La stratégie des pays européens a toujours été de maximiser leur représentation au sein des institutions de coopération internationale. Déjà en 1975, au moment de la création de ce qui devait être à l’origine un G5, le groupe des cinq pays les plus industrialisés (Allemagne, France, Royaume-Uni, Japon et États-Unis), ils ont réussi à imposer à la dernière minute la présence de l’Italie. L’année suivante, les États-Unis imposaient le Canada pour faire contrepoids à cette surreprésentation de l’Europe, et c’est ainsi qu’est né le G7.

L’Espagne et les Pays-Bas ne faisaient pas partie du groupe lorsque les ministres des Finances du G20 ont tenu leur réunion inaugurale en 1999. Ils ont crié à l’injustice, mais en vain. Fin 2008, ils prenaient leur revanche. Lorsque les chefs d’État et de gouvernement du G20 se sont rencontrés pour la première fois, à Washington, ces deux pays ont réussi à forcer la porte. La Pologne, elle qui avait la même ambition, est restée sur le palier.

Au fil des années, les pays européens sont parvenus aussi à imposer aux réunions internationales des représentants du Conseil européen et de la Commission européenne. Invoquant les avancées de la construction européenne et les compétences exclusives de la Commission dans certains domaines, ils ont toujours réclamé la présence de ces représentants de l’Union européenne, sans jamais envisager de s’effacer devant eux. Ils se sont montrés sourds aux critiques de ceux qui estimaient que, de deux choses l’une, ou l’Europe existe et elle doit parler au nom de tous, ou elle n’existe pas et elle n’a pas à être représentée. Les Européens ont toujours considéré que leur situation particulière les autorisait à jouer sur les deux tableaux. Ils ont généralement eu gain de cause et ne se sont jamais souciés de l’agacement que cela pouvait générer.

L’évolution actuelle au sein du G8 et du G20 est-elle en train de leur enseigner que le degré d’influence qu’on exerce n’est pas nécessairement lié au nombre de chaises qu’on occupe autour de la table? Quelles sont aujourd’hui les intentions des Européens au sein de ces institutions? Quels sont leurs objectifs et ont-ils des chances de les atteindre?

Au sein du G7 puis du G8, l’objectif des Européens a toujours été double : pouvoir se compter, à plusieurs, parmi les grands et développer avec les États-Unis une relation plus équilibrée. Le poids économique de l’Europe étant d’abord sensiblement le même que celui des États-Unis puis assez rapidement supérieur à ce dernier, les Européens espéraient, au sein d’un forum à caractère d’abord économique, pouvoir traiter d’égal à égal avec les États-Unis, chose difficilement envisageable au sein d’institutions plus politiques comme l’OTAN ou le Conseil de sécurité des Nations unies. Ils n’ont jamais pleinement compris que, même dans un forum économique, une addition de moyennes puissances européennes ne faisait pas automatiquement une grande Europe.

Aujourd’hui, les leaders européens du G8 restent attachés à l’institution parce que ce club demeure le plus exclusif, parce qu’il leur donne, à tour de rôle, une visibilité au plan international qui a toujours des retombées intéressantes au plan intérieur, et parce que ce forum permet un engagement constructif avec la Russie, point particulièrement important pour un pays comme l’Allemagne.

Cela dit, peu de citoyens européens croient à l’importance et à l’avenir du G8 ; les opinions publiques sont même, dans l’ensemble, plutôt hostiles à ce «club de riches». Bien que ceux qui descendent dans la rue pour le dire, parfois violemment, restent relativement peu nombreux, le cynisme à l’égard du G8 est grand. Ces réunions où tout est orchestré à l’avance, où le côté informel et spontané a disparu depuis longtemps, où chacun cherche surtout à être conforté dans ses propres choix et à se rassurer sur sa propre importance projettent une image surannée, déphasée par rapport au monde actuel.

Le manque de crédibilité du G8 tient évidemment à sa faible représentativité. Depuis des années, cette institution prétend réunir les grandes puissances économiques de la planète et se contente d’inviter chaque année une poignée de pays émergents à participer à une partie de ses délibérations. Si on estime utile et nécessaire de réunir les grandes puissances économiques, autant réunir toutes celles qui comptent. L’existence même d’un G8 ne pouvait qu’entraîner à terme la création d’un G20. La crise économique à la fin 2008 n’a fait que précipiter une évolution inéluctable.

Le manque de crédibilité du G8 tient aussi à la faiblesse de son bilan. Pensé comme un lieu de concertation et de coordination des politiques, le G8 est souvent resté en deçà des espoirs qui avaient été mis en lui. Le communiqué final d’un sommet du G8 se lit trop souvent comme une liste de vœux pieux. Les vrais plans d’action ont toujours été rares mais, à l’occasion, des objectifs chiffrés ont eu un effet mobilisateur, à preuve les engagements pris de doubler l’aide à l’Afrique.

