Commençons par le début avant de tout oublier. Le drame de SNC-Lavalin se fabrique, se tisse entre 2000 et 2012. En apparence, ce sont des années de tranquille rentabilité. Et pourtant, elles fourmillent d’activités frauduleuses, malsaines et malodorantes menées par des cadres et des dirigeants de la société d’ingénierie et de construction. Pour des raisons mal comprises, mais qu’il faudrait comprendre, une culture de duplicité, de cupidité et de bafouement des normes d’éthique prend alors forme au sein de sa direction sans que le conseil d’administration s’en rende compte, semble-t-il.

Les accusations, inculpations et mises en cause se multiplient : Bangladesh, Libye, Algérie, Tunisie, Mozambique, Ouganda, contributions politiques illégales selon la Commission Charbonneau, pots-de-vin allégués pour la réfection du pont Jacques-Cartier et, enfin, immense scandale du Centre universitaire de santé McGill. Pour certaines de ces turpitudes, SNC-Lavalin a été mise au ban jusqu’en 2023 par la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement.

La gouvernance de SNC-Lavalin de 2000 à 2012

En même temps, SNC-Lavalin se qualifiait haut la main comme une société ayant une gouvernance exemplaire. En effet, d’après le classement annuel de quelque 250 sociétés canadiennes selon la qualité de leur gouvernance, que publie le Globe and Mail, SNC-Lavalin arrivait dans les tout premiers rangs : elle était première en 2005 et 2009, deuxième en 2006, troisième en 2008, et septième en 2003, 2011 et 2012.

Le conseil d’administration de SNC-Lavalin avait mis en place un ensemble de bonnes pratiques et de règles de gouvernance pointilleuses et exhaustives. Comment expliquer qu’une excellente gouvernance n’ait capté aucun signal de malfaisance ?

Tous les conseils d’administration, c’est le talon d’Achille de la gouvernance, comptent sur l’information, présumée juste et fiable, qui leur est transmise par la direction. Toutefois, cette forme de gouvernance ne peut jamais garantir la véracité des résultats ni mettre la société à l’abri des surprises désagréables. C’est l’argument qu’a invoqué le président du conseil de SNC-Lavalin à l’époque dans un article du Financial Post. Il a ajouté qu’un conseil doit observer la sacro-sainte division des responsabilités entre lui et la direction.

Donc, si la direction omet de l’informer ou lui fournit une information fausse ou tronquée, comment pourrait-on blâmer le conseil ? Cet argument, bien que valide juridiquement, ne satisfait pas. Qu’aurait dû savoir le conseil administration de SNC-Lavalin, quelles questions aurait-il dû formuler à la direction de la société à l’époque ? En voici quelques-unes :

  • Qui décide, et sur quelle base, de prospecter dans des pays aux mœurs politiques exotiques en vue d’y conclure des contrats ? Si la société et son conseil donnent leur approbation à la prospection dans des pays affichant un degré élevé de corruption (ce qui devient alors une décision à haut risque sur le plan juridique et en ce qui concerne la réputation), quelles mesures additionnelles la société doit-elle prendre, quels garde-fous particuliers doit-elle mettre en place dans ces situations ?
  • Qui a l’autorité d’approuver les contrats avec des agents devant agir pour la société dans certains pays ou régions avec le mandat d’y faciliter l’obtention de contrats ? Qui évalue que les montants qui lui seront versés sont appropriés ? Une telle responsabilité revient-elle, grave erreur, aux cadres opérationnels ou au responsable des activités internationales de la société ?
  • Quelles sont les sociétés qui nous font concurrence dans ces pays à haut risque ?
  • Comment se fait-il que notre société ait autant de succès dans ces pays ? Comment s’y prend-elle ?
  • Quel est l’avis en ces matières des 7 membres du conseil (sur 12) qui ont indiqué à la grille des compétences (circulaire de SNC) qu’ils « connaissent bien les régions géographiques où la société exerce ses activités » ?

Le conseil d’administration de l’époque a peut-être soulevé ces questions et les membres de la direction y ont-ils donné des réponses mensongères. Cela étant, à ce jour, le conseil d’administration n’a pas été mis en cause dans les déboires de la société. Sauf pour sa curiosité mitigée, il observait toutes les règles de la « bonne » gouvernance (dixit le Globe and Mail dans son classement sur la gouvernance). Les conseils d’administration, dans la forme classique de gouvernance, sont toujours un peu comme des patineurs faisant des arabesques sur un lac gelé, ignorants du foisonnement d’activités dans le lac.

