Ceux qui refusent encore de voir que les inégalités augmentent de façon inquiétante dans nos sociétés ressemblent aux personnes qui nient toujours l’existence d’un réchauffement climatique, notait l’économiste Paul Krugman dans une chronique récente. En fait, ce sont souvent les mêmes, des acharnés qui ne laisseraient pas l’accumulation des preuves troubler leur vision étriquée du monde.

Sur la tendance à la hausse des inégalités, le consensus scientifique est en effet très fort, et il est relayé par de grandes organisations internationales comme l’OCDE, la Banque mondiale et le FMI. Le débat porte maintenant davantage sur les particularités et les manifestations de cette tendance, ainsi que sur ses causes et conséquences.

S’agit-il d’un effet de la conjoncture ou d’une tendance structurelle du capitalisme, comme le propose Thomas Piketty ? La dynamique à l’œuvre concerne-t-elle seulement les très riches, le fameux un pour cent, ou donne-t-elle aussi naissance à une nouvelle hiérarchie sociale, un peu plus complexe ? Quelles sont les conséquences de ces inégalités pour la mobilité sociale, l’environnement ou la qualité de vie dans nos sociétés ?

Mais surtout, peut-on contrer cette tendance ou serait-elle inéluctable ? Est-il possible de concevoir une croissance économique qui soit à la fois durable et propice au développement d’une société juste et plus égalitaire ?

L’égalité, en effet, n’est jamais un objectif de second ordre. Dans une société démocratique, qui pose l’égalité des citoyens comme prémisse fondamentale, elle constitue à la fois une condition de fonctionnement et un gage de succès. L’exercice de la liberté et la pratique de la démocratie requièrent non seulement l’égalité juridique de chacun, mais encore un minimum d’égalité réelle, donnant à chaque personne l’autonomie et la reconnaissance nécessaires pour participer à la vie collective.

Dans les pays où une partie importante de la population connaît des situations d’extrême pauvreté, la démocratie demeure incomplète et presque toujours fragile. Et même dans les pays riches, de trop grandes inégalités peuvent miner l’esprit de la démocratie.

Cet hiver, le milliardaire américain Tom Perkins avançait que ceux qui ne paient pas d’impôt sur le revenu ne devraient pas avoir le droit de vote, alors que ceux qui en paient beaucoup pourraient disposer, comme les détenteurs d’actions d’une entreprise, d’un grand nombre de droits de suffrage. Ne serait-ce pas plus équitable ?

Chose certaine, un tel arrangement ne relèverait plus de la démocratie. Faut-il le rappeler, la démocratie demande l’égalité de chaque citoyen, en droit et, autant que possible, dans la vie réelle.

Or les forces du marché et les politiques publiques poussent aujourd’hui en sens contraire, rendant nos sociétés de plus en plus polarisées. Et le principal déterminant de la richesse n’est souvent ni le talent, ni l’effort, ni l’innovation, mais plutôt la position sociale, voire l’héritage.

En principe, cette polarisation devrait favoriser les partis de gauche, qui ont lutté historiquement pour promouvoir des conditions de vie plus égalitaires. Mais les périodes de difficultés économiques profitent souvent à la droite, dont le discours centré sur l’austérité et la simple croissance économique apparaît alors d’autant plus plausible que la gauche elle-même ne semble pas avoir beaucoup mieux à proposer.

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La gauche sociale-démocrate est en déroute presque partout. Ce sont les abstentionnistes qui ont « gagné » les élections européennes de la fin mai, suivis par les petits partis populistes de droite et de gauche ; à l’échelle nationale, les partis sociaux-démocrates se retrouvent également en difficulté.

Au Québec, lors de la dernière campagne électorale, le Parti québécois a pratiquement abandonné toute référence à la social-démocratie pour simplement mettre en avant la Charte des valeurs et la corruption libérale. En fin de course, il a même rejoint les autres grands partis pour promettre lui aussi des baisses d’impôt, dans un contexte budgétaire qui rendait cet engagement pratiquement absurde.

Faute d’une vision sociale-démocrate articulée, le discours de l’austérité budgétaire et de la croissance à tout prix s’impose partout, en conjonction avec une logique du chacun pour soi qui suggère que, dans une société inégalitaire, il vaut mieux être du côté des gagnants, quitte à tricher un peu.

Mais le vent commence peut-être à tourner. Dans un appel récent publié dans les grands journaux européens, un groupe d’économistes et de sociologues reconnus, incluant Gà¸sta Esping-Andersen, Frank Vandenbroucke et Joseph Stiglitz, proposait de rompre avec la logique de l’austérité, qui mine la croissance et crée du chômage et de la pauvreté, pour se tourner vers une « consolidation budgétaire moins brutale orientée vers la croissance », privilégiant l’emploi et la solidarité sociale. Les gouvernements européens, avançaient les auteurs, « doivent réduire les inégalités avant que celles-ci ne détruisent le modèle social de nos sociétés ».

Une série d’initiatives peuvent être envisagées, relevant de la fiscalité, des politiques du marché du travail, des politiques familiales ou de la protection sociale. L’important, c’est de faire émerger une vision progressiste cohérente et plausible qui ne laisse pas l’austérité ou le repli dans les marges comme seules alternatives.

Il ne s’agit pas simplement de protéger les plus démunis contre les rigueurs de l’austérité. Les inégalités se manifestent autant par la concentration de richesse au sommet et l’effritement des classes moyennes que par la pauvreté à l’autre bout du spectre. C’est toute l’échelle des revenus qui doit être prise en compte et tout l’ordre des priorités qui doit être revu. Et la première étape consiste sans doute à rappeler l’importance de l’égalité dans une société démocratique.

Photo: Shutterstock by cate_89


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Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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