C’est la crise économique et financière de 2008 qui a finalement mis en lumière la progression rapide des inégalités de revenu, amorcée depuis plusieurs années déjà dans la plupart des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). À peu près au même moment, l’OCDE lançait une mise en garde contre cette tendance lourde et ses effets néfastes pour la cohésion sociale, la stabilité politique et la croissance économique à long terme. C’était un message d’autant plus percutant que le mouvement Occupy prenait de l’ampleur. Parlant du défi que représente pour les États-Unis la disparité croissante des revenus, le président Obama a affirmé, en 2013, qu’il s’agissait là de « l’enjeu déterminant de notre époque ».

Mais qu’en est-il au Canada ? De ce côté-ci de la frontière, le débat public sur les inégalités de revenu s’est plutôt polarisé en raison d’interprétations contradictoires des tendances en cours, au point de semer le doute sur la réalité du problème. Cette ambivalence généralisée était aussi évidente pendant la dernière campagne électorale fédérale. En effet, bien que tous les partis se targuaient de vouloir aider « la classe moyenne », aucun n’avait voulu aborder le thème des inégalités comme tel.

C’est l’absence de consensus sur la question qui a incité l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) à entreprendre, il y a plus de deux ans, un examen approfondi et exhaustif de l’expérience canadienne en matière d’inégalités de revenu. En collaboration avec le Réseau canadien de chercheurs dans le domaine du marché du travail et des compétences (RCCMTC), nous avons réunis 27 experts à travers le pays pour étudier les grandes tendances des 40 dernières années, les facteurs en cause et le rôle des politiques publiques (voir Income Inequality: The Canadian Story, février 2016).

L’évolution des inégalités de revenu au Canada depuis 1980

Nos travaux démontrent en définitive que les inégalités de revenu se sont accrues de façon importante au Canada depuis 1980, comme le montre le coefficient de Gini. Ce coefficient indique dans quelle mesure la répartition des revenus dans une économie s’écarte d’une égalité parfaite, représentée par le chiffre 0 (où tous ont le même revenu), alors que le chiffre 1 est l’équivalent d’une inégalité complète (où une personne reçoit tous les revenus). La figure 1 montre que le coefficient de Gini du revenu du marché avant transferts et impôts a augmenté de 22 % entre 1980 et 2010. On constate une progression graduelle des inégalités, avec des hausses plus prononcées durant les récessions du début des années 1980 et 1990. Après une légère diminution lors de la reprise économique des années 1980, l’écart des revenus a continué de se creuser au cours des années 1990 pour ensuite se stabiliser au début des années 2000.

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Le graphique montre également le rôle important de l’État en matière de redistribution. En 2011, les inégalités de revenu après transferts et impôts étaient 28 % inférieures aux inégalités de revenu du marché, alors qu’en 1994 (au point maximum de l’écart), le système de transferts et d’impôts réduisait les inégalités de revenu du marché du tiers. Le coefficient du revenu total illustre l’incidence majeure des programmes de transferts : ceux-ci étaient responsables de deux tiers de la réduction des inégalités en 2011.

En fait, jusqu’au milieu des années 1990, les politiques de redistribution des gouvernements ont plus ou moins réussi à contrebalancer la croissance des inégalités de revenu du marché. Mais le point tournant est arrivé sitôt après, lorsque les mesures de lutte aux déficits des gouvernements fédéral et provinciaux, et en particulier les coupes dans l’assurance-emploi et l’aide sociale, ont considérablement réduit la capacité de redistribution du système de transferts. C’est d’ailleurs à partir de ce moment que les inégalités de revenu après impôts ont commencé à croître. Elles se sont accrues de 10 % depuis 1980.

La tendance est mondiale

Évidemment, l’inégalité croissante des salaires et des revenus s’observe ailleurs qu’au Canada. Selon l’OCDE (Tous concernés : pourquoi moins d’inégalité profite à tous), il y a eu un « accroissement généralisé des inégalités de revenu au cours des dernières décennies » dans la plupart de ses pays membres. Comme souvent, le Canada se classe quelque part au milieu, entre les pays à faibles inégalités (notamment le Danemark, la Suède et la Norvège) et ceux où les inégalités sont fort élevées (les États-Unis et le Mexique, entre autres). Les variations entre pays sont toutefois considérables. Au Canada, les inégalités sont 23 % moindres qu’aux États-Unis, mais de 10 à 30 % plus prononcées qu’en Europe ou dans les pays scandinaves.

