Cinq dollars pour Facebook, dix dollars pour YouTube… Ce qui paraît comme une mauvaise blague pourrait devenir réalité aux États-Unis à la suite de la proposition de mettre fin à la « neutralité du Net ». Elle risque d’avoir des conséquences pour le Canada.

Internet a été construit sur un principe très simple : la non-discrimination des contenus selon leur origine ou leur type. Ce principe dit de « neutralité du Net » interdit aux fournisseurs d’accès à Internet de réduire un débit de connexion ou d’empêcher l’accès à un contenu selon l’origine (par exemple un concurrent) ou selon le type (par exemple des vidéos ou des flux audio).

Les possibles effets aux États-Unis

Pour éviter les tentatives d’abus de certains opérateurs, la Federal Communications Commission (FCC), le régulateur fédéral américain des communications, a inscrit en 2012 ce principe de « neutralité » dans le droit américain.

Toutefois, le 22 novembre dernier, le nouveau président de la FCC Ajit Pai a annoncé qu’il souhaitait mettre un terme à ce principe de neutralité du Net et aux différentes règles « restrictives » s’appliquant aux opérateurs de télécommunications. Sa proposition s’inscrit dans la politique générale de la nouvelle administration américaine de remettre en cause des « acquis » de l’ère Obama — notamment les différentes règles protégeant les consommateurs, de la santé aux télécommunications — et de laisser libre cours aux grandes entreprises.

Si on abolit ces règles, les opérateurs pourraient segmenter Internet pour offrir un service « à la carte ». Les consommateurs paieraient par exemple un forfait mensuel pour des services de base, auquel les opérateurs pourraient adjoindre différents services facturés en sus, par exemple cinq dollars pour le forfait réseaux sociaux, dix dollars pour le forfait vidéo en ligne. Les opérateurs auraient également le droit de mettre en place des pratiques dites de « zero rating » (données gratuites) ou de « données commanditées ». Dans ces cas, certaines applications ne sont pas prises en compte dans le calcul de l’utilisation des données. De telles pratiques sont mises en place au moyen d’accords entre fournisseurs de services et fournisseurs d’accès, ou par des fournisseurs d’accès qui donnent priorité à leurs services maison. Sur le court terme, elles peuvent sembler intéressantes pour le consommateur, qui n’a pas à payer une partie de sa consommation de données. Néanmoins, sur le long terme, cela pose un problème de concurrence, puisqu’on offre ainsi la possibilité à une poignée de fournisseurs de services de prendre contrôle d’un marché… Qui irait utiliser WhatsApp or Snapchat si Facebook Messenger est gratuit ?

L’absence de règles permettrait également des pratiques de gestion du trafic discriminatoires. Un fournisseur pourrait décider de n’offrir que 50 % de la vitesse de connexion pour le contenu vidéo, ou encore la pleine vitesse pour son service maison de vidéo à la demande, mais un débit limité à ses concurrents, Netflix  ou Amazon Prime Video par exemple. Les consommateurs seraient amenés à annuler leur abonnement auprès du concurrent à la faveur du service maison, qui leur apparaîtrait, de manière trompeuse, de meilleure qualité.

Ces possibles pratiques ne concerneront pas simplement nos ordinateurs, mais également nos téléphones et tablettes, nos téléviseurs intelligents et même nos voitures et réfrigérateurs connectés… C’est dire si les enjeux soulevés touchent à bien des aspects de la vie de tous les jours !

Selon la proposition du président de la FCC, cette libre concurrence retrouvée serait compensée par une obligation de transparence qui permettrait aux consommateurs de faire un choix en connaissance de cause, sans être trompés, et obligerait les opérateurs à s’adapter à leurs attentes pour rester compétitifs.

L’argument du choix libre et éclairé du consommateur fait sourire dans des marchés oligopolistiques, où une poignée de conglomérats se partagent effectivement le marché des télécommunications.

