Depuis quelques années, on évalue souvent le succès des missions canadiennes en Chine à l’aide de données économiques : combien cette mission rapportera-t-elle ? à combien de millions sont évalués les contrats et les lettres d’intention qui ont été signés ? En fait, il n’y a pas de méthode adéquate pour « évaluer la rentabilité » d’une mission, entre autres parce que les visites des premiers ministres canadiens en Chine n’ont pas seulement pour objectif de resserrer les liens commerciaux entre les deux pays, mais aussi d’institutionnaliser davantage leurs relations bilatérales. C’est pourquoi j’aimerais soulever ici une question de nature non économique, qui doit être réglée au bénéfice des deux pays : il s’agit de la mobilité des personnes entre les deux pays. Cette mobilité s’est grandement améliorée depuis la visite de Pierre Elliott Trudeau, en 1973, et l’émission des premiers visas : aujourd’hui, il suffit de quelques démarches pour obtenir un visa d’entrées multiples de 10 ans pour visiter la Chine. La réciprocité n’est pas encore atteinte pour les Chinois qui désirent visiter le Canada, mais rien ne nous empêche de penser qu’un jour cela se réalisera. Or, un obstacle majeur à cette réalisation demeure l’absence d’un traité d’extradition, puisque cela est souvent l’aboutissement d’une démarche qui établit une confiance mutuelle entre deux pays entre autres en matière de traitements pénaux, ce qui entraîne une plus grande libéralisation en matière de visas. Ainsi, la mobilité des personnes devient plus facile, en ce qui concerne autant les personnes qu’un pays veut accueillir que celles qu’il veut refouler.

Plusieurs raisons peuvent expliquer l’absence d’un traité d’extradition. Premièrement, on doit considérer la composition de la diaspora chinoise au Canada : ce n’est que dans le milieu des années 1990 que la diaspora continentale est devenue majoritaire au Canada, la diaspora chinoise ayant d’abord été constituée de hongkongais ; l’ouverture d’un bureau d’immigration à Beijing a d’ailleurs contribué à accélérer ce phénomène. Les Chinois originaires du continent et vivant au Canada dans les années 1980 étaient surtout des étudiants non-returnee ou des personnes arrivées à la suite de réunifications familiales, et, parmi ces immigrants, rares étaient ceux qui faisaient objet d’accusations nécessitant une extradition. Mais, depuis 1997, le gouvernement chinois a assoupli les règles d’émission de passeports, ce qui a facilité les voyages des Chinois au Canada comme ailleurs dans le monde.

Deuxièmement, l’intégrité du système judiciaire chinois et le traitement des prisonniers laissent le gouvernement canadien perplexe. La peine de mort étant encore en vigueur en Chine, elle est souvent invoquée par le Canada comme un motif pour ne pas signer de traité d’extradition ; l’emprisonnement quasi automatique (99 % des accusations donnent lieu à des condamnations) et les mauvais traitements que subissent les prisonniers chinois sont également des motifs souvent soulevés.

Enfin, l’incompatibilité des accusations criminelles portées dans un pays par rapport à un autre doubles peut empêcher la signature d’un traité d’extradition. Par exemple, des arrestations suivies d’accusations de sédition, comme cela a été le cas en Chine en juillet 2015 pour plus d’une centaine d’avocats, sont incompatibles avec les lois canadiennes ; de même, en Chine, des séparatistes, tibétains ou ouighours, peuvent être accusés de sédition, alors qu’au Canada cela ne serait pas possible.

Toutefois, ces obstacles ne devraient pas empêcher des progrès dans les cas d’extradition au cas par cas. De 2009 à 2015, le Canada a extradé plus de 1 400 ressortissants chinois, pour la plupart des personnes qui étaient restées au Canada au-delà de la durée de leur visa, ce qui n’entraînait pas d’accusations criminelles ou ne touchait aucun sujet politique sensible ; de plus, on savait que, à leur retour en Chine, ces personnes ne subiraient pas de mauvais traitements. Citons par exemple les déportations de Deng Xinzhi (2008), de Liu Xiaoquan (2009) et de Cui Zili (2010), et surtout celle de Lai Changxing (2011) : après avoir tenté d’éviter l’extradition pendant 12 ans et épuisé tous les recours possibles, il a finalement été renvoyé en Chine moyennant des garanties qu’il éviterait la peine de mort – il était accusé de fraudes de plus de 8 milliards de dollars canadiens, un délit effectivement puni de la peine de mort en Chine, mais, pour montrer sa volonté de poursuivre la coopération en matière d’extradition, la Chine l’a plutôt condamné à l’emprisonnement à vie.