Il semble donc que tous les pays aient été exposés aux mêmes forces économiques qui tendent à creuser les disparités de revenu, à savoir les changements technologiques et la mondialisation. Il est évident aussi que le cadre institutionnel et les politiques publiques, qui diffèrent considérablement d’un pays à l’autre, ont un effet déterminant tant sur le niveau des inégalités que sur leur rythme de croissance.

Par ailleurs, il faut noter que dans la plupart des pays de l’OCDE, les inégalités de revenu ont continué de s’accroître depuis la grande récession de 2008, alors qu’elles sont demeurées plus ou moins stables au Canada depuis le début des années 2000. C’est souvent sur ce dernier point qu’insistent certains commentateurs qui font valoir qu’il n’y a pas de problème d’inégalité au pays. Mais il faut aussi tenir compte — et nos recherches l’indiquent (voir les chapitres de J. Marchand, et de N. M. Fortin et T. Lemieux dans notre ouvrage) — que le boom économique dans le secteur de l’énergie a grandement contribué à cette stabilité. En effet, les travailleurs peu qualifiés dans les provinces riches en ressources naturelles ont vu leurs salaires augmenter de façon considérable au cours de cette période (et cela vaut pour tous les secteurs de l’économie), alors que les inégalités continuaient de s’accroître en Ontario et ailleurs. Avec la chute du prix du pétrole et le recul économique important dans le secteur des ressources, il ne serait pas surprenant de voir les inégalités de revenu au Canada repartir à la hausse, comme c’est le cas dans bien d’autres pays de l’OCDE.

Le partage inégal de la richesse

C’est la disparité énorme entre le taux de croissance du revenu des mieux nantis et celui du reste de la population qui explique la hausse des inégalités au Canada. Entre 1982 et 2010, par exemple, le revenu du marché a augmenté en moyenne de 13,5 % pour l’ensemble des Canadiens. Mais cette progression a été extrêmement inégale : le revenu des 90 % les moins nantis a augmenté d’un maigre deux points de pourcentage, alors qu’il a bondi de plus de 75 % pour les 10 % les plus riches, et même de 160 % pour les 0,01 %.

Au Canada, de 1982 à 2006, la part du revenu du marché des 1 % les plus fortunés est passée d’environ 8 à 14 %, avant de reculer légèrement à 12 % en 2011 (figure 2). Une hausse d’autant plus marquée lorsqu’on monte dans l’échelle de répartition des revenus. Au cours de cette période, le revenu des 0,1 % a augmenté de 20 à 50 fois par rapport au revenu moyen.

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L’augmentation de la part des revenus des 1 % les plus riches au Canada a toutefois été moins spectaculaire qu’aux États-Unis, où ceux-ci détiennent maintenant plus de 19 % du revenu global — le taux le plus élevé atteint depuis la fin des années 1920. Selon de récentes études (voir le chapitre de T. Lemieux et W. C. Riddell dans notre ouvrage), l’écart entre nos deux pays serait beaucoup plus faible si l’on tenait compte des différentes façons de déclarer certains revenus aux fins du calcul de l’impôt.

Au Canada comme aux États-Unis, ce sont les hauts dirigeants d’entreprise ainsi que les hauts salariés des secteurs de la finance et des services aux entreprises qui ont principalement bénéficié de cette hausse disproportionnée du revenu. Ceux qui œuvrent dans le secteur pétrolier et gazier sont (ou plutôt étaient) aussi surreprésentés au sein des 1 %, tout comme les diplômés en médecine (même s’ils ont perdu du terrain par rapport aux autres hauts salariés). Selon l’analyse de nos chercheurs, ces tendances relèvent davantage de la capacité qu’ont ces hauts salariés de s’accaparer une rente économique en négociant un taux de rémunération supérieur à la valeur réelle de leurs services.

