En dépit d’investissements financiers significatifs, on doit aujourd’hui dresser le constat d’un écart majeur entre les ambitions affichées dans la Stratégie de défense Le Canada d’abord (présentée en 2008) en matière d’acquisition d’armement et les résultats obtenus jusqu’à présent. La mise en œuvre de la Stratégie, qui est essentiellement une justification d’un programme de modernisation du matériel militaire des Forces canadiennes, a bien sûr été contrariée par la crise financière de 2008 et ses conséquences sur les budgets et priorités étatiques. Toutefois, elle a aussi été freinée par un ensemble de facteurs sur lesquels le gouvernement aurait pu agir plus efficacement s’il s’était donné le temps et les moyens d’une analyse de l’environnement économique et industriel propre au champ de la défense, tant sur le plan global que national.

Les années 2000 mènent à une redéfinition des rapports de force entre les pays producteurs et les pays importateurs.

En matière d’approvisionnement en équipement militaire, les difficultés rencontrées par l’approche développée dans la Stratégie sont en partie attribuables à une vision parcellaire du positionnement canadien dans l’économie de défense mondiale. Les années 2000 mènent en effet à une redéfinition des rapports de force entre les pays producteurs et les pays importateurs, une dynamique qui change les paramètres d’action de l’ensemble des acteurs du marché et qui refaçonne les relations entre clients et fournisseurs.

Parmi les principaux moteurs des changements se trouve d’abord la croissance soutenue des dépenses militaires américaines. Démarrée en 1998, cette hausse vise essentiellement à développer une nouvelle génération d’armement basée sur le concept de « Révolution dans les affaires militaires » et à continuer d’assurer l’avantage techno-militaire américain. De manière contrastée, on observe à la même période une stagnation des budgets de la défense des puissances industrielles militaires européennes, ce qui pousse les producteurs français, britanniques, italiens, allemands, espagnols et suédois à chercher des débouchés à l’exportation pour assurer leur survie. Enfin, on remarque la rapide montée en puissance de nouveaux acteurs sur le marché, notamment les « grands émergents » (Brésil, Russie, Inde, Chine), qui fondent leurs ambitions d’influence internationale sur une augmentation sensible de leurs dépenses militaires, et sur la construction ou la modernisation de leurs bases industrielles et technologiques de défense nationales (BITD). (La BITD désigne les entreprises qui se trouvent au cœur du dispositif national de production d’armement, celles qui approvisionnent le ministère de la Défense en matériel et services militaires.)

Dans un marché de l’armement dont le volume d’affaires global est en moyenne près de 45 % moins élevé que durant la guerre froide, les pays importateurs bénéficiant de croissances économiques significatives se trouvent en bonne position pour négocier des prix favorables, mais surtout pour formuler des demandes de transfert de technologies et de savoir-faire afin de soutenir le développement de leurs capacités de production. Leur objectif est non seulement d’atteindre une certaine indépendance en matière d’approvisionnement, mais aussi, à terme, de devenir exportateurs. Le cas du Brésil en est un bon exemple.

Le Canada approche aussi les années 2000 – par ailleurs marquées par le long déploiement des Forces canadiennes en Afghanistan – comme une occasion de remodeler sa défense nationale après une période de compressions et de rationalisations majeures. Le gouvernement de Stephen Harper souhaite redynamiser la défense du pays en arguant que le ministère de la Défense nationale a démesurément souffert des efforts d’assainissement des finances publiques mis en œuvre dans les années 1990, une période qualifiée de « décennie de noirceur ». Il est donc nécessaire d’augmenter considérablement les ressources consacrées à l’acquisition d’équipement et de fournir aux Forces canadiennes un cadre de financement stable et prévisible pour mener à terme des projets d’acquisition majeurs.

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Si les objectifs poursuivis par la Stratégie de défense sont ambitieux, le cadre dessiné et les moyens déployés pour les atteindre comportent d’importantes faiblesses qui ont miné son efficacité. Premièrement, la Stratégie établit peu de liens concrets entre les niveaux de dépenses envisagés et les enjeux sécuritaires nationaux. Sur ce point, l’analyse est sommaire et donne l’impression que ces considérations ont joué un rôle secondaire dans la confection du programme de modernisation, à l’exception notable de la section consacrée aux défis en Arctique. Les doutes abondent sur la finalité de certains achats ainsi que sur le nombre de plateformes (celui des frégates ou des avions de combat, entre autres) ou même parfois sur l’utilité de la dépense (en ce qui concerne les sous-marins et les véhicules de combat rapproché, par exemple, quoique ce dernier programme ait finalement été abandonné).

Deuxièmement, certaines priorités, comme celle de rester un partenaire crédible des États-Unis en matière de défense de l’Amérique du Nord et de participation aux opérations outre-mer, limitent les choix qui s’offrent au gouvernement. La nécessité de maintenir une interopérabilité entre l’équipement des Forces canadiennes et celui de leurs homologues américaines tend à créer un biais favorable à l’achat d’armement made in USA. Ainsi, comme le souligne le cabinet spécialisé IHS Jane’s, 84 % des importations d’équipement militaire du Canada entre 2005 et 2008 viennent des États-Unis, une préférence également renforcée par la large présence de sociétés d’armement américaines au Canada. En contrepartie, cette situation réduita possibilité de faire appel aux fournisseurs européens. Ce sont pourtant eux qui sont prêts à consentir les sacrifices les plus importants pour obtenir de nouvelles parts de marché.

