Laissé a l’état de nature, l’homme serait condamné a une vie solitaire, misérable, dangereuse, animale et bréve, ainsi que l’a écrit le philosophe Thomas Hobbes, il y a trois cent ans. Ce n’est que parce qu’il coopére et vit en société que l’homme a pu développer la civilisation, accumuler des richesses et satisfaire ses besoins autres qu’animaux. Mais vivre en société exige des régles pour discipliner les comportements.

Jusqu’a tout récemment, l’ordre moral fournissait ce cadre. Aristote a classé le bien et le mal sous la république athénienne, mais de tous temps, ce sont principalement les religions, avec leurs catalogues de choses a faire et a ne pas faire, qui ont organisé l’ordre social. Mais les religions ont deux grands défauts a cet égard. Premiérement, au nom de l’orthodoxie, elles restreignent la liberté et sont peu tolérantes des comportements déviants, par exemple l’affirmation que la terre est ronde, l’homosexualité, l’avortement, le refus de faire la guerre, etc. Deuxiémement, les religions, surtout lorsqu’elles se confondent avec l’Etat (et nous en avons encore des exemples récents, avec le communisme et avec l’Islam orthodoxe), sont peu tolérante de la concurrence, ce qui s’est traduit par un état de guerre presque permanent. Vers la Renaissance, les pressions pour une plus grande diversité idéologique ont brisé le joug des religions, et des alternatives aux croyances et aux codes moraux pour régir les comportements sociaux se sont répandues.

L’efficience est l’une de ces alternatives. Joseph Heath, un philosophe de 34 ans qui enseigne a l’Université de Montréal, a publié en 2001 The Efficient Society, une contribution magistrale au role que l’efficience joue dans notre société et aux impacts que l’adhésion d’une société a ce principe et a ses vertus peut avoir sur son bien-étre. La publication d’une traduction française par les Presses de l’Université de Montréal lui assurera la diffusion qu’il se doit aupres du public francophone.

Née en Saskatchewan, Heath a étudié a l’Université McGill dans les années quatre-vingt, puis a obtenu son doctorat en philosophie de l’université North Western, a Chicago. Sa thése portait sur le philosophe Jürgen Habermas, ce qui l’a amené a étudier la rationalité, de la théorie des jeux et par la suite les fondements du néolibéralisme. En 2000, il est devenu titulaire de la chaire de recherche en éthique et en économie a l’Université de Montréal.

L’efficience est un concept plutot banal. Dans sa plus libre expression, il s’agit du rapport entre l’output et les inputs. Plus il est élevé, plus une activité est efficiente, c’est-a-dire que pour un input donné, l’output est plus grand. A l’échelle de la société, le concept d’efficience a été défini par Pareto comme étant l’augmentation de la satisfaction de l’un sans qu’il n’y ait diminution de satisfaction des autres. En conséquence, tout arrangement, échange ou activité s’avére efficiente si elle est a somme positive, et les gagnants compensant les perdants.

Heath retrace les progrés de l’efficience comme principe d’organisation sociale et met bien en lumiére sa principale vertu, notamment sa capacité de nous libérer des restrictions souvent obscurantistes de l’ordre moral. Car l’ordre moral doit définir pour la société tout ce qui est bien et ce qui est mal. L’utilisation du principe d’efficience laisse aux individus la latitude de faire leurs propres choix. La montée de l’économie de marché, a partir du XVIII iéme siécle, a amené une généralisation de l’efficience et a permis, en paralléle, un foisonnement de la diversité idéologique. Comme le dit Joseph Heath, « la découverte centrale qui a conduit a l’économie de marché [est] qu’on peut se permettre une baisse sélective de la moralité sans que se désintégre la société. » (p. 134)

L’économie de marché est devenue la principale source d’efficience dans la société, parce qu’elle permet une décentralisation et une spécialisation de la production de biens et de services, et l’échange volontaire entre les individus, laissant a chacun la possibilité de maximiser ses préférences. Ceci est trés visible lorsque l’on compare la performance de nos économies de marché a celle des régimes communistes ou des économies des pays vivant sous régime théocratique, ou les décisions de production et d’allocation ne sont pas prises via les mécanismes de marché. C’est grace a l’économie de marché que nos sociétés ont pu atteindre l’opulence qu’elles connaissent aujourd’hui. Conjugués a la reconnaissance du droit de propriété, les marchés donnent le capitalisme, l’allocation des capitaux par les marchés, la prise de risque, la diversité de choix, et les machines de croissance que sont les économies modernes.

