En Uruguay, la légalisation du cannabis prescrit ou en vente libre, en 2012, était d’abord et avant tout un projet étatique dans lequel les profits du marché étaient secondaires. Dans les États américains qui ont légalisé le cannabis, par contre, une large place est faite au secteur privé et au libre marché. Toutefois, la croissance de l’industrie y demeure difficile parce que le cannabis reste illégal à l’échelle fédérale. Le secteur ne peut donc bénéficier du soutien des instances fédérales, ni pour uniformiser les règles de l’industrie ni pour l’aider à exporter. La situation est différente au Canada, où le développement du marché du cannabis s’insère dans un plan gouvernemental pour créer une industrie prospère et reconnue mondialement.

Le 21 novembre 2017, dans un document de consultation, le gouvernement du Canada annonçait les grandes lignes de l’encadrement de l’industrie du cannabis, en expliquant vouloir implanter une industrie « diversifiée et concurrentielle ». Les principaux acteurs auxquels le gouvernement fait référence dans ce document sont les suivants :

  • l’industrie de transformation des produits du cannabis prescrit à des fins thérapeutiques ou en vente libre ;
  • l’industrie agricole (culture intérieure ou extérieure), qui alimente l’industrie de la transformation (les cultivateurs ne pourront vendre au public) ;
  • les pépinières, dont proviendront les produits de départ (graines, semis) et qui créeront de nouvelles variétés ;
  • l’industrie du chanvre, dont on assouplira les règles pour faciliter son réseautage avec l’industrie de transformation en divers produits (aliments, vêtements, cosmétiques, produits thérapeutiques, matériaux isolants, etc.) ;
  • l’industrie des produits vétérinaires à base de cannabis, qui se développe de plus en plus ;
  • l’industrie des crèmes et huiles cosmétiques à base de cannabis ou de chanvre ;
  • l’industrie des produits de santé « naturels », qui pourront désormais contenir de basses concentrations de cannabis et être en vente libre, au même titre que les autres produits de cette catégorie.

Dans la réglementation (DORS/2018-144) issue de cette consultation présentée en juin 2018, on constate que le gouvernement s’est assuré de règles fluides entre les différents acteurs de l’industrie du cannabis, tout en balisant et en harmonisant à l’échelle nationale les règles de composition des produits, d’étiquetage, d’emballage et de traçabilité. Comme il l’avait annoncé dans le document de consultation, il désire soutenir activement l’expansion internationale de cette industrie en assurant la qualité uniforme et reconnue des produits canadiens.

La longueur d’avance des producteurs de cannabis thérapeutique

Une précision importante de vocabulaire s’impose d’abord. Les termes « cannabis médical » et « cannabis récréatif » sont souvent utilisés pour distinguer le produit prescrit à des fins thérapeutiques ― provenant des producteurs qui possèdent une licence fédérale de Santé Canada (système de licences mis en place en 2014) ― du produit qui sera en vente libre à partir du 17 octobre 2018. En réalité, il s’agit plutôt de deux modes d’approvisionnement des produits du cannabis. Cette terminologie erronée ne prend pas en considération qu’en grande partie les mêmes produits se retrouveront dans les deux marchés. À terme, le joint traditionnel deviendra une forme de consommation marginale au regard de la diversité des produits qui seront offerts par l’industrie. Cette terminologie masque également le fait qu’il y a bien des raisons autres que récréatives pour consommer du cannabis, par exemple pour retrouver l’appétit, gérer le stress, diminuer l’insomnie, calmer la douleur. Les gens pourront ainsi s’automédicamenter par des produits en vente libre sans passer par le marché du cannabis prescrit, ce qui multipliera les motifs d’achat, dans toutes les catégories d’âge.

Dans les deux marchés, les critères de production, d’emballage et d’étiquetage des produits du cannabis sont les mêmes. Cela donne aux producteurs actuels du marché thérapeutique une longueur d’avance sur tous les autres acteurs, car ils pourront ajouter des licences fédérales pour la culture, la transformation et la vente de cannabis en vente libre. Considérant que, sur la centaine de producteurs autorisés de cannabis thérapeutique, une cinquantaine possèdent non seulement une licence pour la culture, mais aussi des permis pour la transformation et la vente de produits ― et donc l’équipement industriel pour l’emballage et l’étiquetage qui seront communs aux deux marchés ―, il sera facile pour eux de dominer rapidement le marché du cannabis en vente libre.

Les autres producteurs autorisés alimentent en fait les grands producteurs autorisés ayant des permis de vente ou auxquels ils appartiennent (par exemple, Les Serres Vert Cannabis au Québec appartiennent à Canopy Growth, qui possède déjà 10 licences au Canada). Ce cumul de licences fera en sorte que ces grands producteurs éviteront la saturation du marché du cannabis au Canada. Ils pourront envoyer leurs surplus de cannabis dans le marché thérapeutique et les autres marchés ouverts à l’exportation (produits pour animaux, cosmétiques, « produits naturels », etc.). En effet, les acteurs les plus puissants de l’industrie diversifieront leurs licences de manière à exploiter au maximum toutes les parties de la plante.

Par ailleurs, même avec la légalisation, le gouvernement maintient le système actuel de vente de cannabis prescrit à des fins thérapeutiques, qui se fait par téléphone ou Internet, préservant le monopole des grands producteurs autorisés avec permis de vente. Leur clientèle augmente de 10 000 personnes par mois et dépassait en juillet 2018 les 300 000, ce qui signifie plus de 125 000 livraisons à domicile par mois.

