Sans tambour ni trompette, le saumon conçu dans un laboratoire est parmi nous. Depuis 2017, les consommateurs canadiens peuvent acheter du saumon transgénique. Le Canada est ainsi devenu le premier pays du monde à autoriser sa commercialisation. Nous sommes même au-devant des Américains, pourtant connus pour laisser la science alimentaire dicter un peu ce qui aboutit dans leur assiette. Or, vu la politique canadienne d’étiquetage volontaire, qui manque grossièrement de transparence, il sera impossible pour nous, consommateurs, de savoir où est offert le produit. Bref, les Canadiens mangeront du « Frankenfish » sans jamais le savoir.

Il a fallu plus d’une vingtaine d’années pour créer le saumon transgénique AquAdvantage, le premier animal génétiquement modifié de l’histoire du Canada à être vendu sur le marché canadien. Pour y arriver, l’entreprise derrière l’innovation, AquaBounty Technologies Inc., a dû croiser des gènes de deux espèces de saumon, en y incorporant un gène d’anguille. Appétissant, n’est-ce pas ? À la vue et au goût, il est pratiquement impossible de percevoir la différence entre le saumon d’AquaBounty et le saumon élevé en pisciculture ou issu de la pêche. Sur le plan nutritionnel, selon Santé Canada, il y a peu de différence ou pas de différence du tout. Santé Canada a sûrement fait ses devoirs en évaluant soigneusement les risques pour la santé des consommateurs ; les résultats semblent rassurants, du moins pour l’instant.

Le saumon d’AquaBounty, le « Frankenfish » comme le nomment certains groupes d’intérêts, a reçu l’approbation de Santé Canada en mai 2016, après des années d’attente. Évidemment, avec les Monsanto, Bayer et BASF de ce monde, ces groupes nous préviennent depuis des années des risques que représente le génie génétique pour notre santé et l’environnement. Se cachant derrière des rapports de recherche à l’épouvante dont la méthodologie effraie, ils dramatisent en décrivant les organismes génétiquement modifiés (OGM) comme étant du poison, du « Frankenfood ». Mais une méta-analyse publiée récemment indique que les risques inhérents à la transgenèse alimentaire végétale sont somme toute négligeables. Nous ingérons des produits végétaux génétiquement modifiés depuis 1994, et rien n’indique jusqu’à présent qu’ils portent atteinte à notre santé. Par contre, une évaluation longitudinale plus vaste est nécessaire afin de bien cerner les risques pour la population.

Aujourd’hui, plus de 75 % des produits alimentaires que nous achetons contiennent au moins un ingrédient génétiquement modifié, mais le consommateur n’en est pas informé.

Malgré tout, le contrat social entre la biotechnologie et le consommateur reste flou. Le Canada n’exige point que l’industrie indique la présence d’ingrédients génétiquement modifiés, végétaux ou animaux, sur l’étiquette de ses produits agroalimentaires. Pourtant, ces ingrédients affluent sur les tablettes des supermarchés. Aujourd’hui, plus de 75 % des produits alimentaires que nous achetons contiennent au moins un ingrédient génétiquement modifié, mais le consommateur n’en est pas informé. Cette situation ne lui permet pas non plus d’apprivoiser les bienfaits de la biotechnologie. Il est donc difficile de savoir si les Canadiens s’accoutument en toute quiétude ou non à la transgenèse alimentaire. Avec le saumon, on répète donc la même erreur qu’avec les végétaux. Personne ne peut dire où se retrouve le saumon d’AquaBounty, en commençant par l’entreprise elle-même.

Selon une étude publiée par l’Université Dalhousie, plus de 88 % des Canadiens souhaitent que la présence d’ingrédients génétiquement modifiés soit obligatoirement marquée sur l’étiquette. Mais ce n’est pas seulement pour des raisons de salubrité et de transparence. Pour le consommateur, c’est aussi une question d’argent.

Le cycle de production du saumon AquAdvantage est de 18 mois, soit deux fois moins que pour un saumon normal. Il coûtera donc à l’industrie entre 25 et 30 % moins cher à produire, ce qui augmentera certainement les marges bénéficiaires de plusieurs entreprises, surtout en transformation. Bien que les avantages pour l’industrie soient donc probants, les bénéfices que procure le saumon transgénique aux consommateurs sont moins clairs. Autrement dit, il sera difficile de savoir si le consommateur aura droit à un saumon moins coûteux.

Le saumon est souvent associé à une diète santé : bien des spécialistes de la nutrition s’accordent pour dire qu’il fait partie d’une saine alimentation. En reconnaissant que le saumon AquAdvantage coûte moins cher à produire, notre politique d’étiquetage des OGM prive vraisemblablement les consommateurs d’un saumon plus abordable, plus économique. Pour l’instant, il est difficile de le différencier, mais aussi de le commercialiser comme constituant une offre unique.

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Depuis l’annonce de Santé Canada en 2016, la majorité des distributeurs alimentaires ont décidé de boycotter la vente du saumon AquAdvantage, vu le malaise palpable que crée le génie génétique animal. Un choix tout aussi facile que simple, et même populiste. Ce qui est souhaitable pour les Canadiens serait de voir une poignée de détaillants proposer le saumon d’AquaBounty, bien étiqueté et à rabais, afin de connaître ce que le consommateur canadien recherche réellement. Pour le secteur de la distribution alimentaire, offrir un saumon moins coûteux à un marché qui en a grandement besoin devrait être une priorité stratégique qui outrepasse la volonté de jouer la carte moralisatrice, sans envergure.

Si l’arrivée du saumon transgénique ne signifie pas pour les consommateurs un saumon moins coûteux, le seul constat d’AquaBounty devra être celui de l’échec.

En somme, pour le saumon d’AquaBounty, le potentiel est énorme à l’échelle mondiale. Pour plus de 50 % de la population humaine, le poisson est la source principale de protéines animales. Si AquaBounty est en mesure de rallier les consommateurs autour de son projet, elle pourra offrir une solution intéressante pour une meilleure sécurité alimentaire sur la planète. Mais un tel objectif passe d’abord par une plus grande transparence chez nous. Sinon, l’histoire d’AquaBounty et de son saumon transgénique finira en queue de poisson.

Cet article fait partie du dossier Réorienter le régime canadien de protection du consommateur.

Photo : Shutterstock / S_E


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Sylvain Charlebois
Sylvain Charlebois is professor of agri-food distribution and  policy in the faculties of management and agriculture at Dalhousie University.

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