Dé€s le début 2002 et le renversement du régime théocratique qui controÌ‚lait toute parole publique, les médias afghans se sont développés aÌ€ un rythme effréné aussi bien graÌ‚ce aÌ€ l’aide et aux encouragements de la communauté internationale, qui y voyait un outil essentiel de la modernisation et du développement du pays, que par le besoin et l’envie de s’exprimer apré€s des années de conflits et d’oppression. Le cinquié€me anniversaire de la chute des ta- libans est l’occasion de dresser un nouveau bilan. OuÌ€ en sont les médias afghans, comment évoluent-ils dans ce régime islamique qui bénéficie toujours de la présence des forces étrangé€res, quels sont leurs degrés de liberté et de sécurité?
Dans le sillage de l’invasion américaine, pré€s de 300 publications ont vu le jour, cinq ans apré€s il en reste un peu moins d’une centaine. Ce chiffre est tré€s élevé surtout quand on sait que la population afghane, forte de 25 aÌ€ 28 millions de personnes, est aÌ€ pré€s de 80 p. 100 analphabé€te. La télévision, mais surtout la radio, qui ne nécessite pas d’électricité, restent donc les médias les plus populaires.
Il existe aujourd’hui en Afghanistan trois catégories de médias locaux, chacune tirant ses revenus de groupes intéressés. Il y a d’abord les médias gouvernementaux (radio, télé et journaux) qui sont tiraillés entre les différents pouvoirs en lutte au sein du jeune gouvernement afghan et l’incapacité d’aborder directement les carences affichées du régime (cor- ruption en progression, pauvreté non endiguée, etc.). Il y a ensuite les médias liés aÌ€ des groupes politiques (partis politiques, gouverneurs régionaux, chefs de clan, nouveaux empires économiques qui font des fortunes dans le nouvel Afghanistan, etc.) qui sont sans doute le meilleur révélateur de l’absence d’une vision commune du peuple afghan quant aÌ€ son avenir. Il y a enfin les médias qui tirent leurs revenus de financements internationaux octroyés par des organisations non gouvernementales habituées aÌ€ œuvrer aupré€s des médias, comme Internews, ou alors par des organismes politiquement plus engagés, comme l’Agence canadienne de développement internationale (ACDI) ou encore l’United States Agency for International Development (USAID).
Mais, quels qu’ils soient, ces médias subissent tous des pressions politiques.
Le gouvernement invoque régulié€rement la sécurité nationale pour légitimer ses interventions aupré€s de la presse indépendante. Le 12 juin 2006, des responsables d’une dizaine de médias afghans, notamment Kabul Weekly, Kilid, Sibat ou Tolo TV, ont été convoqués par un officier des services secrets afghans (National Security Directorate-NSD), Hassan Fakhri, dans les locaux de la NSD, aÌ€ Kaboul. Apré€s des commentaires généraux sur le roÌ‚le des médias, Hassan Fakhri a distribué un document signé d’Amrullah Saleh, directeur des services secrets, qui liste une série d’interdits et de restrictions imposées aux professionnels de l’informa- tion. Les représentants des médias ont dénoncé ce docu- ment comme contraire aÌ€ la Constitution et refusé de le prendre. Face aÌ€ cette décision, les ser- vices secrets ont distribué une nouvelle version de ce document, le 18 juin, dans les principales rédactions.
Ce texte, dont Reporters sans fron- tié€res a obtenu une copie, est un cata- logue de sujets interdits et de restrictions imposées aux médias afghans ”” la presse internationale a pour sa part été totalement épargnée par cette tentative de controÌ‚le ”” plus particulié€rement sur la situation sécuritaire.