Le G8 survivra-t-il à la création du G20? Certains considèrent que la création du G20 pourrait permettre au G8 de se recentrer sur des objectifs plus politiques, mais il faudrait alors que les pays membres retrouvent un réel intérêt à se fréquenter et à se rapprocher les uns des autres. Or la seule chose qu’ils semblent partager pour l’instant, c’est une fascination commune pour les pays émergents. C’est à qui construira le plus rapidement la relation la plus étroite et la plus rentable avec la Chine, l’Inde ou le Brésil ! Malgré la présence en son sein du Japon et de la Russie, les vicissitudes actuelles du G8 sont surtout le reflet du relâchement du lien transatlantique et de la perte d’influence du monde occidental.

Les pays européens ont accueilli avec enthousiasme la création d’un G20 réunissant des chefs d’État et de gouvernement. Ils sont même convaincus, en partie avec raison, d’avoir été à l’origine de cette initiative. Déjà au sommet du G8 à Heiligendamm, la chancelière Angela Merkel avait voulu lancer un signal très fort en direction des pays émergents. Le président français, lui, revendique carrément la paternité du G20. A posteriori, une bonne idée n’est jamais à court de géniteurs.

Les opinions publiques sont même, dans l’ensemble, plutôt hostiles à ce « club de riches ». Bien que ceux qui descendent dans la rue pour le dire, parfois violemment, restent relativement peu nombreux, le cynisme à l’égard du G8 est grand. Ces réunions où tout est orchestré à l’avance, où le côté informel et spontané a disparu depuis longtemps, où chacun cherche surtout à être conforté dans ses propres choix et à se rassurer sur sa propre importance projettent une image surannée, déphasée par rapport au monde actuel.

Au G20 comme ailleurs, les objectifs des Européens sont complexes. Ils souhaitent bien suÌ‚r un forum ouvert aux nouvelles puissances économiques, mais ils sont heureux aussi de voir la puissance des États-Unis ainsi relativisée. Ils estiment qu’un monde « multipolaire » répond mieux à leurs intérêts. Ils sont peut-être heureux aussi d’offrir aux pays émergents au sein d’un G20 une place qu’ils ne réussissent pas à leur accorder au Conseil de sécurité. En effet, si l’Europe, au lieu de réclamer un siège permanent de plus pour l’Allemagne voire pour l’Italie, envisageait de remplacer la France et le Royaume-Uni par un seul siège permanent, il serait peut-être plus aisé de trouver un compromis à l’échelle du globe. Autant espérer le retour des beaux jours !

Au départ, les Européens, surtout la France et l’Allemagne, ont placé la barre très haut pour le G20.

Angela Merkel rêvait de changements majeurs dans la réglementation et le fonctionnement des banques et autres institutions financières. Selon la chancelière allemande, celles-ci ne devaient jamais plus être en mesure de prendre les États en otage comme elles l’ont fait au plus fort de la crise.

Nicolas Sarkozy, de son côté, n’espérait rien de moins que de « refonder le capitalisme » et soutenait avec conviction qu’il fallait sauver le capitalisme de ses propres excès.

La position du Royaume-Uni, il est important de le rappeler, était assez différente, comme toujours beaucoup plus pragmatique. Vu de Londres, l’objectif était de laisser passer la tempête et de voir quelle partie de l’édifice pouvait être sauvegardée, en espérant que, pour l’essentiel, la construction resterait intacte. La suite des événements tendrait à valider cette analyse. La City et Wall Street semblent avoir eu vite fait de renouer avec leurs pratiques, même celles jugées les plus dommageables.

Il est encore beaucoup trop tôt pour évaluer la performance du G20. On ne peut pas espérer du jour au lendemain éliminer les paradis fiscaux, obliger les banques à augmenter leurs fonds propres, taxer beaucoup plus fortement leurs profits et leurs actifs, leur interdire les produits trop spéculatifs, réduire radicalement la taille des bonis versés à leurs dirigeants et à leurs courtiers.

Sur tous ces points, les progrès à ce jour sont très modestes. Les banques manifestent peu d’empressement à se réformer, et dans plusieurs pays du G20, les pressions exercées par les États sont assez limitées. Les pays émergents se sentent peu concernés par ce plan de réforme, et un pays comme le Canada considère que ses banques ont toujours eu un comportement exemplaire et n’ont donc pas à être pénalisées. Le résident Obama quant à lui cherche bien à faire voter une nouvelle législation bancaire, mais la route sera longue et difficile. Le seul gagnant à ce jour semble être le FMI qui s’est enrichi de 100 milliards de dollars et s’est vu confier un nouveau droit de regard et d’intervention dans les budgets des nations.

Français et Allemands sont contraints de revoir leurs ambitions à la baisse. Le procès du capitalisme financier n’aura pas lieu. Leur croisade en faveur d’un capitalisme au service des entrepreneurs, plutôt qu’à celui des spéculateurs, et d’une économie de marché animée d’une conscience sociale semble mal engagée. Le fait que pour l’heure les Européens n’aient pas eu gain de cause ne signifie pas qu’ils aient tort sur le fond. Seul l’avenir dira s’il était sage de remettre le couvercle sur la marmite du capitalisme financier comme on l’a fait.

