Cet article a été traduit de l’anglais.

Personne ne conteste la nécessité d’améliorer le système de justice pénale. Mais pour mettre en œuvre les changements fondamentaux nécessaires, il faut une vision claire doublée d’un réel courage politique. La ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould a lancé un projet de transformation du système qui, dit-elle, « reflétera notre vision de l’avenir du Canada ». On pourrait difficilement parler en termes plus ambitieux d’une réforme du droit criminel, car le processus exigera de relever de nombreux défis. Le 29 mars, la ministre a franchi une première étape en déposant un projet de loi visant à moderniser le système de justice pénale et à réduire les délais judiciaires. Sans couvrir tous les grands problèmes à résoudre, ce projet comporte des mesures audacieuses et potentiellement controversées pour transformer des éléments clés de l’administration de la justice.

Mais revenons tout d’abord au système qui reflétera « notre vision de l’avenir du pays » : on peut fortement douter qu’il soit possible d’établir un consensus sur un système qui traduise l’ensemble des aspirations des Canadiens. Les propositions de réforme devront ainsi concilier plusieurs visions divergentes, ou du moins permettre de trouver une voie médiane. Parmi ces visions, on retiendra : une version bureaucratique/technocratique de la réforme du droit (meilleure efficacité du système, accélération ou modification du processus et réduction des coûts) ; une variante plus idéaliste (équité renforcée, raffermissement de la règle de droit et protection des droits des groupes et des citoyens vulnérables) ; une approche systémique ; une autre plus « aspirationnelle » ; et une dernière nettement plus populiste (primauté des mesures de dissuasion et des peines, en réponse aux peurs de la population). Laquelle de ces visions l’emportera ?

On peut fortement douter qu’il soit possible d’établir un consensus sur un système qui traduise l’ensemble des aspirations des Canadiens.

Certaines visions comportent des éléments qui recueillent un large consensus : c’est le cas de l’accélération des procédures pénales, illustré l’an dernier par le rapport Justice différée, justice refusée du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, et dont l’urgence est encore plus claire depuis l’arrêt R. c. Jordan rendu en 2016 par la Cour suprême. Mais elles sont le plus souvent conflictuelles, comme en témoignent la décision d’inspiration populiste du précédent gouvernement d’imposer, au nom de la sécurité publique, des peines minimales obligatoires pour plusieurs actes criminels, et, plus récemment, le verdict rendu au procès de Gerald Stanley (déclaré non coupable du meurtre du jeune Cri Colten Boushie), qui a énormément divisé les Canadiens et relancé le débat sur le processus de sélection des jurés.

Même les enquêtes d’opinion sont de faible utilité pour nous permettre d’imaginer les bases d’un consensus. Par exemple, le Sondage national sur la justice de 2016 du ministère de la Justice montre à quel point la population est divisée sur d’importantes questions. On y voit que les attentes des citoyens à l’égard du système pénal ne cessent de croître, sans être toujours réalistes. En matière de sécurité publique, les exigences sont ainsi plus élevées que jamais, alors que le système judiciaire peine à définir ses propres limites et responsabilités en la matière.

La confiance des Canadiens dans le système judiciaire est plutôt élevée, mais elle n’a rien d’inébranlable. On notera ainsi que les citoyens qui ont eu affaire avec le système lui font moins confiance.

Un autre enjeu clé réside dans la confiance. En dévoilant sa dernière proposition de réforme, la ministre Wilson-Raybould a déclaré que les « Canadiens méritent un système de justice qui reflète leurs valeurs et leur inspire confiance ». Selon les données de l’Enquête sociale générale de 2015, la confiance des Canadiens dans le système judiciaire est plutôt élevée, mais elle n’a rien d’inébranlable. On notera ainsi que les citoyens qui ont eu affaire avec le système lui font moins confiance, comme le montre le Sondage national sur la justice.

