Stephen Harper est maintenant en vitesse de croisière, notait avec satisfaction le Globe and Mail au lendemain du dépôt du budget. Il met la clé sous la porte de l’Agence canadienne de développement international, change les règles du jeu pour la formation de la main-d’œuvre sans ajouter d’argent neuf et introduit même un programme de travail obligatoire pour les jeunes autochtones. Bien installé au pouvoir, le premier ministre peut maintenant transformer le pays comme il l’entend.

En ce qui concerne les relations intergouvernementales, les orientations du gouvernement conservateur n’avaient déjà plus qu’un lien ténu avec le fédéralisme d’ouverture promis en 2005. Graduellement, les grands programmes de transferts aux provinces ont été resserrés et plafonnés, et les transferts aux personnes, l’assurance-emploi et la Sécurité de la vieillesse, entre autres, ont été repensés sans tenir compte des conséquences pour les gouvernements provinciaux.

Mais avec le dernier budget, une nouvelle étape vient d’être franchie. Le gouvernement Harper est passé d’une politique relativement passive de réduction du rôle de l’État fédéral à une stratégie plus active de transformation, qui amène maintenant Ottawa à imposer directement ses visées aux provinces.

La nouvelle Subvention canadienne pour l’emploi, notamment, renoue avec une vieille tradition d’intervention fédérale dans les champs de compétence des provinces en dictant les choix et les façons de faire. Et elle le fait en réintroduisant une méthode que l’on croyait pratiquement disparue : la logique des frais partagés.

Utilisés dès les années 1920, les programmes à frais partagés se sont multipliés entre la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1960. Les objectifs étaient variés, mais le principe était toujours le même. Pour intervenir dans un champ de compétence qui n’était pas le sien, le gouvernement fédéral s’engageait à partager les coûts d’un programme provincial, à condition que celui-ci réponde à des critères précis. Ottawa pouvait ainsi faire indirectement ce que la Constitution ne lui permettait pas d’établir directement, soit définir les politiques suivies par les provinces dans leurs propres champs de compétence. Une province qui ne respectait pas la norme fédérale perdait tout simplement les ressources financières auxquelles ses citoyens avaient droit.

À partir des années 1970, cette approche, toujours contestée par le gouvernement du Québec, a graduellement perdu ses attraits, même pour Ottawa. Elle plaçait en effet chaque ordre de gouvernement à la merci de l’autre. Quand le gouvernement fédéral se désintéressait d’un programme, par exemple, les provinces se retrouvaient avec la totalité des coûts. À l’inverse, si une province haussait ses dépenses dans un secteur couvert par une entente, le gouvernement fédéral devait automatiquement assumer sa part des coûts additionnels.

Au début des années 1990, les conservateurs de Brian Mulroney ont d’ailleurs imposé un plafond au dernier grand programme à frais partagés, le Régime d’assistance publique du Canada, en vertu duquel Ottawa partageait les coûts de l’aide sociale et des services sociaux. En 1995, le programme lui-même a été aboli pour laisser toute la place à des transferts en bloc, moins généreux mais aussi moins contraignants pour les provinces.

La Subvention canadienne pour l’emploi représente donc un retour en arrière, puisqu’elle réintroduit la logique encombrante des frais partagés. Et cette fois, le risque est entièrement du côté des provinces : Ottawa met d’emblée un plafond à sa contribution, qui ne couvrirait d’ailleurs que le tiers des coûts. Mais l’idée demeure la même. Il s’agit de dicter une marche à suivre aux provinces.

Si au moins cette marche à suivre avait du sens. Le nouveau programme fédéral, en effet, n’est pas douteux uniquement sur le plan constitutionnel. Il relève aussi d’une analyse déficiente, dont il est difficile de saisir la cohérence.

Pour le gouvernement Harper, il faut d’abord résoudre les pénuries de main-d’œuvre qualifiée dans certains secteurs, comme la construction ou l’industrie pétrolière. Il s’agirait simplement de laisser les entreprises prendre l’initiative en les aidant à offrir des formations de courte durée.

Mais de l’avis même des entreprises, de telles formations ne suffisent pas. Dans l’industrie aéronautique montréalaise, par exemple, ce sont des formations techniques longues qui sont nécessaires. Pire encore, la nouvelle subvention se financera au détriment de programmes existants qui marchent bien et qui visent un autre objectif, tout aussi important.

Pour aller de l’avant, en effet, Ottawa pige dans les transferts réalisés en vertu de l’entente de 2008 sur le marché du travail, qui donnait la priorité aux personnes les plus éloignées du marché, comme celles sans expérience de travail récente. Au Québec, les programmes associés à cette entente ont eu beaucoup de succès. Ils ne répondent peut-être pas à des besoins pointus de main-d’œuvre qualifiée, mais ils amènent les personnes les plus en difficulté vers l’emploi, ce que ne pourra pas faire la nouvelle subvention, puisqu’elle laissera les employeurs choisir les travailleurs qui sont déjà plus qualifiés.

Recul sur le plan constitutionnel, le projet fédéral est donc aussi une politique inadéquate, qui défait ce qui fonctionne pour mettre en place un programme bancal. Les provinces devraient refuser d’y participer.

Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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