Le retour à l’ordre du jour des questions liées à la procréation médicalement assistée (PMA), tant au Québec qu’au niveau fédéral, rappelle à quel point persiste une inadéquation entre les politiques publiques et l’expérience vécue par les personnes directement impliquées dans la PMA, 30 ans après la création de la Commission royale sur les nouvelles technologies de reproduction. Dans ce domaine hautement spécialisé, les médecins et les spécialistes en fertilité des diverses disciplines (médecine, droit, éthique, politiques de la santé) occupent une place prépondérante dans la prise de décision. Ils laissent peu d’espace à la voix des personnes directement impliquées dans la PMA pour ce qui est de l’organisation des soins, de l’amélioration des pratiques cliniques et de l’élaboration des politiques publiques.

Les décisions reproductives prises par les experts dictent depuis longtemps des pratiques qui s’institutionnalisent progressivement, dont certaines sont à la limite ou vont même à l’encontre des normes législatives en place. Ces dernières années, plusieurs cas de PMA ― où la filiation de l’enfant né d’une mère porteuse ou d’un don d’ovule ou de sperme était en cause ― se sont retrouvés devant les tribunaux, qui ont dû trancher. Ces situations montrent le caractère limité des règles, qui encadrent souvent mal la complexité de chacune des expériences d’infertilité.

Les techniques de PMA (stimulation ovarienne, insémination, fécondation in vitro, etc.) posent un défi particulier aux décideurs publics, et ce, pour trois raisons principales. Premièrement, la PMA implique toujours plusieurs parties prenantes, que ce soit dans la conception de l’enfant (par exemple le choix de la procédure de PMA) ou dans la configuration familiale qui sera mise en place à la suite d’une naissance (par exemple le niveau d’interaction des parties avec les systèmes de soins de santé et judiciaire). Deuxièmement, la PMA comporte une trajectoire de soins délicate qui pose des défis émotionnels, moraux, éthiques et psychosociaux aux personnes impliquées, aux professionnels de la santé et aux autres intervenants. Troisièmement, la mise en place de lignes directrices pour la prestation de soins optimaux et l’établissement de la filiation doit tenir compte de dimensions culturelles, socioéconomiques et politiques particulières, qui peuvent changer dans le temps et selon la province.

Dans ce contexte, seules les personnes ayant vécu une expérience de PMA ont une vision d’ensemble des impacts qu’elle peut avoir sur leur vie, leur santé et leur famille. Ces personnes doivent surmonter de nombreux obstacles et éprouvent de multiples frustrations. Une des principales est de voir que leurs situations complexes sont traitées comme si elles ne relevaient que de simples désirs individuels. Or c’est faux. Les demandes des couples et des personnes infertiles, des donneurs et des enfants nés de ces techniques ont des répercussions économiques, juridiques et sociales qui doivent être prises au sérieux. Par exemple, l’absence d’accès à l’historique médical des donneurs pour les enfants nés de la PMA peut avoir des conséquences réelles pour la santé physique et psychologique des enfants. Ou le recours aux tribunaux par les parents d’intention afin d’établir la filiation de leur enfant né d’une gestation pour autrui a aussi des implications économiques qu’il ne faut pas évacuer du débat. Ces situations pourraient être évitées ou régularisées plus facilement si les expériences des personnes concernées étaient mieux intégrées aux débats sur la PMA.

Ces dernières années, la recherche à l’échelle internationale a démontré qu’en impliquant davantage et de manière officielle les parties prenantes dans la gouvernance de la PMA, les décisions publiques concernant la PMA sont perçues comme étant plus légitimes. Souvent considérées par les experts comme « émotives », « biaisées », « irrationnelles » ou « irréalistes », les personnes directement impliquées dans la PMA détiennent de multiples connaissances acquises durant leur expérience de l’infertilité ou du don, leur trajectoire de soins et leur interaction avec les différents systèmes administratifs, juridiques et médicaux qui structurent la PMA. Si les experts ont tendance à penser que ces personnes ont besoin d’éducation et d’information pour être en mesure de participer à une prise de décision éclairée concernant leurs traitements de PMA, ils ont été les premiers à les avoir outillées en leur donnant accès à un vocabulaire, à des connaissances et à des savoirs pratiques qui, ajoutés aux savoirs expérientiels, hissent ces profanes au niveau des experts.

