Le terrible tremblement de terre de janvier 2010 en Haïti a bouleversé l’opinion publique partout sur la planète et provoqué un élan de générosité sans précédent, du moins en Amérique du Nord. Le président Barack Obama a fait appel à ses prédécesseurs, George W. Bush et Bill Clinton, afin de mobiliser l’aide internationale et de garder l’attention des États et des bailleurs de fonds sur le sort d’un des pays les plus pauvres du monde. Les Canadiens ont mis la main au portefeuille et le gouvernement de Stephen Harper a promis un soutien à long terme.

Au-delà de la tragédie immédiate et de la nécessaire aide d’urgence, cet événement est venu relancer le débat sur la reconstruction d’Haïti, un débat entamé en 1986 lors de la chute de la dictature des Duvalier et qui a refait surface en 1994 avec l’intervention internationale pour rétablir au pouvoir le président Jean-Bertrand Aristide, puis en 2004 lors de sa démission et son exil après des mois de tensions et de violences. N’a-t-on pas une étrange impression de déjà-vu ?

Au lendemain du cataclysme, la classe politique haïtienne, la diaspora, les représentants de l’ONU et des organisations internationales et de nombreux spécialistes en relations internationales ont, chacun à leur manière, suggéré une intervention à long terme en Haïti, non seulement pour reconstruire les infrastructures mais aussi pour réformer les différentes institutions de la société, principalement le système politique, et relancer le pays sur des bases nouvelles. À l’évidence, l’incapacité du gouvernement haïtien à reprendre ses activités puis à venir en aide à la population découle de causes profondes présentes depuis toujours et toutes aussi diverses que la fragilité de l’État, le sous-développement chronique, l’exil des élites vers l’étranger et l’absence de réelle démocratie. Le tremblement de terre est venu se superposer à cette situation avec des conséquences humaines tragiques.

Afin de repartir à neuf, certains ont donc proposé de lancer un « plan Marshall » sur une dizaine d’années, alors que d’autres, plus radicaux, ont demandé la mise sous tutelle du pays et son administration par l’ONU ou une coalition internationale. Si les idées ne manquent pas, il faut se demander si elles sont toutes bien raisonnables et réalisables. Un retour sur les expériences passées d’intervention dans ce pays et dans d’autres États fragiles peut nous aider à saisir l’ampleur de la tâche, les options possibles mais aussi les limites de l’action.

De la chute de la dictature des Duvalier en 1986 jusqu’à celle du régime de Jean-Bertrand Aristide en 2004, Haïti a connu une instabilité politique doublée d’une crise économique et sociale profonde. En 20 ans, 11 personnes ont occupé la présidence de la République, parfois plusieurs fois comme dans le cas du président Aristide. Coups d’État, élections, révoltes ont plongé le pays dans le chaos et provoqué un exode vers l’étranger de certains membres de la minuscule classe moyenne et de dizaines de milliers de sans-ressources, la plupart échouant littéralement sur les côtes de la Floride ou des îles des Caraïbes. Des milliers de personnes ont été tuées durant ces années de violences.

L’ONU, l’Organisation des États américains (OEA), l’Union européenne, le Canada et les États-Unis sont intervenus à différentes étapes de la crise haïtienne afin de soutenir politiquement et économiquement la transition vers un régime plus stable. Ainsi, avant l’intervention de 2004, qui a permis d’installer une force de maintien de la paix qui y est restée depuis, l’ONU a autorisé pas moins de huit interventions entre 1990 et 2001 : une mission d’observation électorale, une mission conjointe avec l’OEA, une mission internationale d’appui à la police et quatre opérations de maintien de la paix, tandis que les États-Unis et plusieurs pays sont intervenus militairement en 1994 afin de permettre le rétablissement d’un gouvernement légitime et de restaurer la paix et la sécurité. À l’évidence, la situation ne s’est jamais stabilisée, ni même améliorée comme l’indiquent l’effondrement de l’autorité gouvernementale au début de 2004 et la chute du président Aristide. Que s’est-il passé ?

À partir de 1989-1990, l’ONU inaugure une pratique où la communauté internationale assumera un degré d’autorité et de contrôle toujours plus grand et sans précédent depuis les mandats de la Société des Nations sur Dantzig et sur la Sarre entre les deux guerres mondiales. En Namibie par exemple, l’ONU va superviser la marche vers l’indépendance d’un territoire sous contrôle illégal sud-africain. Deux ans plus tard, elle installe au Cambodge une autorité provisoire qui pendant 18 mois gouvernera le pays en collaboration avec le gouvernement local.