Le déclin de la classe moyenne n’est pas un mythe

Nos travaux (voir le chapitre de C. M. Beach dans notre ouvrage) révèlent également que le « déclin de la classe moyenne » n’a rien d’un mythe. En effet, on observe sur une longue période un recul marqué de sa taille et de sa part du revenu global (figure 3). De 1970 à 2005, par exemple, la proportion de travailleurs masculins de la classe moyenne (dont le revenu se situe entre 50 et 150 % du revenu médian) ayant un emploi à temps plein à l’année a reculé de 74 à 63 %, et leur part du revenu global a baissé plus encore, passant de 64 à 47 %. La tendance est essentiellement la même pour les femmes.

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En fait, le marché du travail s’est polarisé durant cette période avec la disparition d’emplois procurant un revenu de classe moyenne, et les augmentations parallèles du nombre d’emplois fortement et faiblement rémunérés. Cette tendance s’est légèrement atténuée après 2005, même si les revenus des travailleurs de la classe moyenne ont continué de baisser par rapport à ceux des niveaux supérieurs, tandis que stagnaient ceux des travailleurs à faible revenu.

On peut considérer cette hausse de la proportion de hauts salariés comme une « bonne nouvelle », dans la mesure où elle traduit le passage d’une économie manufacturière vers une économie de services, et d’emplois de col bleu vers des emplois de col blanc, sans parler d’une meilleure scolarisation de la main-d’œuvre. Mais comme le démontrent les travaux de l’OCDE sur le sujet, il y a tout de même lieu de se préoccuper des répercussions socioéconomiques et politiques à moyen et long terme d’une économie et d’une société de plus en plus polarisées.

Les inégalités de revenu ne sont pas toujours synonymes de pauvreté

La hausse des inégalités est souvent perçue comme étant avant tout un problème de pauvreté. Mais le Canada semble avoir fait certains progrès sur ce front. Le taux de pauvreté fondé sur le seuil de faible revenu (SFR) de Statistique Canada, qui a culminé à 15 % dans la foulée de la récession des années 1990, a depuis diminué progressivement pour s’établir à moins de 9 % en 2011. Mais rappelons que le SFR est un indicateur absolu de pauvreté fondé sur la part des dépenses que les ménages consacraient aux nécessités de la vie en 1992, indexées à l’inflation. Mesuré en termes relatifs (soit par rapport au revenu médian), le taux de faible revenu est resté plutôt stable à 12-13 %, ce qui signifie que la hausse du revenu des ménages pauvres a plus ou moins suivi celle des ménages au revenu médian, même si, comme nous l’avons vu, le niveau de vie de ces derniers s’est très peu amélioré.

La hausse des inégalités tend à réduire la mobilité sociale

L’une des conséquences les plus néfastes de la hausse des inégalités est son impact sur la mobilité sociale, c’est-à-dire la probabilité qu’un individu puisse au fil du temps améliorer son sort et celui de ses enfants. De nouvelles études (X. Zhang, J. Chung et H. Saani, The Evolution of Income Mobility in Canada, à paraître), indiquent en effet que la mobilité du revenu des travailleurs au Canada a diminué et que la hausse des inégalités risque aussi de causer un recul de la mobilité intergénérationnelle (voir M. Corak, 2013).

Ainsi, les familles de la classe moyenne et à faible revenu doivent non seulement composer avec la très faible progression réelle de leurs revenus depuis plusieurs années, mais elles ont aussi raison de craindre que leurs enfants ne puissent avoir un avenir meilleur. Ces tendances à long terme constituent à nos yeux un véritable signal d’alarme pour la société canadienne, qui est devenue sensiblement moins équitable et moins inclusive au cours des dernières décennies.

Photo: Shutterstock / estherpoon

Cet article fait partie du dossier Les inégalités de revenu.

 


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France St-Hilaire
France St-Hilaire est vice-présidente à la recherche à l’Institut de recherche en politiques publiques. Elle y supervise l’ensemble des programmes de recherche. Le plus récent ouvrage qu’elle a codirigé, avec David A. Green et W. Craig Riddell, s’intitule Income Inequality: The Canadian Story, publié par l’IRPP en début 2016.

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