C’est comme si quelqu’un avait déversé le contenu d’un camion de vidanges dans mon jardin. Je ne sais pas trop par où commencer pour rendre compte du nouveau livre de Brian Lee Crowley, Fearful Symmetry: The Fall and Rise of Canada’s Founding Values. C’est que la vie est courte, et cette chronique aussi.

Mettons d’abord les insultes de côté, pour ne pas nous attarder aux irritants mineurs. Pour Crowley, le nationalisme québécois contemporain est « millénariste », il est une sorte de religion sectaire et bornée qui confère un caractère « sacré » à la langue française et en fait une condition du « salut » sur terre, en reléguant les anglophones « à l’arrière de l’autobus » (subtile allusion au passé américain). C’est la façon québécoise de faire du « nettoyage ethnique » (les allusions ne sont pas toutes aussi subtiles), qui condamne également les francophones à « un long déclin économique, social et moral ».

Passons rapidement, également, sur les affirmations trop caricaturales pour mériter discussion. Dans leur lutte pour l’allégeance des Québécois, par exemple, les gouvernements auraient délibérément cherché à rendre le plus de citoyens possible dépendants de l’assurance-emploi et de l’aide sociale. Quant au bilinguisme officiel fédéral, il ne s’agissait pas d’une politique d’équité et de justice, mais simplement d’un mécanisme pour créer des emplois réservés aux francophones.

Prenons plutôt la thèse centrale du livre, finalement assez simple. Il fut un temps, quelque part avant 1960, où tout allait bien au pays. Les Canadiens épousaient des valeurs conservatrices et travaillaient fort, avec peu de soutien de l’État. Les francophones, bien sûr, occupaient le bas de l’échelle, et les femmes étaient pour l’essentiel confinées au mariage et à la vie domestique, mais, en définitive, tout le monde était heureux, chacun jouant le rôle que la nature et le marché lui avaient dévolu.

Malheureusement, le baby boom a ébranlé ce confort tranquille en projetant à l’avant-scène une génération revendicatrice, qui voulait des emplois. Le pays aurait pu absorber ce choc démographique sans trop changer, comme l’ont fait l’Australie et les États-Unis. Mais le chantage à la séparation du Québec a tout ruiné, en engageant les politiciens fédéraux, qui craignaient pour la survie du pays, dans une surenchère de dépenses, de transferts et de programmes.

Les impôts et les dépenses sociales ont alors monté en flèche, nuisant à la productivité, encourageant la dépendance et les abus, et minant le mariage et la famille. La fibre morale et le caractère même des Canadiens ont fini par s’effriter. Tout ça à cause du Québec.

L’État-providence avait pourtant commencé à se développer au Canada bien avant la Révolution tranquille, et il se construisait de façon semblable presque partout en Occident dans les années 1960 et 1970. Mais Crowley demeure convaincu que sans le Québec, le Canada n’aurait pas changé.

Le problème c’est qu’à l’échelle internationale, l’État-providence canadien est loin d’être exceptionnel. Pour tout dire, il est même un peu chiche. Mais l’auteur n’a que faire de ces détails. Pour lui, de toute façon, c’est déjà trop. L’État-providence, en effet, mine l’éthique du travail et la croissance économique, engendre la pauvreté et brise les familles, sans même produire plus de justice et d’égalité. Prenons les pauvres, par exemple. Si on améliore leur revenu, on ne fait qu’aggraver leur problème, en les encourageant dans leurs comportements néfastes. La pauvreté, explique Crowley, n’est pas une affaire de distribution mais de caractère.

C’est la même chose pour la famille. Plus les régimes de retraite publics seront généreux, moins les parents vont se soucier de l’éducation de leurs enfants, puisqu’ils n’auront plus besoin de leur aide dans leurs vieux jours.

Il faut évidemment y croire. La littérature scientifique sur l’État-providence, en effet, contredit pratiquement chacun de ces arguments.

Prenons le Danemark, par exemple. Jamais menacé d’éclatement, ce petit pays s’est pourtant donné une protection sociale bien plus généreuse que la nôtre, avec pour résultat une société aussi riche mais beaucoup plus égalitaire, ayant des taux d’activité et de fécondité supérieurs à ceux du Canada, et des enfants sûrement aussi bien éduqués !

Et quoi qu’en dise Crowley, le Québec a changé pour le mieux depuis les années 1960 ; il a une population plus instruite que jamais, un taux de chômage maintenant inférieur à celui de l’Ontario, moins d’enfants pauvres qu’ailleurs au pays, un statut de leader en santé publique et un taux de fécondité en hausse.

Le Canada, notait Tom Courchene dans une lettre au Globe and Mail, n’a pas été ruiné par les demandes du Québec. Il s’est au contraire transformé pour le mieux, en répondant à sa façon au dynamisme de la société québécoise.

Crowley compte sur le déclin démographique pour briser l’influence du Québec, défaire la protection sociale et ramener des lois sur le mariage rendant toute rupture impossible sans l’accord des deux conjoints. Heureusement, ce retour en arrière — la menaçante symétrie de Crowley? — n’est guère plus plausible que l’interprétation que l’auteur fait du passé récent.

Photo: Shutterstock

Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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