Même s’il est trop tôt pour porter quelque jugement que ce soit sur le G20, force est de constater que le bilan des sommets de Washington, de Londres et de Pittsburgh reste bien modeste. Les engagements clairs ont été assez peu nombreux, et même ceux-là ont rarement été suivis d’effets. La seule exception : les plans de relance pour sortir de la crise. Les plus réticents, comme l’Allemagne, ont finalement été convaincus de s’engager dans cette voie. On regrettera peut-être un jour d’avoir ainsi réglé une crise des finances privées par une augmentation quasi illimitée des dettes de l’État. On s’interroge déjà dans bien des capitales européennes, et pas seulement à Athènes ou à Lisbonne, mais également à Londres !

Au sein du G20, les quelques idées novatrices comme celle d’une taxe Tobin revue et corrigée, celle d’un tribunal économique et financier international ou celle d’une nationalisation même partielle des banques ont toutes été enterrées avant même d’avoir été considérées. Les toutes dernières propositions relatives à la taxation des banques, inspirées par les Européens et défendues avec vigueur par le patron du FMI, n’ont fait l’objet d’aucun accord à la réunion des ministres des Finances tenue fin avril. La présidence canadienne n’a d’ailleurs pas cherché à construire un quelconque consensus autour de ces propositions. Elle a préféré inviter les membres du G20 à s’inspirer du Canada en matière de législation bancaire. Il en sera vraisemblablement de même lors du prochain sommet qui se tiendra au Canada en juin.

Français et Allemands sont contraints de revoir leurs ambitions à la baisse. Le procès du capitalisme financier n’aura pas lieu. Leur croisade en faveur d’un capitalisme au service des entrepreneurs, plutôt qu’à celui des spéculateurs, et d’une économie de marché animée d’une conscience sociale semble mal engagée. Le fait que pour l’heure les Européens n’aient pas eu gain de cause ne signifie pas qu’ils aient tort sur le fond. Seul l’avenir dira s’il était sage de remettre le couvercle sur la marmite du capitalisme financier comme on l’a fait. D’aucuns s’en préoccupent, à commencer par le président des États-Unis.

La dure leçon pour l’Europe, c’est de constater combien son influence est limitée.

Si tant est qu’elle existe, cette influence est marginale. Le sommet de l’environnement à Copenhague en a donné une bien triste illustration. Alors que les pays européens sont les plus avancés en matière de protection de l’environnement, en raison de leurs pratiques comme en raison de leurs technologies, ils ont été incapables de peser sur le processus de négociation.

Après avoir prétendu, un peu sottement, qu’ils arriveraient à contraindre les autres à la vertu (« we will shame them into action »), ils se sont révélés incapables de proposer quoi que ce soit pour sortir de l’impasse lorsqu’elle est devenue manifeste. Pire, quand une sorte de compromis a minima a été élaboré par les États-Unis, la Chine, le Brésil, l’Inde et quelques autres, les Européens n’étaient même pas là. La preuve qu’un G20 peut se transformer rapidement en G3, G4 ou G5. On arrive ainsi plus facilement à s’entendre sur ce que l’on fera, et plus facilement encore sur ce que l’on ne fera pas.

La création du G20 ne permet pas de masquer les faiblesses de l’Europe. Elle sert plutôt de révélateur. L’incapacité de l’Europe à parler d’une seule voix la mine aux yeux de ses partenaires. L’Europe n’est pas en panne ; elle est en train de se défaire, de se « détricoter ». Les divergences entre Européens sont de plus en plus évidentes. On l’a vu à propos de la nature et de l’importance des plans de relance. On le voit dans les discussions sur la réponse à apporter à la crise grecque. L’Allemagne a décidé de se comporter comme tout le monde et de faire passer ses intérêts nationaux avant ceux de l’Europe. La France se permet de le lui reprocher. Elle lui reproche même de trop exporter…

L’euroscepticisme, autrefois confiné aux Îles britanniques, s’est répandu sur le continent et y a pris des formes multiples et variées. Les livres d’histoire retiendront peut-être que le non français au Traité constitutionnel européen a été le premier signe majeur de cette contagion. Au moment où l’Europe se devait de passer à la vitesse supérieure pour espérer peser dans les affaires du monde, elle a choisi plutôt de rétrograder.

On dit que c’est dans les moments de crise que l’Europe se ressaisit et réalise ses plus grandes avancées. Il est grand temps de le montrer.

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Marie Bernard-Meunier
Ancienne ambassadrice du Canada, Marie Bernard-Meunier siège aujourd’hui aux conseils de plusieurs organismes publics et parapublics, et publie régulièrement des textes sur les questions de politique étrangère. mbmeunier@gmail.com

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