Si les causes internes — politiques et sociales — expliquent l’échec des interventions, l’incapacité des États et des organisations internationales à assurer une continuité des efforts et de l’aide est un facteur aggravant. En effet, chacune des huit interventions avait un mandat limité, et aucune ne favorisait la coordination entre les fonctions militaires, policières, politiques et financières. De plus, chacune de ces missions était contrainte par une limite de temps imposée par des autorités nationales et internationales soucieuses de ne pas s’éterniser sur place et peu disposées à y investir des ressources financières. La durée des missions de l’ONU et de l’OEA variait de six mois à trois ans, et l’intervention militaire multinationale a duré six mois. Le personnel était parfois incapable de se déployer ou était évacué lorsque les choses tournaient mal sur le terrain.

Cette segmentation de l’intervention internationale a empêché la consolidation des processus de reconstruction et de dialogue politique. Les fragiles acquis apportés par l’aide internationale ont souvent été balayés, comme en témoigne l’incapacité de constituer une police nationale honnête et professionnelle malgré l’aide technique et financière accordée par la communauté internationale pendant une décennie. Ainsi, un an avant la chute du président Aristide en 2004, une évaluation de l’ACDI sur l’intervention canadienne en Haïti de 1994 à 2002 a conclu à l’inefficacité de plusieurs programmes d’aide dans ce pays. En particulier, les résultats obtenus après quelque 60 millions d’investissement dans l’aide à la gouvernance et au développement de la démocratie ont fortement déçu.

L’ONU va reconnaître l’échec des interventions internationales et y réagir. Lorsque le régime du président Aristide se délite en février 2004, non seulement le Conseil de sécurité autorise une coalition multinationale à intervenir provisoirement afin de rétablir l’ordre, mais il prépare le déploiement de sa cinquième opération de paix en tenant compte des leçons apprises du passé. Le secrétaire général de l’ONU présente au Conseil un rapport très critique sur les insuffisances de la communauté internationale dans ce pays. « Des efforts réels, mais, on le sait aujourd’hui, trop limités dans le temps, avaient été déployés pour remettre le pays sur pied et lui permettre de maintenir la stabilité, notamment grâce à la création d’une force de police professionnelle dûment formée et équipée, écrit-il. Nous voilà revenus à la case départ. » Il soumet des recommandations précises afin de ne pas répéter ces erreurs et d’engager le maximum de ressources pour la reconstruction. Son envoyé spécial admet qu’« il faudra une période d’une vingtaine d’années minimum pour remettre les institutions en état de fonctionner et pour amorcer une reconstruction durable du pays ».

Depuis plus de 20 ans, Haïti a toujours eu besoin de l’appui de la communauté internationale pour accompagner un processus politique ou entreprendre des programmes d’aide au développement. Avec l’effondrement du régime Aristide en 2004, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) a reçu un vaste mandat dont les éléments essentiels portent sur le maintien de la sécurité, le développement économique et le renforcement, sinon la reconstruction, des institutions du pays. À la veille de la tragédie de janvier 2010, Haïti avait fait certains progrès, particulièrement sur le plan économique (annulation d’une bonne partie de la dette), mais la situation sécuritaire demeurait fragile. Il n’est donc pas surprenant qu’au lendemain du tremblement de terre, devant l’ampleur des dévastations et l’incapacité du gouvernement à réagir, les appels se soient multipliés pour que la communauté internationale se montre plus généreuse financièrement ou qu’elle prenne littéralement en charge tout le pays.

Mais ni un « plan Marshall » ni un régime de tutelle ne sont des outils adéquats dans la présente situation. En effet, selon David Carment et Yiagadeesen Samy de l’Université Carleton, responsables d’un projet sur les États fragiles, ceux-ci ont une capacité très limitée à absorber une aide massive du type « plan Marshall ». Les bailleurs de fonds doivent plutôt adopter une stratégie à long terme où chaque étape sera minutieusement évaluée avant que ne soit entamée la prochaine. Quant au régime de tutelle, il est tout simplement impraticable sur le plan politique. Les Américains ont occupé et gouverné le pays de 1915 à 1934, et cette expérience est encore vive dans la mémoire collective. Ce temps est révolu, même si sur certains murs de Port-au-Prince on a pu lire des graffitis appelant à une nouvelle occupation américaine.

Néanmoins, en cette période où la destruction physique d’une partie du pays se superpose à l’instabilité politique et à la stagnation économique, Haïti a besoin d’être accompagné. Et au cours des 20 dernières années, la communauté internationale, à travers l’ONU et l’Union européenne en particulier, a développé des mécanismes pour ce faire.

