Le trappeur

[…] Jim est tout en spectacle comme la ville ; un concentré du siècle, aux mains du marché, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, une ville d’enfer, sans passé et sans présent, pour laquelle seul le futur compte, et encore, le très court terme, mouvant comme le sable dont elle est faite. En peu de temps, nous avons assisté à des deals de crack sur le capot de notre voiture, vu des jeunes hommes si cassés qu’ils étaient incapables de se nourrir ; croisé des types qui nous conseillaient de ne pas les croiser ; parlé aussi à des gens formidables dont certains croyaient en l’humanité, d’autres en l’argent ; nous avons respiré l’odeur du fric et du pétrole (et cette odeur a un nom : l’ammoniac sorti des cheminées d’usines) ; scruté les étoiles des donateurs de l’hôpital (Syncrude, Shell, Suncor, une étoile chacun, accrochée dans le couloir central, des millions de dollars au total) ; assisté à un match de hockey de l’équipe de la ligue Junior, les Oil Barons ; applaudi les Tar Sand Betties (le club de roller derby) ; nous avons encouragé Brigitte, six enfants et un mari dans le pétrole, lors de son premier concours de bikini-musculation dans la catégorie Mamans de Fort Mac ; nous avons photographié les 36 liquor stores que compte la ville ; nous avons écouté la première ministre de l’Alberta de l’époque, Alison Redford, remercier sur place le sponsor de son allocution, la compagnie Enbridge, bien décidée à imposer des milliers de kilomètres de tuyaux à travers le Canada ; nous avons ri avec Randy River, un sans-abri connu de tous avec un conteneur pour seule maison ; nous avons plongé dans la piscine Syncrude, avec son eau si bleue et ses palmiers si plastiques ; déambulé dans le Career Fair, la foire aux métiers, avec ses stands clinquants et ses promesses de salaires mirobolants ; nous avons admiré la Santa Claus Parade, offerte par Dodge et Total, à l’image de la ville : une parade insouciante et fière, bruyante et folle, généreuse et vendue aux marques.

Le rire de vacarme de Jim est sa meilleure arme contre ceux qu’il appelle les « gangsters ». À la retraite, il vit de son petit lopin de terre à l’entrée de la ville. Le trappeur est en froid avec ceux qui veulent y faire passer une nouvelle bretelle d’autoroute. Les lumières de Fort McMurray ne brillent pas pour lui. Jim ne met jamais les pieds au Boom-town Casino qui, au cœur du cœur de la ville, les soirs de paye, se transforme en supermarché du gling-gling, 120 machines à sous, 2 000 mètres carrés de néons et de néant, jusqu’à 1 million de dollars pouvant s’y dépenser en une nuit selon les indiscrétions d’un vigile.

Jim était même resté indifférent à la démolition du Oil Sands Hotel. Bâti dans les années 1960, bien avant que l’heure de la ruée vers l’or ne sonne, l’hôtel des Sables bitumineux était pourtant une institution du coin. L’immeuble avait abrité pendant des décennies la Oil Can Tavern et ses bagarres, le Diggers Variety Club et ses trafics de drogue alentour, le Teasers Strip Club et ses filles. La ville venait de racheter la bâtisse pour 7,5 millions de dollars pour la raser et redorer son blason. Un soir, justement, Jim Rogers m’a invité à l’accompagner à la mairie en me promettant qu’on s’amuserait et que j’en apprendrais beaucoup sur la gestion de la petite ville.

La maire

À la tête de cette cité d’hommes, une femme joue un rôle clé depuis des années : la maire, Melissa Blake, une ancienne de chez Syncrude dont l’époux fait carrière dans l’autre compagnie-mère de la ville, Suncor. Melissa Blake est devenue un personnage important de ma quête. Je l’ai croisée partout, toujours aimable, pleine de bonne volonté. C’était elle, à la parade de Noël, qui avait lancé les festivités d’un coup de baguette magique. Elle, encore, qui remerciait la compagnie française Total pour avoir doublé l’espace du Total Fitness Club flambant neuf et ouvert à tous. C’est elle, toujours, qui récite la prière avant chaque conseil municipal. Et elle, enfin, qui semble tenir tête, comme elle peut, aux corporations du pétrole, malgré ses pieds et poings liés. Cette année-là, le budget colossal de la petite ville de 80 000 habitants allait atteindre le milliard de dollars, dont plus de 90 % provenait directement des taxes commerciales. Donc du pétrole.