Les personnes impliquées dans la PMA détiennent des savoirs et une expertise dont la prise en compte pourrait permettre non seulement de légitimer et de valider des options politiques particulières, mais aussi de bonifier le processus d’élaboration des politiques publiques dans son ensemble pour produire des règles plus justes, pertinentes et applicables, et des soins plus accessibles, continus, sécuritaires et de meilleure qualité. La complémentarité des savoirs des experts et des savoirs issus de l’expérience permettrait une meilleure prise en charge des parents d’intention tout comme des mères porteuses et des donneurs.

Un exemple peut illustrer la nécessité d’un meilleur arrimage entre l’expertise et l’expérience : les spécialistes contrôlent en général la qualité des soins de fertilité au moyen de mesures de résultats telles que le taux de naissances vivantes. Cependant, les soins de fertilité de haute qualité ne se limitent pas à l’efficacité ainsi conçue. Si on engageait davantage les couples, les donneurs, les mères porteuses et les enfants issus de la PMA dans le processus d’élaboration des politiques publiques, on serait plus à même de déterminer les problèmes les plus criants. Ainsi, on verrait sans doute l’urgence de colliger des données sur les incidences négatives des traitements hormonaux et de la ponction folliculaire sur la santé des donneuses d’ovules, ou encore de recenser le nombre réel de gestations pour autrui ayant lieu au Canada chaque année. Les personnes impliquées dans la PMA pourraient être en mesure de nous informer là où les données probantes font cruellement défaut et où une décision informée est quasi impossible actuellement.

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Si le gouvernement fédéral et les provinces souhaitent assurer la qualité, l’équité et le caractère éthique de la PMA, il est impératif qu’ils favorisent un partenariat entre l’expertise et l’expérience, entre les citoyens et les décideurs.

Les couples infertiles, les donneurs, les mères porteuses et les enfants issus de la PMA ont saisi avec enthousiasme les occasions de contribuer à la réflexion qui leur ont été offertes par le passé, entre autres autour du projet réglementaire en vertu de la Loi sur la procréation assistée annoncé en 2016 par Santé Canada. Toutefois, leur voix a toujours été limitée par leur dépendance de l’expertise des professionnels et par le manque d’écoute réelle et institutionnalisée de la part des organismes de réglementation. Si le gouvernement fédéral et les provinces souhaitent assurer la sécurité, la qualité, l’équité et le caractère éthique de la PMA, il est impératif qu’ils favorisent un partenariat entre l’expertise et l’expérience, entre les citoyens et les décideurs. Qu’elles parlent pour elles-mêmes ou au nom d’autrui, ces personnes peuvent jouer un rôle bénéfique dans les débats sur la PMA.

L’activisme des couples infertiles, des donneurs, des mères porteuses et des enfants issus de la PMA ainsi que leur participation aux consultations publiques ne sont que deux formes d’engagement possibles parmi d’autres. Les personnes qui ont vécu une PMA devraient se voir offrir des espaces délibératifs plutôt que d’avoir à se battre pour faire entendre leur voix. Divers modes d’implication peuvent être envisagés pour permettre un dialogue réel avec les personnes concernées et faire en sorte que les politiques publiques reflètent les pratiques et les valeurs des Canadiens. Sans remettre en question la place de l’expertise médicale et légale, les citoyens la compléteraient en apportant un point de vue informé par des savoirs expérientiels riches et valables. S’ils se soucient de formuler des projets de loi et de règlement qui concordent avec les pratiques de PMA actuelles, les décideurs publics doivent prendre les mesures nécessaires afin de sortir ces acteurs clés de leur rôle de contestataires et leur donner une place de collaborateurs dans le processus d’élaboration des politiques publiques.

Cet article fait partie du dossier Lacunes de notre politique de procréation assistée.

Photo : Shutterstock / Image Point Fr


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Audrey L’Espérance
Audrey L’Espérance est associée de recherche et conseillère stratégique au Centre d’excellence sur le partenariat avec les patients et le public, basé à l’Université de Montréal et au Centre de recherche du CHUM.

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