À partir de 1989-1990, l’ONU inaugure une pratique où la communauté internationale assumera un degré d’autorité et de contrôle toujours plus grand et sans précédent depuis les mandats de la Société des Nations sur Dantzig et sur la Sarre entre les deux guerres mondiales. En Namibie par exemple, l’ONU va superviser la marche vers l’indépendance d’un territoire sous contrôle illégal sud-africain. Deux ans plus tard, elle installe au Cambodge une autorité provisoire qui pendant 18 mois gouvernera le pays en collaboration avec le gouvernement local. D’autres expériences de cogouvernance auront lieu, en Bosnie par exemple, mais il faudra attendre 1999 et les crises au Kosovo et au Timor oriental pour voir la communauté internationale faire un autre bond quantitatif et qualitatif dans la prise en charge de territoires entiers.

Ces crises ouvrent la porte à l’imposition d’une quasi-tutelle de ces territoires, où la gouvernance est parfois partagée avec d’autres organisations internationales — l’OTAN, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et l’Union européenne dans le cas du Kosovo, ou l’Australie dans le cas du Timor. Dans ces deux territoires, des administrations transitoires seront installées à la tête desquelles on nommera un représentant spécial aux pouvoirs de proconsul étendus aux domaines législatif et exécutif. Celui-ci aura le droit de destituer des fonctionnaires ou des élus locaux, de lancer des mandats d’arrêt, de créer une banque centrale ou même d’arbitrer sur la couleur du drapeau.

Un bilan complet des autorités ou des administrations transitoires reste à faire. Cependant, Richard Caplan a tracé en 2001 un premier constat généralement favorable de quatre expériences particulières. Mais il écrit à propos des administrations internationales qu’elles sont « la Rolls-Royce des stratégies de gestion de conflits » et que la communauté internationale n’aura sans doute plus la volonté politique et financière de répéter l’expérience très souvent. C’est possible. Mais ce manque de volonté pourrait nous coûter encore plus cher, car l’effondrement des États, comme l’illustrent plusieurs cas sur différents continents (Somalie, Guinée-Bissau, Tchad et République centrafricaine en Afrique, Îles Salomon et Timor en Océanie, Haïti en Amérique), transforme ces territoires en zones de chaos où peuvent s’installer des groupes terroristes susceptibles de menacer la paix et la sécurité internationales, comme l’a bien illustré la situation en Afghanistan avant le 11 septembre, où des trafiquants de drogue ont été capables de prendre le gouvernement en otage et d’exercer leurs activités criminelles à l’abri des regards.

Au-delà du mode de gouvernance déployé dans un État fragile afin d’assurer sa réinsertion au sein de la communauté internationale, la durée de l’intervention et son corollaire, la reconstruction sur la longue durée, sont aussi des facteurs expliquant les succès ou les échecs. D’ailleurs, cette notion de reconstruction sur la longue durée est dorénavant prise en compte par tous les acteurs internationaux, car il est généralement admis que la moitié des États ayant reçu une assistance rechutent dans le conflit quelque cinq années après un premier conflit. Les membres de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États ont fait de cette notion un principe central de leur rapport « La responsabilité de protéger », tout en reconnaissant les dangers d’un séjour prolongé. L’OCDE a de son côté adopté une série de principes pour l’engagement dans les États fragiles où elle invite la communauté internationale à rester « au moins 10 ans » sur place afin de renforcer les capacités des institutions de premier plan. La nouvelle doctrine de maintien de la paix de l’ONU publiée en février 2008 va dans le même sens.

Haïti, comme la Namibie, le Cambodge ou le Kosovo, est un cas singulier où l’intervention internationale doit s’adapter aux réalités locales. Certains pourraient avancer que le cas d’Haïti n’a rien à voir avec ceux évoqués plus haut et qu’il est donc hors de question de proposer l’établissement d’une autorité transitoire ou d’une administration intérimaire. Pourtant, on ne peut faire l’économie d’une discussion autour de ces modèles. Après deux siècles d’indépendance, Haïti est toujours plongé dans le chaos. Il n’est pas question de suspendre la souveraineté d’Haïti, mais la souveraineté ne doit pas être une excuse à l’inaction ou à la poursuite des pratiques du passé. Il est donc temps de chercher des solutions à partir des expériences réelles de la communauté internationale en matière de relèvement de sociétés secouées par des traumatismes de grande ampleur. Entre 1990 et 2004, huit interventions internationales dans ce pays ont échoué. La neuvième — la MINUSTAH — marque le début d’une solution. À moins qu’Haïti ne soit pour les processus de reconstruction un cas désespéré.

Photo : Shutterstock / arindambanerjee 

Jocelyn Coulon
Jocelyn Coulon est chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). Il a été conseiller politique du ministre des Affaires étrangères en 2016-2017. Il vient de publier À quoi sert le Conseil de sécurité des Nations unies ? aux PUM.

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