Mais l’efficience du marché a plusieurs limites. Les marchés ne fonctionnent bien que si deux conditions sont rencontrées : il y a concurrence, et l’activité est relativement libre d’externalités. On sait toutefois que la concurrence parfaite est un animal rare. En effet, l’objet premier des stratégies d’entreprise est habituellement d’atténuer cette concurrence. Or, toute imperfection a ce chapitre nuit au bon fonctionnement du marché; le surplus du consommateur (la différence entre le prix du marché et le prix qu’un consommateur serait prét a payer) est retenu en grande partie par le producteur et il y a sous-production du bien. Nous sommes loin des conditions de l’efficience de Pareto, et cela vaut pour la plupart des biens et services produits par l’économie de marché.

Par ailleurs, l’économie de marché ne fonctionne bien que pour les produits et services qui s’échangent efficacement, tel les produits manufacturés. Un grand nombre de besoins quotidiens ne sont pas bien desservis par l’économie de marché. Tout produit a haut contenu informationnel en particulier est sujet a d’importants problémes d’externalités. La solution d’en faire des médiums publicitaires est trés sous-optimale du point de vue de la société, car cela impose une taxe indirecte a tous les consommateurs, sous la forme de publicité non voulue. Paradoxalement, cette publicité est comptabilisée positivement dans le PIB, alors qu’il s’agit d’un apport négatif.

Joseph Heath reproche aux économistes leur infatuation idéologique avec le marché qui, en dépit de ses immenses avantages, fonctionne rarement comme le veut la théorie. En effet, lorsqu’il y a externalisation des bénéfices (c’est-a-dire qu’une fois produit, un bien profite a tout le monde peu importe qu’on ait payé pour ou non, l’air pur par exemple), il y aura sous-production d’un bien; inversement, lorsqu’il y a externalisation des couts (c’est-a-dire qu’une partie des couts de production d’un bien est assumée par l’ensemble de la société, la pollution produite par les véhicules moteur par exemple), il y aura surproduction d’un bien. Sans contre-poids, l’impact peut-étre significatif. C’est pourquoi il peut étre justifié de suppléer aux marchés lorsqu’il y a trop d’externalités de bénéfices, et de réglementer le marché, dans les cas d’externalités des couts.

A ces carences s’ajoutent l’inefficience qui découlent des comportements opportunistes que l’on retrouve lorsque les interactions entre acteurs donnent naissance a des dilemmes de prisonniers. (« damn if you do, damn if you don’t »). Ces comportements opportunistes, trés répandus, sont inefficaces pour la société. Prenez l’exemple de l’autoroute achalandée. Tout conducteur qui zigzague a travers le trafic écourte la durée de son voyage, mais allonge celui de tous les autres voyageurs. La circulation serait plus fluide et tout le monde serait mieux, s’il ne zigzaguait pas. Mais comme opportuniste, il est gagnant. Plus il y a de gens qui l’imitent, plus la circulation ralentit et plus l’ensemble des conducteurs sort perdant. La solution la plus efficiente, qui réduira le temps moyen du trajet de tous, est d’empécher les comportements opportunistes.

Ces dilemmes, une des structures de base conceptualisées par la théorie des jeux, et trés fréquents dans nos sociétés, ne sont pas tous pernicieux. Par exemple, la concurrence se joue généralement au quotidien autour de dilemmes de prisonnier. On les retrouve ainsi dans les guerres d’innovations que se livrent les manufacturiers et dans les guerres de prix qui éclatent chez les détaillants. La société peut parfois bénéficier de ses dilemmes, mais ce n’est pas toujours le cas. Dans toute situation ou il y externalité, des opportunistes (free-riders en anglais) peuvent abuser de la situation et par leur comportement, réduire l’efficience de l’économie.

Or, de tels comportements pervers sont généralisés dans la société. Qui d’entre nous n’a pas au moins une amie qui s’est acheté un véhicule 4X4, parce qu’elle s’y sent plus en sécurité sur la route. Un tel comportement ne peut é‚tre plus opportuniste; en cas de collision avec un 4X4, vous risquez fortement de vous faire écraser. Pour la société, la prolifération de ce type de véhicule est une perte d’efficience, car ils sont plus dangereux, moins sécuritaires et plus couteux. Seul l’opportuniste est gagnant, lorsqu’il entre en collision avec une voiture.

