L’annulation du projet de l’Université de l’Ontario français (UOF) et l’abolition du Commissariat aux services en français (CSF) en Ontario par le gouvernement de Doug Ford ont provoqué une levée de boucliers chez les Franco-Ontariens, mais aussi chez les francophones partout au pays. Malgré quelques concessions du gouvernement ontarien, la crise n’est pas près de se résorber.

Pour certains, cette réaction à la suppression d’un poste de fonctionnaire et d’une institution qui n’avait pas encore ouvert ses portes semble disproportionnée, mais pour d’autres, il s’agit d’un nouveau chapitre dans une longue histoire d’attaques contre les populations francophones au pays. La décision du gouvernement Ford est vue comme la dernière salve dans cette saga. Alors qu’autrefois les gouvernements favorisaient un projet d’homogénéisation culturelle et linguistique fondé sur l’idée de la supériorité de l’anglais et du protestantisme, le discours populiste actuel repose sur l’austérité budgétaire, ce qui se traduit par un rejet de la protection des minorités et une remise en cause de leurs institutions. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la réaction des Franco-Ontariens aux décisions du gouvernement Ford.

Au 19e et dans la première moitié du 20e siècle, la majorité anglophone ne cachait pas ses intentions assimilatrices. Au Nouveau-Brunswick, la loi scolaire de 1871 sur l’élaboration d’un système d’écoles publiques allait dans cette direction et a provoqué une émeute parmi les Acadiens à Caraquet en 1875. En Ontario, le Règlement 17, éliminant l’enseignement en français après la deuxième année d’études, a sévi de 1912 à 1927. Dans ces deux cas, les recours judiciaires n’ont pas joué en faveur de la minorité. Au Manitoba, le gouvernement provincial a rejeté le bilinguisme législatif et judiciaire enchâssé dans sa constitution en 1890 avec l’adoption de l’Act to Provide that the English Language shall be the Official Language of the Province of Manitoba, qui est resté en vigueur pendant presque un siècle, jusqu’à son invalidation par la Cour suprême dans le Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba (1985).

Dans les dernières décennies, c’est la rigueur budgétaire qui est devenue le nouveau fer de lance de ce vieux rêve. Lors des crises scolaires de Sturgeon Falls (1970-1971) et de Penetanguishene (1979-1982), les conseils scolaires majoritairement anglophones refusaient de construire de nouvelles écoles françaises en raison des coûts y associés, alors que le gouvernement provincial affirmait ne pas vouloir imposer une décision aux conseillers démocratiquement élus. Il a fallu l’intervention de la Cour supérieure de l’Ontario pour forcer la commission scolaire de Simcoe à construire une école pour les francophones. C’est également la Cour suprême dans l’arrêt Mahe c. Alberta (1990) qui a confirmé le droit pour les communautés de langue officielle en situation minoritaire de gérer leurs propres écoles à même les fonds publics, là où le nombre le justifie.

En 1997, l’argument de l’efficacité et de la réduction de la taille de l’État a servi à justifier la décision de fermer l’Hôpital Montfort et d’intégrer ses services à l’Hôpital général d’Ottawa, un établissement bilingue. Dans leur défense de la seule institution hospitalière universitaire francophone à l’ouest de la rivière des Outaouais, le groupe SOS Montfort a alors clairement articulé la prétention des Franco-Ontariens de « faire société », soit d’appartenir à l’un des peuples fondateurs du pays. Certains experts, dont Roger Bernard (dans l’affidavit à la Cour), ont souligné que les institutions bilingues contribuent à la marginalisation de la langue française et, ainsi, à l’assimilation.

La nécessité de gérer des institutions « par et pour » la communauté franco-ontarienne en raison de son caractère particulier et des impacts néfastes de la fusion des services de santé au sein de structures bilingues où les francophones sont minoritaires ont donc servi d’arguments tant dans l’espace public que dans l’arène juridique. C’est là qu’une fois de plus s’est résolue la crise. Dans la décision Lalonde c. Ontario (2001) de la Cour d’appel de l’Ontario, les juges ont alors invoqué le principe constitutionnel non écrit du respect et de la protection des minorités, afin de préserver cette institution considérée comme essentielle pour la pérennité de la communauté franco-ontarienne. La Cour a statué que les gouvernements ne peuvent justifier des compressions dans les services en français pour de simples raisons budgétaires sans prendre en compte « l’intérêt public » — entendu, en l’espèce, comme l’intérêt de la communauté en cause, au regard du principe de protection des minorités. Ce principe aurait dû être considéré par la Commission de restructuration des services de santé de la province, qui n’avait accordé aucun poids, dans sa décision de fermer Montfort, au rôle linguistique et culturel de cette institution dans la survie de la communauté franco-ontarienne.