Or cet argument de la concurrence libre et parfaite, et du choix libre et éclairé du consommateur est un magnifique scénario de livres de théorie économique. Il fait sourire dans des marchés oligopolistiques, comme les États-Unis et le Canada, où une poignée de conglomérats se partagent effectivement le marché des télécommunications. Le problème est particulièrement prégnant dans les régions rurales à faible densité de population. Dans certaines zones, les consommateurs ne peuvent véritablement choisir leur fournisseur d’accès à Internet, l’offre se limite souvent à deux fournisseurs de services, voire un seul.

Les enjeux de concurrence sont d’autant plus réels que la frontière traditionnelle entre fournisseurs de contenu et fournisseurs d’accès tend à disparaître. Certains fournisseurs de contenu deviennent des fournisseurs d’accès, et inversement. Google offre désormais l’accès à Internet dans certaines régions américaines, ainsi que dans quelques pays émergents ou en développement, Facebook fait de même. Dans l’autre sens, Québecor et Bell sont à la fois des fournisseurs d’accès et des producteurs de contenu. On imagine alors très bien que les fournisseurs d’accès veuillent privilégier le trafic à destination de leurs services maison.

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En dehors de cet impossible idéal de libre concurrence parfaite, le président de la FCC s’appuie notamment sur des consultations publiques menées ces derniers mois. Or le procureur général de l’État de New York tente d’alerter depuis plusieurs jours la FCC et son président de la compromission de leur consultation. Au moins 100 000 commentaires reçus contre la neutralité du Net seraient des faux, utilisant parfois l’identité de vraies personnes. De plus, une analyse algorithmique des commentaires indique que plus d’un million de contributions seraient le fruit de robots ! Selon cette même analyse, la vaste majorité des commentaires véridiques seraient en faveur du maintien du principe de neutralité du Net.

Et au Canada ?

Évidemment, certaines personnes pourraient penser que cela ne nous concerne pas, qu’il s’agit d’une affaire entre Américains… Mais en réalité, ce changement aura des effets aussi pour nous.

Certes, à l’heure actuelle, le Canada bénéficie d’un cadre juridique très strict en faveur de ce principe de neutralité du Net. Toutefois, pour établir ce cadre, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) — l’homologue canadien de la FCC — s’était fortement inspiré de la position américaine. Que se passera-t-il si la source d’inspiration change ? Surtout que le CRTC vient également de changer de président ! Bien que celui-ci semble en faveur du principe de neutralité, il reste à voir comment il entend le mettre en pratique.

Le gouvernement canadien, tant la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly que le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique Navdeep Bains, a dernièrement confirmé l’importance de ce principe dans les politiques culturelles et d’innovation. De même, la semaine dernière, le négociateur en chef du Canada a indiqué à la Chambre des communes que le gouvernement canadien tente d’intégrer une mesure de protection de la neutralité du Net dans l’ALENA. Mais, pour l’heure, le gouvernement américain lui a opposé une fin de non-recevoir.

Dans tous les cas, il est certain que l’examen statutaire prochain de la Loi sur les télécommunications — la loi fédérale canadienne qui régit la matière — sera la scène d’un lobbying intense pour mettre un terme au principe de neutralité du Net.

Mais quand bien même le cadre juridique canadien resterait inchangé, la décision de la FCC aura des répercussions pour le Canada, car une partie non négligeable du trafic Internet canadien transite par les États-Unis. En effet, de nombreux services numériques sont offerts depuis des serveurs situés sur le sol américain. Et même lorsque l’internaute et le serveur se trouvent sur le sol canadien, il arrive très souvent que le contenu passe par les États-Unis en raison du prix inférieur de l’échange de données dans les grands points d’échange américains. Or, chaque fois qu’un contenu transitera par un câble situé aux États-Unis, il risquera d’être soumis, pour le meilleur et pour le pire, à ces nouvelles règles discriminatoires.

La proposition du président Pai sera mise au vote de la FCC le 14 décembre prochain. Même si trois des cinq commissaires semblent le soutenir, rien n’est fait encore. Les acteurs d’Internet s’organisent.

L’histoire du réseau Internet s’écrit en ce moment même. Une histoire à suivre donc.

Photo : Shutterstock / Profit_Image


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Florian Martin-Bariteau
Florian Martin-Bariteau is an associate professor of law and the university research chair in technology and society at the University of Ottawa.

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