Fort McMurray a connu une croissance phénoménale qui a fait de cette petite ville stable une très grande ville avec toutes les complications et les problèmes que ça implique. Je dirais que Fort McMurray est comme un adolescent grandissant très vite qui s’apprêterait à prendre des responsabilités d’adulte.

― Melissa Blake, maire

D’une certaine façon, Melissa Blake est le reflet contraire de Jim Rogers. La même fierté de vivre ici, mais une vision opposée. Elle, tout en retenue ; lui, tout en flots de paroles. La perfection de l’une renvoie au chaos de l’autre. Entre la maire et le trappeur, c’est comme si notre civilisation était sommée de choisir. Pragmatisme économique contre utopie politique. Pétrole contre transparence. Capitalisme contre nature.

C’est comme si notre civilisation était sommée de choisir. Pragmatisme économique contre utopie politique. Pétrole contre transparence. Capitalisme contre nature.

Un autre candidat (défait) à la mairie de Fort McMurray nous a raconté pourquoi il avait décidé de quitter la ville, après trente années d’amour. Son sourire était franc, comme ses souvenirs des pressions exercées sur lui par les pétrolières quand il s’était mis en tête d’annoncer qu’il les surtaxerait. Au conseil municipal de la ville, le président de Syncrude l’avait accusé d’être « une sangsue » qui saignait les compagnies à blanc.

Des années plus tard, aux côtés de Jim, on s’est assis dans les rangs du public. Les choses avaient changé, c’était moins frontal, plus feutré. Ce soir de conseil municipal, le premier à prendre la parole était Ken Chapman, le directeur du Oil Sands Developers Group, le lobby pétrolier. Un homme drôle, souriant, redoutable. Il avait droit à 5 minutes ; il en eut 20, et les égards du conseil municipal. Fort McMoney sous nos yeux.

Le lobbyiste réclamait une baisse des taxes, plaidait sa cause, affirmait que rien n’était garanti, que les projections municipales étaient trop optimistes et que le marché, dans sa grande sagesse, n’était pas toujours sage, même pour l’or noir. Tous les élus l’écoutaient, pleins de compréhension et de bienveillance.

Ceux qui affirment que le pétrole nuit à la démocratie ont tort. Ils croient que nous vivons dans un État pétrolier. La filière a une grande influence sur le gouvernement parce que nous pesons lourd dans l’économie. Mais nous subissons également une grande influence du gouvernement : nous sommes une industrie extrêmement régulée. Nous obtenons des permis du gouvernement, des propriétaires fonciers et des associations de protection de l’environnement. Alors, au final, qui a le contrôle ? Les propriétaires des terres. Et quand les propriétaires, les habitants de l’Alberta, se comporteront comme tels, ils auront le contrôle total. Nous sommes bien loin d’un État pétrolier.

― Ken Chapman, Oil Sands Developers Group, directeur exécutif

Melissa Blake, elle, comptait bien lancer une politique de grands travaux. Sa ville méritait tout de même son stade Shell, et un centre-ville un peu moins crade à la sauce Far West. La maire est une femme de pouvoir comme le pouvoir les aime désormais : séduisante, souriante, statistique. Elle aligne les chiffres comme des trophées. Tout n’est que records battus et aurores boréales : Melissa Blake croit dur comme fer aux projections de l’industrie. D’ici vingt ans, bien sûr qu’on produira ici 4 à 6 millions de barils par jour. La ville, qui parle déjà 69 langues différentes grâce à ses habitants venus de 127 pays différents, sera le modèle de demain : mondialisée, marchandisée, apaisée. Juifs, chrétiens et musulmans s’y entendent déjà à merveille.

Une chose semble pourtant bien claire, la démocratie ne s’y porte pas très bien. Melissa Blake règne sur 1 millard de dollars avec seulement 6 987 voix, pas même 10 % du corps électoral. Devant moi, elle l’a reconnu : Fort McMurray explose les chiffres dans ce registre-là aussi. La ville affiche le taux de participation aux élections le plus bas du pays. Les mauvaises langues disent que cette désaffection est la marque des États-pétrole : bourrés d’argent, pétris de subventions privées et d’indifférence polie à la chose publique.

Photo: Shutterstock


Extrait de Brut : la ruée vers l’or noir, par David Dufresne, Nancy Huston, Naomi Klein, Melina Laboucan-Massimo, Rudy Wiebe, © Lux Éditeur, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

DD
David Dufresne est journaliste indépendant. Il a entre autres publié Tarnac, magasin général (2012) et réalisé le documentaire interactif Fort McMoney (2014).

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