Le CSF et l’UOF représentent eux aussi deux institutions qui s’inscrivent dans le désir historique de la communauté franco-ontarienne de voir son statut particulier reconnu et sa pérennité assurée. L’indépendance du CSF et son statut d’officier de la législature lui offraient toute la marge de manœuvre nécessaire pour promouvoir le fait français à l’intérieur de l’appareil étatique, de par son mandat de promotion et de sensibilisation, et sa capacité de mener des enquêtes ciblées sur les dossiers francophones. La perte d’une entité autonome et l’intégration des fonctions du CSF dans le bureau de l’ombudsman de la province marquent ainsi un net recul.

Le rêve d’une université provinciale de langue française a quant à lui plus de 40 ans. L’enseignement universitaire de langue française en Ontario est présentement sous la gouverne d’institutions bilingues, où les francophones sont minoritaires et où la vie universitaire se déroule principalement en anglais. L’université représente une institution fondamentale pour la reproduction de la société franco-ontarienne ; la revendication historique pour cette université en milieu franco-ontarien prend ainsi tout son sens, comme le soulignent les historiens de l’Ontario français Michel Bock et François-Olivier Dorais. La remise de l’ouverture de l’UOF aux calendes grecques n’offre aucune solution à court ou à long terme pour l’accès à l’éducation postsecondaire en français dans la région de Toronto et ne contribue pas à l’établissement d’un environnement francophone dans le réseau universitaire bilingue.

Les Franco-Ontariens devront-ils, encore une fois, se tourner vers les tribunaux pour sortir de l’impasse ? Les événements récents nous portent à le croire. Le mutisme du gouvernement Ford face aux manifestations historiques du 1er décembre et aux pressions politiques fusant de toutes parts, tant de l’intérieur du parti (avec notamment la députée Amanda Simard, qui a fini par claquer la porte du caucus) qu’à l’extérieur de celui-ci (pensons aux interventions d’Andrew Scheer, de François Legault et du président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario Carol Jolin), indiquent que la voie politique est désormais close. Le projet de loi 57 entérinant les coupes a d’ailleurs été adopté en vitesse le 7 décembre dernier. Les fonctions du poste de commissaire aux services en français seront donc transférées à l’ombudsman de l’Ontario le 1er mai 2019.

Comment se jouera ce prochain épisode dans l’arène judiciaire ? L’armée de juristes qui se penchent déjà sur ce dossier (ils étaient plus de 70 à offrir de leur temps pro bono pour « la cause » il y a quelques semaines) voudront certainement taire leur stratégie jusqu’au moment opportun. Néanmoins, fort est à parier que l’important précédent du jugement Lalonde de la Cour d’appel de l’Ontario, et peut-être même l’arrêt Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard (2000) de la Cour suprême du Canada, qui confirmait un certain devoir des provinces de consulter la population de langue officielle minoritaire dans le domaine scolaire, seront mobilisés. Malgré la jurisprudence pertinente en faveur des minorités de langue officielle, la bataille juridique sera sans doute ardue. L’UOF n’avait pas encore ouvert ses portes ; l’impact de sa disparition sur la survie de la communauté franco-ontarienne reste donc hypothétique. En ce qui a trait au CSF, il faudra convaincre la Cour de l’ampleur de la perte que représente son démantèlement. Encore une fois, les communautés francophones retiendront leur souffle pendant que les juges décideront de l’avenir de leurs institutions. Devoir s’en remettre au pouvoir contre-majoritaire des juges lorsque la majorité se fait intransigeante, voilà, semblerait-il, le lot des « petites sociétés » francophones du Canada.

Photo : Les Franco-Ontariens manifestent contre les coupes dans les services en français effectuées par le gouvernement ontarien de Doug Ford, Ottawa, le 1er décembre 2018. La Presse canadienne / Patrick Doyle.


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Stéphanie Chouinard
Stéphanie Chouinard est professeure adjointe au Département de science politique du Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s à Kingston. Ses recherches portent sur le système judiciaire canadien, les droits linguistiques et les droits des Autochtones.
Serge Miville
Serge Miville est professeur adjoint en histoire et titulaire de la Chaire de recherche en histoire de l’Ontario français à l’Université Laurentienne de Sudbury. Ses recherches portent sur l’Ontario français, la francophonie canadienne et les relations entre le Québec et le Canada français.

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