Tout d’abord, les médias se voyaient interdire de publier des « interviews ou des rapports (…) » s’opposant ou criti- quant la présence en Afghanistan des forces de la Coalition internationale et de la FIAS, (la Force internationale d’as- sistance aÌ€ la sécurité, dirigée par l’Otan et au sein de laquelle sont notamment intégrées les troupes canadiennes stationnées dans le sud du pays). Les autorités demandaient notamment aux journalistes de « ne pas interviewer ou filmer de talibans », de « ne pas lire de communiqués d’organisations armées », « ne pas démoraliser l’armée », « ne pas appeler les moudjahidin des chefs de guerre », ou encore de « ne pas publier de propos contraires aÌ€ la politique étrangé€re du gouvernement ». En plus d’interdire, le document élaboré par les services secrets demandait la collabora- tion des médias pour « montrer le vrai visage des terroristes », « promouvoir l’esprit de résistance et la bravoure des forces armées dans la capitale et plus particulié€rement dans les provinces frontalié€res ».
Devant la levée de bouclier de la presse locale, soutenue par la presse internationale présente en Afghanistan, le gouvernement a reculé et abandonné le projet, mais non sans avoir montré qu’il n’a pas su résister aÌ€ la tentation de censurer les mauvaises nouvelles quand la situation sécuritaire s’est sensible- ment dégradée aÌ€ partir de la fin 2005.
Malgré tout, jusqu’ici, le gou- vernement s’était montré favorable aÌ€ une presse libre et indépendante. L’Afghanistan est en effet un chef de file dans la région comparé au Pakistan ou aÌ€ l’Iran. La loi sur les médias du 15 février 2002, récemment réactualisée, offre une garantie de liberté conve- nable. Par exemple, cette loi ne stipule aucune condition préalable aÌ€ l’ouver- ture d’un média.
Le ministre de l’Information ren- contré par la délégation de Reporters sans frontié€res a affirmé qu’il se voulait plus enclin au dialogue qu’aÌ€ la répres- sion. Il est tré€s optimiste quant aÌ€ l’état de la liberté de la presse en Afghanistan et selon lui il ne pourrait y avoir de retour en arrié€re. Il a assuré aÌ€ RSF que tant qu’il serait aÌ€ son poste, des docu- ments comme les « 24 points » ne reviendraient pas.
Cependant, les choses évoluent tré€s vite en Afghanistan et la proposi- tion en juillet 2006 du gouvernement Karzai de recréer un département du vice et de la vertu, dont le nom a été repris du tristement célé€bre ministé€re taliban chargé de faire appliquer la charia dans toute sa rigueur, inquié€te tous les défenseurs des droits humains et de la liberté d’expression.
De plus, plusieurs sujets restent tabous : la religion, la drogue, les chefs de guerre, et si certains journalistes n’ont pas peur de dénoncer la corruption au risque de leur sécurité, d’autres adoptent plutoÌ‚t l’auto- censure. La pression de certains membres du gouvernement et des anciens « War Lords » maintenant intégrés dans le processus démocratique est souvent tré€s forte. D’ailleurs, des journalistes couvrant les débats de l’assemblée ont été victimes d’agressions physiques par des parlementaires. Ainsi, le 7 mai 2006, Omid Yakmanish, cam- eraman de la chaiÌ‚ne Tolo TV, a été blessé par deux députés. Seulement quelques jours plus tard, trois journalistes de la chaiÌ‚ne Ayna TV ont été blessés par des agents de sécurité alors qu’ils se rendaient au Parlement pour couvrir la sélection des candidats aÌ€ la présidence de la Cour supré‚me.
La situation est particulié€rement risquée en province. AÌ€ Kandahar notam- ment, ouÌ€ les forces de l’OTAN rencon- trent de graves difficultés aÌ€ repousser les talibans. Certes, les journalistes locaux et étrangers font face au mé‚me pro- blé€me. Les autorités locales ne sont pas habituées aÌ€ la liberté de la presse et les forces internationales sur le terrain n’ont pas toujours de bonnes relations avec les médias. Mais contrairement aux médias étrangers, les professionnels des médias afghans n’ont pas les moyens de s’offrir une formation en terrain de guerre alors qu’ils évoluent dans une zone particulié€rement hostile et ils ne disposent pas des protections élémen- taires (casques, gilets pare-balles, etc.).