Les plus puissants producteurs se transformeront rapidement en multinationales, si ce n’est déjà le cas. Par exemple, Canopy Growth annonçait en décembre 2017 la construction d’une serre de 40 000 m2 au Danemark, d’où elle compte exporter partout en Europe. À long terme, sa capacité de production totale pourrait atteindre 400 000 kg par année. Sa valeur boursière représente déjà plus de 6 milliards de dollars. Les grands acteurs de l’industrie sont clairement en train de consolider leur marché. Aurora Cannabis, par exemple, achetait le 24 janvier 2018 son principal rival, CanniMed Therapeutics, pour 1,1 milliard de dollars et, le 14 mai, faisait l’acquisition de MedReleaf pour 3,2 milliards de dollars. La compétition internationale sur le marché thérapeutique est déjà commencée.

De plus, d’importants producteurs du marché thérapeutique ont signé dans certaines provinces canadiennes des contrats d’exclusivité pour l’approvisionnement de cannabis en vente libre sur leur territoire. Dans quelques-unes, ils pourront même ouvrir des lieux de vente ; on assistera alors à une intégration verticale du marché. Enfin, ils sont très actifs à promouvoir le démantèlement des monopoles gouvernementaux de vente dans certaines provinces ― ce qu’ils réussiront probablement en Ontario avec le nouveau gouvernement conservateur.

Le modèle économique

Trop souvent, on compare l’industrie du cannabis qui prend forme actuellement au Canada à celle de l’alcool. C’est faire fausse route. Notre survol des acteurs du marché thérapeutique, de leurs avantages pour accaparer le marché du cannabis en vente libre et de leur expansion internationale, montre qu’il est beaucoup plus juste de faire la comparaison avec le développement de l’industrie pharmaceutique pour comprendre le panorama économique qui se dessine. Leurs ramifications dans le financement de la recherche, leurs liens avec les laboratoires, le milieu médical et le gouvernement ainsi que leurs capacités de construction sociale de la demande de cannabis thérapeutique les rapprochent beaucoup plus du modèle économique de l’industrie pharmaceutique.

Pour comprendre le panorama économique qui se dessine, il est beaucoup plus juste de comparer l’industrie du cannabis avec le développement de l’industrie pharmaceutique.

Avant 1990, par exemple, le système de réglementation des médicaments de Santé Canada était financé exclusivement par des impôts et des taxes. Actuellement, c’est l’industrie pharmaceutique qui en assume environ la moitié des coûts, ce qui influence également la manière dont prescrivent les médecins. De façon analogue, l’industrie du cannabis étend son influence depuis que Santé Canada, avec l’arrivée du système de licences en 2014, ne tient plus de registre des consommateurs indiquant pourquoi les médecins prescrivent le cannabis, car le ministère ne considère pas le cannabis comme un médicament. L’industrie a donc beau jeu d’élargir sa clientèle et son marché, d’autant plus qu’elle a développé son propre réseau de médecins pour la prescription, médecins aisément accessibles par l’entremise de ses sites Web (par exemple Hydropothecary).

Similairement à ce qui se fait dans l’industrie pharmaceutique, beaucoup d’argent est investi pour contrôler le discours sur les produits et leurs effets. Ainsi, même si la promotion commerciale des produits du cannabis est interdite et seule la promotion informative est permise, les sites Web des producteurs autorisés assurent une présentation très attrayante de leurs produits et ne se gênent pas pour accorder des rabais promotionnels. On peut aisément avoir accès à cette information en téléchargeant sur son téléphone les applications offertes sur leurs sites (par exemple Aurora).

Le plan gouvernemental vise à mettre sur pied une industrie du cannabis prospère et, à cette fin, il a enlevé le plus possible d’obstacles à son essor. Il faudra surveiller si les visées gouvernementales feront bon ménage avec les objectifs de santé publique, ou si la « marlboroisation » du cannabis ― c’est-à-dire des stratégies publicitaires et de marketing semblables à celles qui ont permis à la cigarette Marlboro de conquérir le monde ― prédominera, ce que craignent certains chercheurs.

Une chose est certaine, pour élaborer des stratégies efficaces en santé publique en matière de cannabis, il faut inclure dans la réflexion l’évolution du marché du cannabis et les politiques gouvernementales qui l’encadrent, se tenir à jour sur les nouveaux produits auxquels aura accès le consommateur et prendre en compte les stratégies d’information des grands de l’industrie, tant dans le milieu médical qu’auprès du grand public. Pour ce faire, il faut que le gouvernement amène Santé Canada à jouer un rôle plus actif dans l’évolution de ce marché en lui donnant toutes les ressources nécessaires, plutôt que de laisser les grands de l’industrie du cannabis, tout comme ceux de l’industrie pharmaceutique, faire leur lobbying auprès du milieu médical et du grand public pour les « informer » sur leurs produits.

Et pour tous les ministères de santé publique, il faut cesser de réfléchir aux politiques sur le cannabis en séparant le marché thérapeutique du marché en vente libre, puisque les deux sont économiquement liés, tant par leurs produits que par les stratégies de promotion et de croissance. Leur interpénétration se répercutera sur le terrain et influencera les profils de consommation qui se mettront en place.

Cet article fait partie du dossier L’économie canadienne du cannabis.

Photo : Shutterstock / HubbardSteve


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Line Beauchesne
Line Beauchesne est professeure titulaire de criminologie à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les politiques en matière de drogues. Son plus récent livre s’intitule Les drogues : enjeux actuels et réflexions nouvelles sur leur régulation (septembre 2018).

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