Dans son discours de victoire, le 19 octobre dernier, le premier ministre Justin Trudeau a fait référence à Wilfrid Laurier pour parler des « voies ensoleillées » qui s’ouvraient devant les Canadiens, et il a promis de remplacer la peur et le cynisme par une « vision rassembleuse et positive ». Il y avait, bien sûr, de l’enthousiasme partisan et un peu d’emphase dans cette évocation des « voies ensoleillées » de Laurier. Mais la métaphore reprise par Trudeau captait tout de même l’esprit du moment.

Dans les jours qui ont suivi, de nombreux commentateurs dans les médias ainsi que des élus, des fonctionnaires, des scientifiques, des représentants autochtones et d’autres observateurs ont exprimé leur satisfaction et leur optimisme. Même un chroniqueur mesuré comme Yves Boisvert de La Presse ne pouvait s’empêcher de conclure avec un « ouf » en parlant d’un dégel qui mettait fin à un « climat démocratique médiocre » marqué par la mesquinerie et un « rapport tordu » à la connaissance et à la science.

Les attentats de Paris et la réaction incertaine de Trudeau à ceux-ci sont venus mettre un terme à la phase la plus sucrée de la lune de miel du nouveau gouvernement. Mais l’optimisme est demeuré. Les données présentées récemment par Nik Nanos montrent que, même avec une croissance faible, des déficits en hausse et un dollar au plancher, une solide majorité de Canadiens s’estiment satisfaits du gouvernement Trudeau et confiants quant à la situation du pays.

Ce climat favorable s’explique en partie par les préférences des électeurs. Les conservateurs n’obtenaient jamais beaucoup plus que 40 % des appuis dans l’opinion, et on peut penser que la plupart des opposants au gouvernement Harper, qu’ils soient libéraux ou pas, sont contents du changement.

On sait aussi que les attitudes partisanes influencent le jugement que portent les gens sur la situation économique. Des études américaines récentes montrent que les électeurs ont une perception beaucoup plus positive de l’état de l’économie quand le président appartient au parti qu’ils préfèrent.

Mais cette embellie dans l’opinion publique soulève tout de même la question du rapport entre les changements de gouvernement et le niveau de satisfaction générale des citoyens. La politique peut-elle vraiment ensoleiller nos vies ?

Dans un livre remarquable paru en 2013 et intitulé The Political Economy of Human Happiness, le politologue américain Benjamin Radcliff nous rappelle que la démocratie sert en principe à faire le bonheur des peuples. La Déclaration d’indépendance des États-Unis n’affirmait-elle pas le caractère inaliénable du droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ? Mais les divergences sont vite apparues sur la façon de réaliser ces objectifs, certains insistant davantage sur la liberté et la protection de la propriété privée, d’autres sur les efforts à faire pour assurer le bien-être de tous. Les premiers se sont convaincus qu’il valait mieux laisser au libre marché la tâche d’assurer la distribution des chances et de la richesse, et les seconds qu’il fallait des outils collectifs pour réaliser pleinement les droits et les possibilités de chacun.

Ce débat entre la droite et la gauche dure depuis des décennies et n’est pas près de se résoudre. Mais Radcliff l’éclaire d’une nouvelle façon en évaluant la contribution de chaque option au bonheur collectif. Il montre en effet que, toutes choses égales par ailleurs, les gens sont plus heureux dans les pays qui possèdent un État-providence généreux, une économie assez réglementée et des syndicats forts. Les résultats sont valables tant au niveau individuel que collectif, et ils tiennent également quand on compare les États américains entre eux.

Pour différencier la droite et la gauche, Radcliff retient trois critères peu contestables. La droite souhaite moins d’État et plus de marché (et donc moins d’impôts et de protection sociale, moins de réglementation et des syndicats moins vigoureux) ; la gauche préfère plus d’interventions et de redistribution (et donc plus d’impôts et de protection sociale, plus de réglementation et des syndicats plus forts). Les choix que font les gouvernements sur ces questions donnent des résultats qui se mesurent avec des données assez conventionnelles.

Le bonheur se jauge aussi au moyen de sondages sur la satisfaction des gens à l’égard de leur vie. La littérature en psychologie montre que ces données fournissent des indicateurs valides et fiables du bonheur, tel que perçu par les individus.

 La politique peut-elle vraiment ensoleiller nos vies ?

Il y a bien sûr des déterminants individuels du bonheur : la santé, l’éducation, la vie en couple, la famille, les amis, un bon emploi, un revenu suffisant, ainsi que certains traits de caractère qui contribuent à nous rendre heureux. Mais il y a aussi des déterminants collectifs. Dans les pays riches par exemple, les gens sont plus heureux.

À partir d’un certain seuil, cependant, l’enrichissement collectif contribue peu au bonheur. En revanche, les choix politiques réalisés au fil des ans créent des sociétés plus ou moins heureuses. La protection sociale, notamment, compte beaucoup. Dans les États-providence généreux et universalistes, dans les économies fortement réglementées et dans les pays où les syndicats sont vigoureux, les gens sont nettement plus heureux.

Radcliff explique ces résultats par la protection qu’offrent l’État et les syndicats contre les aléas du marché, protection qui rassure et bénéficie au plus grand nombre.

Le gouvernement Trudeau n’a pas encore eu le temps de faire beaucoup en ce sens. Mais en s’engageant à hausser les impôts des plus riches et en acceptant de faire des déficits, il s’est au moins inscrit contre la logique dominante du tout-au-marché. Ce faisant, il a signalé, mieux que le NPD, qu’il était encore possible de concevoir des voies plus ensoleillées pour le pays.

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Avec ce texte, je signe ma centième chronique « Ici et ailleurs ». Quoi de mieux qu’une discussion sur le bonheur pour ouvrir la voie à quelques mots exprimant ma reconnaissance. Je remercie chaleureusement Marie-France Le Blanc, qui lit tout en premier et améliore toujours, Sarah Fortin, qui a proposé cette chronique et l’a longtemps accompagnée, et Félice Schaefli, qui s’assure toujours qu’à la fin, tout tienne bien en place.

Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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