Cette forme de gouvernance doit être profondément transformée. Comment ? Nous en avons dessiné les contours notamment dans un ouvrage et une publication sur la bonne gouvernance.

SNC-Lavalin : coupable de crimes ?

La SNC-Lavalin de 2019 n’a plus rien ou presque rien en commun avec la société du même nom de la période de 2000 à 2012. Sa direction, son conseil d’administration, ses modes d’opération, ses règles d’éthique et de conformité, sa culture (?) ont été profondément changés, modifiés, transformés. Du moins, c’est ce que la société affirme plausiblement.

Les cadres et les dirigeants coupables de fraude et de corruption ont été limogés ou condamnés, ou font l’objet de poursuites criminelles. Mais la liste de ceux qui ont été interpellés est-elle suffisamment exhaustive ? La société a-t-elle congédié tous les dirigeants responsables de cette culture infamante des années 2000 à 2012 ou entamé des poursuites contre eux ? Comme le souligne Francis Vailles dans La Presse, il s’agit d’un facteur qui doit être pris en compte dans la décision de laisser tomber les accusations criminelles et en venir à un accord de poursuite suspendue comme le prévoit la loi anticorruption.

En l’absence de tels facteurs à charge, la décision des procureures du gouvernement canadien devient difficile à comprendre. Une fois que toutes les personnes trouvées coupables ont été évincées et condamnées, comment peut-on tenir l’entreprise également coupable ?

La loi anticorruption canadienne (Loi sur la corruption d’agents publics étrangers) souffre à cet égard d’un sérieux problème : si des cadres ou des dirigeants ont commis des actes répréhensibles à l’insu du conseil d’administration, l’entreprise reste passible de condamnation pour actes criminels même si ces personnes ont été condamnées.

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La loi devrait établir qu’une société se rend passible d’accusations criminelles si son conseil a autorisé, avalisé de tels actes ou n’a pas mis en place tous les garde-fous nécessaires ni exercé une surveillance appropriée de la direction. Or cet argument n’a pas été invoqué jusqu’ici.

Qu’adviendra-t-il de SNC-Lavalin ?

SNC-Lavalin risque fort de subir un long procès criminel dont l’aboutissement est incertain. Une condamnation, on le sait, lui vaudrait de lourdes amendes ainsi qu’une exclusion de tout contrat fédéral pour 10 ans. (Il se pourrait toutefois que Services publics et Approvisionnement Canada jouisse d’une certaine latitude en ce domaine.)

Tenant compte de l’incertitude d’un accord de poursuite suspendue ainsi que du risque commercial provenant de l’imbroglio politique entre le Canada et l’Arabie saoudite (pays qui représentait en 2018 un milliard de dollars de revenus pour SNC), le conseil d’administration de la société a formé en décembre 2018 un comité spécial « chargé d’évaluer les différentes avenues qui permettraient de protéger la valeur de SNC-Lavalin pour ses parties prenantes » (Notice annuelle 2018, 22 février 2019).

Ce libellé sibyllin n’annonce rien de bon pour le Canada.

Toutefois, le risque d’un déménagement imminent du siège social de Montréal (et, il faut présumer, du Canada) est exagéré. En effet, en vertu d’un accord de financement, en 2017, avec la Caisse de dépôt et placement du Québec de 1,5 milliard de dollars, SNC-Lavalin s’est engagée à garder au Québec son siège social ainsi que sa direction, incluant le PDG, et cela pour sept ans.

Qu’à cela ne tienne. Le risque économique pour le Canada, et il est bien réel, provient de l’option que donne à SNC-Lavalin son acquisition récente de la société d’ingénierie britannique WS Atkins. Tous les travaux d’ingénierie et d’infrastructure pourraient être pris en charge par cette société, qui conserve son identité et peut plaider son innocence, puisque c’est seulement en 2017 qu’elle est devenue une filiale de SNC-Lavalin.

Les ressources et expertises de SNC-Lavalin qui deviennent excédentaires au Canada seront alors expatriées vers Atkins. Il est symptomatique qu’Atkins a annoncé le 6 mars 2019 l’ouverture d’un nouveau bureau à Riyad sans que la description de la société qui accompagnait le communiqué de presse ne fasse de référence à SNC-Lavalin !

Triste et évitable fiasco !

(Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que son auteur.)

Photo : Le siège social de la société SNC-Lavalin à Montréal. La Presse canadienne / Paul Chiasson.


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