La médecine devrait‑elle faire de l’âgisme ? Une jeune interne m’a récemment dit que oui. Arguant que notre système de santé est engorgé, elle a expliqué son point de vue : « Nous ne pouvons pas tout faire pour tout le monde, alors pourquoi investir de l’argent dans la santé des personnes âgées, qui ont peu de chances d’en tirer profit ? » Pour elle, l’âgisme n’est pas une si mauvaise chose, c’est plutôt une façon pratique de gérer des ressources limitées.

Son argument ne me convainc pas. L’âgisme n’est pas quelque chose de bénin. Nous ne traitons pas correctement les personnes âgées quand nous les traitons, comme nous le faisons habituellement, sans prendre en compte les mécanismes du vieillissement. L’âgisme masque le besoin où nous nous trouvons de faire mieux.

Le défi tient à la complexité du processus de vieillissement. Avec l’âge, la plupart des maladies deviennent plus courantes. Le système de santé est passablement efficace pour traiter les maladies, réunir des équipes spécialisées dans le traitement de problèmes précis. Éloges et pages entières de publicité célèbrent ce type de soins ciblés, de sous‑spécialités.

Mais il y a un piège : les patients dont le principal problème de santé est une maladie unique en bénéficient davantage que les autres, quelle que soit la complexité de leur maladie et quel que soit leur âge. Les soins de sous‑spécialités peuvent donner de très bons résultats pour ces patients.

La complexité du vieillissement est liée au fait qu’en prenant de l’âge, la probabilité augmente d’avoir plusieurs maladies et de devoir prendre plusieurs médicaments. Et plus les gens vieillissent, plus les maladies dont ils souffrent sont susceptibles de leur imposer des restrictions : sans devenir carrément invalides, les aînés doivent se déplacer plus lentement ou faire attention aux endroits où ils mettent les pieds, aux vêtements qu’ils portent ou aux lieux où elles vont.

Les gens du même âge ne sont pas tous aux prises avec le même nombre de problèmes de santé. Les personnes qui en ont plusieurs sont fragilisées. Et celles qui sont ainsi fragilisées voient leur qualité de vie diminuer sensiblement. Car les soins de santé sont axés sur la maladie unique. C’est notre succès avec l’approche fondée sur la maladie unique qui a conduit à un parti pris en faveur de cette approche, considérée comme la meilleure dans tous les cas.

Quand des personnes fragilisées arrivent avec leurs problèmes médicaux et sociaux, nous considérons leurs besoins comme illégitimes parce qu’ils sont inadaptés à ce que nous faisons.

La jeune interne aurait‑elle raison si elle proposait non pas de restreindre les soins offerts aux personnes âgées, mais bien les soins offerts aux personnes fragilisées ? Le « fragilisme » devrait‑il supplanter l’âgisme ?

Une telle proposition va à l’encontre même de la mission du système de santé. Si les soins que prodiguent les médecins ne conviennent pas aux patients fragilisés, c’est que nous devons offrir des soins plus adaptés. Les gens ne choisissent pas la façon de tomber malades.

Les aînés fragilisés nécessitent beaucoup de soins. Au point où nous devrions les considérer comme les meilleurs « clients » du système de santé. Un tel changement d’attitude serait bénéfique pour tous. Prenons le manque de sommeil. Personne n’en bénéficie. Mais s’il n’a pas d’incidence majeure chez la plupart des patients plus résistants à l’hôpital, ce n’est pas le cas pour ceux qui sont fragilisés. Chez eux, un manque de sommeil entraîne de lourdes conséquences : séjours prolongés, confusion accrue, plus de médicaments, risque accru de chutes, taux de décès majoré.

Personne ne bénéficie non plus d’une longue immobilisation. Personne ne tire avantage d’une médication non révisée, d’une piètre alimentation, d’un mauvais contrôle de la douleur, d’une admission à l’hôpital quand il vaudrait mieux être traité à domicile, ou de soins offerts sans explications claires. Le seul fait que le système de santé s’en tire à bon compte avec les patients plus résistants ne justifie pas qu’on renonce à changer les choses.

Modifier les routines pour améliorer les soins serait bénéfique pour tout le monde. Mais cela est impossible si nous voyons la fragilité comme un motif acceptable d’âgisme. Nous devons investir dans l’amélioration des soins et chercher à mieux comprendre comment les concevoir, les mettre à l’essai et les offrir.

Si importantes qu’elles soient, les sous-spécialités ne bénéficient qu’à une petite fraction des patients. Les compétences nécessaires pour être un généraliste expert, plus particulièrement pour les aînés fragilisés, ne sont pas reconnues au même titre que les autres. Comparés à la recherche sur les maladies, le vieillissement et la fragilité font piètre figure sur l’écran radar du financement.

De toute manière, l’âgisme peut être insidieux. Pas besoin de creuser bien loin pour en trouver des manifestations. J’en vois poindre les signes chez moi‑même quand je me trouve dans une longue file d’attente. Et ce n’est pas la science du mouvement qui me sauve alors, c’est de me rendre compte que la lenteur n’est pas une faiblesse morale, encore moins une faute visant à me faire perdre mon temps.

La façon dont nous agissons actuellement dans le système de santé ne rend pas justice aux personnes âgées fragilisées, qui pourraient tirer profit d’une amélioration des soins qui leur sont offerts. Au bout du compte, nous sommes tous perdants.

Il faut que les attitudes changent. La médecine ne devrait pas faire de l’âgisme. Elle ne devrait même pas mettre dans une catégorie à part les personnes les plus frêles. En tant que société, nous devrions tous relever ce merveilleux défi, un défi qui est un privilège. Nous devons travailler pour améliorer les soins aux aînés fragilisés, plus particulièrement quand ces derniers sont malades.

Photo: Shutterstock.com


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Kenneth Rockwood
Kenneth Rockwood est gériatre à Halifax et chercheur au sein du Réseau canadien des soins aux personnes fragilisées (RCSPF), un organisme sans but lucratif voué à l’amélioration des soins aux aînés canadiens fragilisés.

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