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Ces comportements pervers sont particuliérement fréquents dans le cas de biens publics ou de biens mutualistes (un usage partagé, comme l’assurance). Nous connaissons tous dans nos milieux de travail, les abus fréquents du systéme d’assurance collective, tels les services du dentiste. Dans un épisode hilarant, Joseph Heath raconte comment il s’est fait enlever 3 grains de beauté alors qu’il était étudiant a North Western, pour la modique somme de 800 $, heureusement payée par le régime d’assurance de l’université.

L’économie de marché doit donc étre encadrée, pour parer a ses carences. Dans certains cas, elle ne peut répondre efficacement a des besoins, ce qui exige une suppléance par les gouvernements, et ce au nom de l’efficience.

En filigrane, dans tout son livre, Heath compare les attitudes des Américains et des Canadiens, et les conséquences qui découlent de ces différences. Les Canadiens sont beaucoup plus attaché a l’efficience que ne le sont les Américains. La culture américaine valorise plus la liberté individuelle que l’efficience. Au nom de la liberté, les Américains refusent la solution efficiente de controle des armes a feux, et se retrouvent avec une société beaucoup moins sécuritaire que les Canadiens. Il en est de mé‚me pour l’organisation des soins de santé. Les Américains privilégient les choix individuels, une préférence qui a des impacts majeurs sur le systéme de santé qu’ils se sont donne, un systéme totalement imprégné de comportements opportunistes et donc inefficient. En conséquence, les Américains collectivement paient deux fois plus pour leurs services de santé que les Canadiens, et dans l’ensemble, recoivent beaucoup moins de services. Le systéme canadien de santé a surement des problemes, mais celui des Etats-Unis est beaucoup plus mal en point, et ce uniquement pour des raisons idéologiques : une infatuation, au nom de la liberté individuelle, avec les mécanismes de marché dans un secteur ou ils sont totalement inefficaces.

Mais le principe d’efficience s’applique dans toutes les interactions sociales. Heath a d’ailleurs écrit un chapitre fascinant sur le partage des taches domestiques que tout économiste devrait faire lire a son conjoint ou sa conjointe. Ce chapitre pourrait facilement meubler des discussions de couples pendant des semaines entiéres, et qui sait, peut-etre en sauver quelques-uns. Le chapitre sur nos comportements de consommateurs est tout aussi perspicace. Joseph Heath écrit bien et sait rendre vivant un sujet.

Dans une société d’opulence, ou les biens contextuels (« positionnal goods ») prennent de plus en plus d’importance (« Si j’achéte une maison a Westmount, un quartier exclusif, … »), les dilemmes de prisonnier se multiplient, car les bénéfices sont définis par le niveau d’exclusivité de l’usage, ce qui entraiÌ‚nent des surenchéres de consommation, sans pour autant satisfaire les besoins. Dans un tel monde, la démarche traditionnelle des économistes, alimentée inconditionnellement par le modéle micro-économique néo-classique, s’avére de plus en plus impuissant a expliquer ce qui se passe. Joseph Heath apporte une contribution remarquable en placant l’efficience au cœur de l’analyse tout en la débarrassant de ses œilléres idéologiques du « tout aux marchés ».

La société efficiente n’est pas encore le grand livre que John Heath écrira probablement un jour et qui s’attaquera aux principes mé‚mes de la science économique. Entre un livre intéressant, et un livre influent, Joseph Heath a choisi la premiére option, ce qui est suÌ‚rement sage pour un premier livre écrit par un inconnu. Il a aussi voulu élargir son lectorat en faisant deux  livres en un : l’efficience principe organisateur de l’économie, un livre qui s’adresse aux économistes, et les raisons du succés du Canada, société ou l’efficience est une valeur dominante, un livre qui s’adresse a la classe politique canadienne. Mais dans un style tonifiant, il nous donne un avant-gout de la contribution qu’un philosophe peut faire a l’avancement de la science économique.

Globalization and Well Being, de John Helliwell, un court livre d’a peine 140 pages, est un excellent ouvrage complémentaire a La société efficiente. On y retrouve un survol des remises en cause des canons économiques sur deux thémes importants : la territorialité des économies, dans un monde en plein processus de mondialisation, et le bien-é‚tre comme finalité de l’économie, en remplacement du PIB qui sert d’étalon depuis prés de 75 ans. L’origine de Globalization and Well-Being remonte a une série de trois conférences qu’il a prononcées en novembre 2002 a l’université de Colombie Britannique. Mais le livre a été terminé a l’été 2002 et fait état des plus récents travaux d’un grand chercheur. Avec Paul Romer, John Helliwell est sans doute l’un des rares Nobelisables canadiens.

