / Rawpixel.com


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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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