Dans les projets visant à s’attaquer aux problèmes de pauvreté et d’exclusion, le grand risque est de se retrouver, après beaucoup d’efforts, avec un programme qui ne rejoint pas vraiment les « bénéficiaires » ou ne transforme pas leur situation, et qui finit par être abandonné. Même dans des projets venant d’instances compétentes avec une grande volonté de réussite, les citoyens visés sont bien souvent exclus du processus d’élaboration.

Je crois que qu’il est possible de changer les modes de travail pour inclure les citoyens dans la genèse même des projets ; c’est même une nécessité. Les citoyens à la marge ont une compréhension vécue de l’exclusion, qui ne peut être substituée par celle d’un gestionnaire, d’un politicien, d’un chercheur ou d’un intervenant social. Co-construire des projets avec eux permet d’arriver à des projets ancrés, innovants et durables, dont non seulement tous les citoyens, mais aussi les gestionnaires, intervenants, chercheurs et bailleurs de fonds peuvent sortir gagnants. Une telle démarche s’inscrit dans une visée de transformation et de développement du pouvoir d’agir (empowerment), et place les acteurs impliqués dans un rapport de réciprocité.

Je contribue en tant que chercheuse à Parole d’excluEs, une organisation qui a mis au point une méthodologie et un savoir-faire pour réaliser de telles démarches. Établie dans trois secteurs défavorisés de Montréal, l’organisation a développé un modèle qui permet de rejoindre les citoyens, de favoriser l’expression de leurs besoins et, à partir de là, de développer des projets collectifs pour lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté. Citoyens, intervenants et chercheurs y participent. Au fil des années, il en est ressorti une variété de projets, allant d’activités ponctuelles à la création d’entreprises en économie sociale et solidaire. Les projets concernent des domaines aussi différents que le vivre ensemble, l’aménagement du quartier, les services de santé, l’accès à l’alimentation, la fracture numérique, pour n’en nommer que quelques-uns.

La mobilisation de personnes en situation d’exclusion sociale et de pauvreté — en particulier celles qui ne participent pas d’elles-mêmes à des consultations publiques ou à des activités d’organismes communautaires — constitue un défi important. Il nécessite au départ quelques éléments de base : un lieu accessible et accueillant, un enjeu qui les interpelle, la constitution d’un groupe et un accompagnement.

Un lieu accessible et accueillant. Dans le modèle d’action de Parole d’excluEs, un logement dans le milieu de vie même des personnes à joindre est converti en un local ouvert à tous, animé par des intervenants, où les résidents du quartier peuvent venir discuter, prendre un café, utiliser des ordinateurs, faire la cuisine et participer à des activités variées. Il sert de lieu privilégié pour la prise de parole et l’élaboration d’actions.

Des questions qui interpellent les gens. Pour réussir la participation des citoyens, il est indispensable de comprendre ce qui est important pour eux. Dans chaque nouveau quartier dans lequel l’organisation s’établit, des chercheurs associés au projet effectuent une étude ethnographique immersive. Ils échangent avec les gens dans la rue, dans des événements du quartier ou plus formellement lors d’entrevues et font ressortir les préoccupations principales et les aspirations des résidents. Par exemple, l’étude d’un des quartiers les plus défavorisés du Canada a permis de déterminer les enjeux suivants : le vivre ensemble, les préjugés et la discrimination, la situation des jeunes, les conditions de vie et la pauvreté.

La constitution d’un groupe. Les résidents que les intervenants ont rencontrés et qui désirent s’engager sont invités à former un regroupement citoyen axé sur l’un des thèmes déterminés. Pour plusieurs, il s’agit d’une première expérience d’action collective, d’où l’importance que le groupe se donne un temps de familiarisation afin que tous se sentent à l’aise et en confiance. Ensuite, les participants choisissent des objectifs et un fonctionnement collectif adapté à leurs attentes et à leurs capacités. Le regroupement, qui est accompagné par un intervenant, devient l’acteur citoyen dans le processus de co-construction de projets.

L’accompagnement. L’accompagnement des citoyens par un intervenant s’avère essentiel pour maintenir la mobilisation et la cohésion dans des milieux très diversifiés. Il se fait dans une perspective d’empowerment et d’apprentissage mutuel sur les sujets en question. L’accompagnement comprend aussi une dimension d’orientation, pour que les projets s’inscrivent dans une visée de transformation sociale et intègrent des valeurs tels le respect, la solidarité et l’inclusion.

Enfin, partir des besoins exprimés par des citoyens pour développer des projets veut dire être amené à travailler sur une panoplie de sujets pour lesquels différentes expertises sont nécessaires. Il devient alors crucial de tisser des partenariats avec des organisations, institutions et chercheurs possédant une expertise dans le domaine en question. L’accompagnement s’étend ainsi, sur un autre plan, à l’ensemble des acteurs participant au processus de co-construction.