Un sondage Angus Reid mené au début de 2018 indique pour sa part que la confiance du public aurait récemment diminué, et confirme qu’elle reste inférieure chez les minorités visibles ; il révèle en outre que plus de six Canadiens sur dix (62 %) jugent le système « trop indulgent » avec les délinquants. Bref, non seulement la confiance dans les institutions est difficile à gagner, mais elle se perd aussi très facilement. Est-elle particulièrement menacée en cette ère de « postvérité » où l’avis des experts compte de moins en moins et où chacun peut jouir du confort de ses opinions ― pour paraphraser John F. Kennedy ― sans avoir à les mettre à l’épreuve de la raison et des faits ? Quelle influence peut par exemple exercer quelqu’un comme Anthony Doob, professeur de criminologie à l’Université de Toronto, qui préconise une « approche des objectifs et des principes de détermination de la peine basée sur les valeurs et les preuves » quand le débat public sur les peines de prison se résume à des arguments simplistes d’un tout autre niveau ?

La justice réparatrice constitue à cet égard un cas d’espèce. Elle figurait dans la lettre de mandat de la ministre de la Justice et devrait faire partie des propositions de réforme. Sans toujours se montrer convaincants, ses adeptes la présentent comme un moyen de transformer fondamentalement le système, de tisser des liens avec les communautés autochtones, de mieux répondre aux besoins des victimes, de mieux traiter certains crimes graves comme la violence conjugale, de faciliter et d’améliorer l’accès à la justice, ou tout simplement d’en réduire les coûts. Peut-on supposer que les Canadiens accepteront d’intégrer des mesures non punitives au système actuel ? Selon une étude européenne, les gens connaissent mal la notion de justice réparatrice mais réagissent plutôt favorablement à ses principes de base, la participation et la réparation. Le soutien aux programmes qui s’en inspirent n’a toutefois rien d’universel : plus du tiers des répondants au dernier Sondage national sur la justice se sont dits préoccupés par l’application de ces principes au système judiciaire.

On peut difficilement reprocher aux Canadiens leur défiance à l’égard du système de justice pénale, puisqu’ils sont très mal informés sur son fonctionnement. Il est ainsi stupéfiant de constater la rareté de données fiables sur l’administration de la justice. Malgré la complexité et l’opacité du système, le public est sans cesse exposé à des représentations alarmistes et sensationnalistes de la criminalité et de la justice. C’est l’un des enjeux essentiels des réformes du droit pénal. D’où l’importance de consacrer les efforts nécessaires à la production de données valides, crédibles et accessibles au public, et qui éclaireront le discours et les débats publics indispensables à l’élaboration d’une politique de justice pénale.

Fin 2017, le ministère de la Justice a lancé une consultation sur la mise au point d’un cadre visant à mesurer l’efficacité du système. Compte tenu de l’engagement d’Ottawa à produire des résultats mesurables dans tous les secteurs, on ne peut que se réjouir de telles initiatives, même s’il faudra un certain temps pour éclairer le débat sur les mérites des propositions de réforme qui seront faites.

La ministre de la Justice et les fonctionnaires privilégient sans doute une approche rationnelle, tout en souhaitant qu’une meilleure compréhension du système et une explication détaillée des propositions suffiront pour dégager un consensus sur la réforme. Mais même avec plus d’information et de consultation, il est loin d’être acquis qu’ils obtiendront l’appui nécessaire à la transformation proposée, au sein comme à l’extérieur du système. Car la dimension politique de cette réforme peut avoir changé considérablement. En effet, comment de courageux réformateurs pourraient-ils susciter les débats essentiels à une transformation profonde du système quand les connaissances et leur interprétation sont générées par des sources aussi disparates qu’incontrôlées, et qu’une avalanche de pseudofaits sont répercutés à l’infini dans les chambres d’écho créées par les médias sociaux ?

Cet article fait partie du dossier Une vision élargie de la réforme du système de justice pénale

Photo: Une manifestation à Regina à l’issue du procès de Gerald Stanley le 10 février 2018. Stanley a été déclaré non coupable du meurtre de Colton Boushie, un Cri de 22 ans de la Première Nation Red Pheasant. La Presse canadienne / Mark Taylor.


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Yvon Dandurand
Yvon Dandurand est professeur au Département de criminologie et de justice pénale de l’Université de la vallée du Fraser, et associé du Centre international pour la réforme du droit pénal et la politique de justice criminelle.

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