Depuis cette extradition, la Chine estime que le Canada est devenu une destination privilégiée pour les personnes coupables de crimes économiques. En effet, le quart des 100 personnes les plus recherchées en Chine pour crime économique auraient, selon des chiffres chinois, trouvé refuge au Canada. Un rapport de la firme immobilière Colliers International évalue à 18 milliards de dollars américains l’évasion fiscale en Chine en 2014, et une partie de ce capital aurait été investi dans l’immobilier au Canada, notamment Vancouver. Le gouvernement de Xi Jinping a ainsi lancé à grand fracas l’opération « Chasse aux renards » pour traquer les fugitifs accusés de crimes économiques, et a demandé au gouvernement canadien de coopérer afin de leur mettre la main au collet. Cette coopération est importante pour la Chine, qui doit démontrer à la population que le Parti agit pour régler ce problème important, mais aussi pour le Canada, qui doit démontrer que la spéculation immobilière au pays n’est pas le résultat de blanchiment d’argent sale provenant de la corruption ou de la fraude.

Depuis le début de la migration chinoise provenant majoritairement du continent, le Canada et la Chine ont adopté des ébauches de normes en vue d’établir et de signer, un jour, un protocole d’extradition. Ils ont par exemple signé un traité d’entraide judiciaire en matière pénale (1995) pour faciliter la coopération entre les deux pays pour ce qui est de la transmission d’informations menant à des accusations criminelles dans le cas d’individus ayant migré (l’Australie a également signé en 2006 un traité d’assistance mutuelle en matières criminelles : il va encore plus loin mais il exclut toujours l’extradition). Dans le cadre de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale, le Canada et la Chine ont entamé il y a quelques année des pourparlers sur le partage des biens confisqués et la restitution des biens issus de la criminalité, et, en juillet 2013, une annonce a permis de penser qu’une entente serait rapidement signée, mais cela ne s’est pas fait ; puis, en 2015, l’ambassadeur canadien en Chine, Guy Saint-Jacques, a à son tour annoncé une signature imminente, mais cela est resté sans suites (c’était avant l’arrestation, en juillet, d’une centaine d’avocats et de défenseurs des droits de la personne). Depuis, silence radio.

Pourquoi cette entente n’a-t-elle pas été signée, et que devient-elle ? Étant donné la lenteur des progrès qui en permettraient la ratification et l’application, la China International Trust and Investment Corporation (CITIC) a déposé en juillet 2016 au Canada une plainte contre un ressortissant chinois qui aurait acheté des biens immobiliers à Vancouver avec des prêts chinois non recouvrables. Cette histoire pourrait correspondre à l’un des deux scénarios suivants : 1. Le CITIC, avec sa plainte, vise délibérément à faire débloquer le dossier pour que l’entente soit rapidement ratifiée ; 2. La plainte n’est pas directement reliée aux négociations bilatérales sur l’entente, mais elle démontre quand même l’utilité que celle-ci aurait.

Trois ans après l’annonce d’un accord, il serait grand temps que le Canada et la Chine signent cette entente, et pour plusieurs raisons. D’abord, le Canada est le pays occidental le plus sinisé de la planète, et la diaspora chinoise continentale ne cesse de s’y développer : il faudra donc, un jour, faciliter cette mobilité – et rappelons que la signature de cette entente n’obligera aucunement l’extradition de personnes : le Canada pourra toujours refuser de renvoyer en Chine des ressortissants chinois s’il craint que ceux-ci y subissent de mauvais traitements. Ensuite, cette entente favoriserait l’institutionnalisation de normes juridiques qui amèneraient la Chine à s’éloigner de l’État de loi et à se rapprocher de l’État de droit, ce qui, sans éliminer les cas d’extradition « sensibles », en réduirait le nombre. Enfin, sur un plan plus politique, cette entente permettrait aux deux gouvernements de montrer à leurs concitoyens qu’ils prennent au sérieux la lutte contre l’évasion fiscale, la fraude, le blanchiment d’argent et même la spéculation immobilière, et que, pour s’y attaquer, il faut une collaboration bilatérale.

Un traité d’extradition est souvent le signe de la compatibilité juridique entre deux pays et le symbole d’une grande confiance mutuelle sur la gestion des droits pénaux. Ce n’est bien sûr pas le cas, actuellement, pour le Canada et la Chine. Néanmoins, la signature d’ententes qui institutionnaliseraient des pratiques juridiques marquerait des jalons en témoignant d’une confiance mutuelle entre les deux pays. Et, même si nous savons que la route sera longue et sinueuse, c’est la direction qu’il faut prendre dès maintenant.

Photo : Iakov Kalinin / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier Les relations Canada-Chine.

 


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Serge Granger
Serge Granger est professeur agrégé à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Ses recherches portent sur les relations sino-indiennes et leur impact sur le Canada. Il est l’auteur du livre Le lys et le Lotus – Les relations du Québec avec la Chine de 1650 à 1950.

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