Troisièmement, comme plusieurs observateurs l’ont noté, la Stratégie de défense sous-estime les coûts des nouvelles générations d’armement, qui ont significativement crû à la suite de l’introduction des technologies liées à la Révolution dans les affaires militaires. Par exemple, le prix unitaire d’une frégate DDG-51, une plateforme pressentie pour la Marine canadienne, se situe entre 1,5 et 2 milliards de dollars américains. Si le design du navire a 25 ans, c’est l’électronique intégrée qui est le facteur déterminant du prix, notamment le système de combat AEGIS. De plus, le gouvernement Harper engage le pays dans l’achat de 65 chasseurs-bombardiers F-35 à un moment où leur phase d’évaluation n’a pas encore été complétée. C’est à cette étape où, logiquement, les problèmes techniques doivent être corrigés, ce qui a pour conséquence de gonfler la facture finale. Il était clair au départ que les 9 milliards de dollars canadiens prévus seraient insuffisants.

Quatrièmement, la politique d’acquisition canadienne souffre d’un important manque de cohérence dans l’application de ses deux principes fondamentaux, soit l’exercice de la concurrence favorisant l’obtention du meilleur rapport qualité-prix (best value for money) et l’exigence de retombées industrielles et technologiques devant bénéficier au développement de l’industrie canadienne. Une fois de plus, les cas des deux programmes d’armement les plus chers, à savoir celui des avions de combat F-35 et celui des frégates, illustrent le problème. Dans le premier, le choix d’engager des discussions de gré à gré avec la société américaine Lockheed Martin a escamoté purement et simplement l’exercice de la concurrence. L’application des retombées industrielles reste aussi nébuleuse. Dans le second cas, le fait de sélectionner le chantier naval responsable des travaux d’assemblage avant même de choisir le type de navire à construire a réduit significativement la marge de manœuvre des soumissionnaires étrangers et leurs possibilités de formuler une offre de retombées intéressante au meilleur coût possible.

Cinquièmement, si la BITD canadienne dispose de capacités sélectives et de savoir-faire pertinents et reconnus dans des niches bien spécifiques, elle n’est pas pour autant en mesure de combler l’éventail des besoins technologiques militaires, actuels et futurs, des Forces canadiennes. Pour cela, il faut consentir des investissements majeurs en recherche-développement, puis être en mesure de pérenniser ces avancées dans les grands programmes d’acquisition. La BITD canadienne doit donc tirer partie de ses compétences en exploitant la politique de retombées industrielles et technologiques appliquée par les entreprises ayant remporté la maîtrise d’œuvre d’un programme d’armement. La publication en ligne d’un guide d’acquisition de la Défense, qui établit les priorités industrielles militaires, vise à mieux orienter les propositions de retombées préparées par les soumissionnaires, mais on est encore loin d’une stratégie industrielle et technologique structurée et cohérente. L’approche adoptée, quelque peu ad hoc, tend aussi à escamoter l’enjeu lié aux difficultés de pénétrer les marchés d’exportation. La présence sur ces marchés est pourtant une condition de la viabilité à long terme des activités de production d’armement.

Il n’y a pas de formule magique en matière d’approvisionnement de défense, mais le gouvernement doit y consacrer les ressources intellectuelles et administratives nécessaires.

Les processus d’acquisition d’équipement militaire de nouvelle génération constituent des défis importants pour tous les gouvernements. Aux États-Unis, le département de la Défense connaît un processus de réforme de l’acquisition quasi permanent depuis que Robert McNamara en a été le secrétaire au début des années 1960. Il n’y a pas de formule magique en matière d’approvisionnement de défense, mais cela n’exonère pas le gouvernement canadien d’y consacrer les ressources intellectuelles et administratives nécessaires pour s’assurer que les principaux programmes atteignent leurs objectifs. Et il faut que ces derniers soient clairement expliqués et que la mise en œuvre des moyens déployés pour les atteindre reste transparente. Or on doit dresser le constat que le programme de modernisation de l’équipement canadien repose sur une vision limitée des occasions offertes et des défis posés par la nouvelle situation économique et militaire dans le monde, ainsi que des bénéfices technologiques et industriels que le pays pourrait tirer de ses investissements.

Pour l’heure, le Canada doit gérer les conséquences de la crise économique, dont celles de la baisse des cours mondiaux du pétrole. Le gouvernement doit faire des choix budgétaires douloureux qui entravent l’ensemble des missions fédérales, y compris celles du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. Concrètement, cela signifie que l’avenir de certains programmes majeurs dessinés par l’équipe précédente doit être réévalué. Pour faire face à cette phase de transition, le Canada doit se doter d’une structure permanente et indépendante d’analyse des marchés de la défense et des évolutions technologiques et industrielles, une recommandation qui rejoint celles formulées dans le rapport Jenkins sur le soutien à la recherche-développement. Une telle structure permettrait d’harmoniser la démarche canadienne avec les grandes tendances façonnant le marché mondial de l’armement, de développer de meilleures estimations des coûts et, à plus long terme, d’éviter de repartir à zéro à chaque nouveau cycle d’acquisition.

Photo : Canadian Forces Combat Camera, DND / Crown Copyright

Aude-Emmanuelle Fleurant
Aude-Emmanuelle Fleurant est directrice du programme Armements et dépenses militaires au Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) en Suède. À ce titre, elle et son équipe supervisent et maintiennent des bases de données sur l’industrie de la défense, conduisent des projets de recherche sur l’économie politique de la défense et produisent des analyses sur les tendances des marchés de la défense.
Yannick Quéau
Yannick Quéau est directeur d’Open Source Intelligence on Politics (OSINTPOL) à Paris, un think tank soutenant la recherche et la diffusion d’analyses en science politique. Il se consacre également à la recherche, notamment en sécurité internationale, en relations transatlantiques et en commerce des armes. Il est par ailleurs chercheur associé au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP, Bruxelles).

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