Dans ce climat d’insécurité perma- nente, les ONG de reconstruction des médias sur place et le dynamisme de journalistes afghans ont pourtant permis d’obtenir des résultats significatifs. Le groupe de presse indépendant Killid en est un des exemples les plus frappants. Créé en 2002, ce groupe dirigé par la jour- naliste Najiba Ayubi dispose maintenant de deux radios qui diffusent aÌ€ travers les différentes provinces du pays et de deux magazines dont l’un des premiers maga- zines féminins afghans. L’ONG Aina a elle aussi accompli un travail remarquable. Ce centre de formation multimédia a formé plusieurs centaines de journalistes. Elle a en 2003 créée la premié€re radio commu- nautaire dirigée par des femmes ”œVoice of women”. Et depuis la chute des talibans, les journalistes se permettent de traiter des sujets délicats comme la corruption ou encore la sexualité.
Ceci dit, les années de muselage de la presse expliquent que les médias afghans ont encore beaucoup de tra- vail aÌ€ faire pour parvenir aÌ€ une presse de qualité. Il n’est pas rare que les jour- nalistes ne respectent pas les ré€gles élé- mentaires d’éthique et de déontologie et éprouvent des difficultés aÌ€ prendre du recul par rapport aÌ€ leur obédience politique ou leur origine ethnique. Dans ce pays ravagé par des années de guerre civile, il est beaucoup question des droits des journalistes mais tré€s peu de leurs responsabilités.
La nouvelle est rarement vérifiée et on se contente souvent de la rumeur. Comme ailleurs, le sensation- nalisme est aussi l’occasion d’attirer des lecteurs. Un accident provoqué par les forces américaines le 29 mai 2006, dans un quartier populaire de Kaboul, en est un exemple fla- grant. Une vingtaine de per- sonnes ont trouvé la mort dans l’accident et au cours des émeutes qui ont suivi alors que certains médias ont tré€s vite fait état de pré€s de 80 victimes.
Selon Ahmad Nader Nadery, responsable de la com- mission indépendante afghane des droits humains, le problé€me est souvent que les journalistes critiquent de manié€re exclusive- ment négative, ce qui engendre un manque de confiance de la population face au processus démocratique. Au nom de l’in- téré‚t national et pour éviter le retour au chaos, les médias devraient selon lui faire preuve de plus de responsabilité. Il estime que le manque de limites et de déontologie de certains journalistes pourrait se retourner contre eux et offrir une opportunité aÌ€ la mise en place, via diverses organes, de restric- tions qui feraient régresser la liberté de la presse. M. Nadery a cité l’exemple de TOLO TV. Si cette chaiÌ‚ne, tenue par un Australien d’origine afghane, Said Moschini, est pour certains le symbole de la liberté de la presse en Afghanistan, pour d’autres, elle risque de faire le jeu des conservateurs parce qu’elle ne tient pas compte de la cul- ture et des mentalités, encore tré€s con- servatrice non seulement dans les campagnes mais également parmi une large partie de la population dans les grandes villes, en imposant un contenu occidental et occidentalisé. Les avis sont donc partagés.
Les ONG de développement des médias, apré€s leur premié€re étape de formation, passent actuellement aÌ€ la deuxié€me étape : le ma- nagement. Il faut appren- dre aux responsables des médias aÌ€ devenir autosuf- fisants sans l’aide de la communauté interna- tionale qui s’amenuise de jour en jour. Il leur faudrait pour cela mettre leurs forces en commun.
AÌ€ l’instar de la société dans son ensemble, les médias afghans manquent beaucoup d’unité et sont tré€s disparates. Il n’existe pas de journal national et pour le moment il n’existe aucune coordination entre les différents médias. Tout se fait au niveau local et chacun veut tirer la couverture aÌ€ soi. Il n’est pas rare que les respon- sables des institutions médiatiques per- sonnalisent leur activité en fonction de leur propre agenda personnel et poli- tique au détriment du bon fonction- nement de l’organisation qu’ils président.