Comment mener des projets avec des personnes aux profils aussi différents ? Inspiré par la méthode d’ATD Quart Monde de « croisement des savoirs », on privilégie d’abord des lieux séparés d’expression pour les différents types d’acteurs. Les « savoirs » doivent d’abord se constituer en groupes homogènes avant d’être croisés avec ceux d’autres acteurs, autrement les inégalités de statut peuvent empêcher certaines personnes de prendre la parole et s’exprimer librement. Il est important de créer un climat de confiance où chacun est écouté, peu importe son titre, ses habits ou sa façon de s’exprimer. Au fur et à mesure que le degré de familiarité entre les personnes et avec les sujets discutés augmente, il est possible de passer à des groupes mixtes. Croiser les savoirs et s’engager dans la co-construction peut être un processus long, confrontant et abstrait pour des personnes dans le besoin. Il doit nécessairement être accompagné d’actions intermédiaires et de résultats tangibles.

Le projet Système alimentaire pour tous est un de ceux qui sont issus de la démarche de Parole d’excluEs. Il a été développé pour répondre non seulement à un problème d’accès à l’alimentation de citoyens à Montréal-Nord — qui trouvaient que les aliments coûtaient trop cher et déploraient l’absence d’un supermarché à proximité —, mais aussi à des problèmes économiques et à un besoin de socialiser. Les premières solutions consistaient à faire un jardin collectif et à constituer un groupe d’achat. Peu à peu, des projets plus structurants ont émergé, telle la coopérative Panier Futé qui livre à petits prix des aliments à des points de chute. Afin de baisser la facture d’épicerie, ses membres donnent trois heures de temps par mois et aident à la préparation et à la livraison des commandes. Système alimentaire pour tous est un projet évolutif qui englobe aussi des initiatives d’agriculture urbaine, un marché de quartier et des entreprises collectives de transformation d’aliments. Il s’étend aujourd’hui au-delà de Montréal-Nord à d’autres arrondissements de l’Est de Montréal. Caractérisé par la réciprocité et l’implication citoyenne, il échappe à la logique de charité tout comme à celle de la spéculation. Il intègre par ailleurs différents mécanismes pour s’assurer que les projets restent arrimés aux besoins de la population.

Caractérisé par la réciprocité et l’implication citoyenne, ce projet échappe à la logique de charité tout comme à celle de la spéculation.

En plus du système alimentaire, cette méthode a permis de créer d’autres structures, dont un nouveau modèle de Centre de la petite enfance ancré dans la communauté et une clinique de proximité. Elle a aussi abouti au réaménagement de terrains désaffectés.

Il est important de souligner que la contribution des citoyens dépasse la définition des besoins et l’implication pratique. Les citoyens participent aussi — avec les chercheurs et intervenants — au processus de réflexion et de décision, de la conception à la mise en œuvre de projets. Ils sont les idéateurs de plusieurs projets, ils siègent aussi aux conseils d’administration. L’intégration des citoyens comme des partenaires à toutes les étapes de développement de projets va donc beaucoup plus loin que la consultation. Les citoyens ne sont ni une « clientèle » ni des « bénéficiaires », mais des acteurs, des partenaires et, ultimement, des décideurs.

Cette méthode favorise non seulement l’émergence de projets adaptés aux besoins des citoyens et appropriés par ceux-ci, mais elle peut avoir de multiples autres retombées, au-delà d’une amélioration de conditions matérielles : valorisation et développement des compétences, empowerment, renforcement du lien social et de la cohésion sociale.

Les résultats d’une telle démarche ne sont pas immédiats ; cela peut prendre plusieurs mois, voire des années, avant qu’ils deviennent tangibles. La réussite de ce type de projet demande du temps et une ouverture d’esprit pour sortir des chemins battus. En revanche, créer de modèles innovants et (re)mettre les citoyens à la marge en mouvement pour qu’ils deviennent des acteurs de la transformation peut apporter des changements d’autant plus profonds. Adopter une méthode de co-construction qui inclut les premiers concernés s’avère une solution incontournable pour lutter de façon durable contre l’exclusion sociale et la pauvreté.

Cet article fait partie du dossier L’évolution des modes de travail.

Photo : mise gracieusement à notre disposition par Parole d’excluEs.


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Isabel Heck
Isabel Heck est chercheuse en milieu communautaire à Parole d’excluEs, professeure associée à l’Université du Québec à Montréal et membre du Centre de recherche sur les innovations sociales de la même université.

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