C’est en mai 1993, au Congrés annuel de l’Association économique du Canada, au Lac Delage, que John McCallum avait présenté ses premiers résultats sur l’importance des frontiéres pour les échanges économiques. Je me souviens que les gens présents a cette conférence avaient trouvé les résultats intéressants, mais sans plus. John Helliwell a, lui, saisi toute l’importance de cette découverte et il a pris la té‚te d’une « école » d’économistes qui en examinent, depuis maintenant sept ans, toutes les conséquences sur notre compréhension des structures de l’économie.

Le premier des trois chapitres de Globalization and Well-Being présente, en moins de trente pages, un excellent survol des recherches qui ont suivi cette découverte et captivera tous ceux qui s’intéressent aux fondements de l’économie. Que ce soit pour expliquer le niveau de production ou le niveau des échanges commerciaux, Helliwell et ses collégues concluent que les réseaux sociaux et les normes culturelles constituent des éléments beaucoup plus déterminants a la marge que ne le sont les avantages qui pourraient découler de l’application du modéle micro-économique néo-classique. C’est ce qui explique, entre autres, pourquoi le modéle Heckser-Ohlin sur les avantages comparatifs ne se vérifie pas empiriquement, sauf pour le commerce inter-régional. Il s’en dégage aussi que le capital social est beaucoup plus important qu’on a pu l’imaginer et qu’aucune compréhension des rouages d’un systéme économique n’est possible sans donner autant d’importance au capital social qu’aux prix des facteurs de production. En ce sens, les travaux de l’école Helliwell viennent rejoindre les théses de Joseph Heath sur les limites des mécanismes de marché.

Le second chapitre est consacré au bien-étre, un autre axe important des recherches de John Helliwell depuis quelques années et qui découle de ses travaux sur le capital social. De nouveau, le lecteur trouvera, en moins de 15 pages, un excellent survol de la  littérature sur cette notion émergente du well-being d’une nation, une notion de bien-étre tres différente du welfare néo-classique. Parce que ce bien-é‚tre est la finalité recherchée dans le systéme économique, sa poursuite devrait é‚tre l’objectif ultime des politiques économiques du pays. S’inspirant des mesures de la qualité de vie publiées annuellement par les Nations-Unis, et sur lesquelles incidemment le Canada fait bonne figure, un indicateur synthétique du bienétre national et ses déterminants a été développé sur la base de 88,000 observations recueillies dans plus de 50 pays. Le but de l’exercice est de lier les indicateurs de bien-é‚tre avec des variables socio-économiques explicatives. Helliwell passe en revue un certain nombre d’entre elles ce qui l’amne a conclure que le bien-é‚tre national dépend de facteurs qui débordent largement la comptabilité nationale telle qu’on la connaiÌ‚t, et qui est a la base du calcul du PIB. Non seulement faut-il mieux cerner la contribution du capital social, mais dans des économies ou les biens produits sont de plus en plus contextuels, on peut se questionner sur l’adéquation du PIB comme mesure de bien-é‚tre. La recherche autour de ces concepts commence a peine, un peu comme dans les 1920 alors que les Kuznets de ce monde travaillaient sur un systéme de comptabilité nationale d’ou émergea le modéle macro-économique keynésien quelques années plus tard.

Le troisiéme chapitre, le plus ambitieux a certains égards, m’est apparu le moins intéressant. Contrairement aux deux premiers, ou l’on retrouvait une synthse de premier ordre sur les développements de pointe dans des secteurs particuliers, le troisiéme chapitre regroupe les idées et opinions de l’auteur sur divers sujets d’actualité, dont l’union monétaire avec les Etats-Unis, la politique économique internationale du Canada (bi-latéralisme versus multilatéralisme), la libéralisation des échanges a l’échelle internationale et l’impact du 11 septembre. Ce chapitre n’est suÌ‚rement pas sans intéré‚t pour ceux qu’intéressent les réflexions de John Helliwell, mais celles-ci débordent largement ses champs spécifiques de recherche. On y lit John Helliwell le penseur économique, et non pas le chercheur.

Il est intéressant d’observer le cheminement intellectuel de John Helliwell a travers les ans, et de le juxtaposer avec les questions que souléve Joseph Heath. C’est un peu comme si John Helliwell les avait anticipées, et qu’il se préparait a y répondre. Paradoxalement, il est fort probable qu’il y aura entre les deux plus de points d’accords que de désaccords.

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