Beaucoup parlent de la nécessité de la création d’un organe rassembleur comme un Club de presse national par exemple. Ce club de presse permettrait aux professionnels des médias de se réunir et de débattre des problé€mes et des difficultés qu’ils rencontrent.
La communauté internationale a porté une attention toute parti- culié€re aÌ€ l’intégration des femmes afghanes dans le processus de développe- ment des médias. Selon la docteure Nilab Mobarez, ancienne candidate aÌ€ la vice- présidence afghane, l’intégration des femmes s’est faite relativement sans encombre. En dépit du fait que la condi- tion féminine soit particulié€rement dra- matique en Afghanistan, il semblerait que, lorsque qu’une femme atteint un certain statut, de journaliste, ou de politicienne, elle est protégée par sa fonction et n’est plus seulement défini par son statut de femme.
Par ailleurs, la radio a été un outil extraordinaire pour les droits de la femme. Elles peuvent enfin prendre la parole. La radio « Voice of Women » a été créée en 2003 avec l’aide de l’ONG Aina et elle est complé€tement gérée par des femmes. Avec ses 11 heures de program- mation quotidienne et ses 22 salariées, cette radio a pour principaux objectifs de faire pression sur le gouvernement pour les droits des femmes et d’éducation populaire sur des problé€mes tels que la violence domestique ou mé‚me la sexua- lité. Les pays voisins sont intéressés aÌ€ instaurer le mé‚me programme.
Mais sa directrice, Jamila Mujaheb, aussi fondatrice du premier magazine féminin, Malalai, qui, jusque-laÌ€, était tré€s confiante, se montre maintenant beaucoup plus pessimiste. D’une part, aÌ€ cause de la pression des conservateurs, notamment dans les régions, et d’autre part devant le manque de soutien de la part de la communauté internationale.
Lors de sa mission, RSF a pu longuement s’entretenir avec les deux premié€res femmes « camerawomen » afghanes formées par l’ONG Aina. Elles ont expliqué que leur situation s’était passablement détériorée depuis la sortie de deux documentaires en 2003 qui dénoncent le sort des femmes dans la société afghane. Mehria Azizi et Mary Ayubi et leur famille sont depuis quelque temps victimes de menaces et d’agressions qui les empé‚chent d’exer- cer librement leur métier.
AÌ€ tous ces obstacles s’ajoute le risque d’une crise financié€re dans la pers- pective du départ de la communauté internationale aÌ€ moyen terme et compte tenu de la fragilité économique du pays, le quatrié€me plus pauvre au monde. Or, pour avoir une presse libre, il faut égale- ment une liberté économique. Comment é‚tre rentable dans un marché quasiment inexistant ouÌ€ les annonces commerciales sont tré€s rares?
La mé‚me question revient comme un leitmotiv : comment les Afghans peu- vent-ils devenir auto-suffisants apré€s le départ de l’aide internationale qui se tourne déjaÌ€ vers d’autres priorités? De leur capacité aÌ€ devenir indépendants financié€rement dépendra la consolida- tion de la liberté de la presse acquise ces cinq dernié€res années.
Face aÌ€ ces défis, la communauté internationale doit impérativement prendre conscience que la construction d’une paix durable passe par le soutien et la protection d’une presse libre et indépendante. La recrudescence des violences aÌ€ l’encontre des profession- nels des médias, telles que l’assassinat de deux reporters allemands en octobre ou encore l’enlé€vement du journaliste italien Gabriele Torsello, récemment libéré, montre que les problé€mes d’in- sécurité persistent. La communauté internationale doit s’assurer que ces violences isolées ne se transforment pas en violence ciblée aÌ€ l’encontre des jour- nalistes comme c’est le cas en Irak.