Je donne des cours de journalisme à l’Université de Montréal depuis plus de quatre ans. Au cours de ces mêmes années, quelques centaines de postes de journalistes ont été abolis dans les grands médias au pays. À lui seul, le groupe Postmedia en a retranché 800. Et le portrait de la situation ne cesse d’empirer.

Ken Doctor du NiemanLab dresse le bilan : « The stark numbers: Canada, like the U.S., has lost about half its journalists in the last decade, sources tell me, though no official count is available there, either. Canada has also lost 20 out of 122 daily newspapers in the last five years. » Tableau déprimant, en effet : 20 quotidiens sur 120 sont disparus de la carte depuis 5 ans !

À n’en pas douter, on assiste aujourd’hui à la lente agonie de nos médias au pays. Dans le marché francophone, la situation financière du quotidien Le Devoir est toujours précaire. L’automne dernier, le Groupe Rogers a mis en vente au Québec ses magazines Châtelaine, Loulou et L’actualité. Le seul quotidien anglophone de Montréal, The Gazette, n’est plus que l’ombre de lui-même.

Ailleurs, tous les médias ont procédé à une diminution de leurs effectifs et à une rationalisation de leurs opérations. Le passage au numérique, d’abord vu comme la seule planche de salut des médias traditionnels, n’est pas accompagné de revenus publicitaires suffisants pour garantir leur survie. Le modèle traditionnel d’affaires des médias prend l’eau.

Il y a bel et bien péril en la demeure.

La seule embellie constitue le budget supplémentaire de 675 millions de dollars pour 5 ans alloué au diffuseur public CBC/Radio-Canada. Un baume pour soigner les torts causés au service public durant les années du gouvernement Harper. (À mon point de vue, le diffuseur public peut constituer un solide rempart contre la domination des géants du Web.)

Le journalisme et le nouvel ordre numérique mondial

Dans un tel contexte, comment expliquer à mes étudiants et étudiantes en journalisme qu’ils ont un avenir ? Que leur formation leur permettra de décrocher un emploi une fois leur diplôme obtenu ?

Or, malgré cet environnement sombre, ces futurs journalistes (tout comme moi d’ailleurs) croient pourtant qu’il existe un avenir certain pour ce métier. Il occupe en effet une place cruciale dans notre démocratie, en cette ère où règne précisément un nouvel ordre numérique mondial, domaine des géants du Web. Ces derniers en sont les seuls propriétaires ; pour le moment, ils déterminent entièrement les règles du jeu, à moins que les États nationaux ne décident de s’en mêler. Ce que je souhaite vivement.

En attendant, les journalistes devront nécessairement offrir une valeur ajoutée, des contenus différents de ce que tout un chacun peut écrire et publier sur les réseaux sociaux. Dans son livre A-t-on encore besoin des journalistes ? Manifeste pour un « journalisme augmenté », l’auteur Éric Scherer parle d’un nouveau journalisme de valeurs ajoutées. Pour ma part, je considère que nous avons besoin plus que jamais d’une information fiable, vérifiée. Car le rôle actuel du journaliste s’inscrit dans ce que je qualifie de combat extrême du 21e siècle entre information et désinformation.

On l’a vu, les réseaux sociaux comme Facebook comportent leur lot de fausses nouvelles. Selon une analyse du site Buzzfeed, les fausses nouvelles ont occupé une place importante au cours des derniers mois de l’élection présidentielle américaine. À un point tel que le propriétaire de Facebook Mark Zuckerberg a été obligé de se défendre contre les critiques adressées à son réseau social. En décembre dernier, Facebook annonçait même que son réseau se rallie désormais à l’International Fact-checking Network dont il appliquera les principes de la vérification des faits.

Mais le mal est déjà fait. Et le danger, à première vue, c’est que les fausses informations semblent intrinsèques au fonctionnement des réseaux sociaux.

Les valeurs sûres du journalisme

The inner workings of government
Keep track of who’s doing what to get federal policy made. In The Functionary.
The Functionary
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Comment alors éviter un tel gâchis ? Comment intervenir dans la nouvelle ère postfactuelle où le mensonge, les rumeurs et les préjugés semblent vouloir l’emporter sur la vérité, sur les faits ?

Les journalistes doivent d’abord se distinguer dans cet univers marqué par la surabondance d’informations en offrant des contenus rigoureux, validés, basés sur les faits. Comment ?

Premièrement, dans ce combat extrême entre information et désinformation, il leur appartient donc de privilégier la validation des informations. C’est ce que font d’ailleurs certains médias avec des experts spécialisés qui déboulonnent les fausses nouvelles. À Montréal, le quotidien gratuit Métro offre une chronique régulière de l’excellent journaliste Jeff Yates. C’est ainsi qu’en décembre dernier, il démontrait que l’information circulant sur les réseaux sociaux prétendant que le gouvernement versait une somme d’argent plus élevée aux réfugiés syriens que le salaire moyen au Canada était totalement fausse !

Le quotidien français Libération offre ce même type de chronique avec son « Désintox ». Le blogueur Samuel Laurent du Monde.fr apporte aussi sa contribution pour enrayer la désinformation — par exemple pour reconstater les faits après des affirmations non fondées sur les causes de la pollution en France. Le New York Times a publié un excellent dossier de validation des déclarations des candidats à la présidence américaine lors des trois débats télévisés.

Deuxièmement, pour asseoir la pertinence du journalisme professionnel, il importe à mon point de vue de privilégier l’enquête. Le journalisme affiche en effet toute sa pertinence lorsque les professionnels révèlent, dévoilent, mènent des enquêtes. Je considère donc que l’avenir le plus solide pour établir le rôle incontournable des journalistes professionnels réside dans l’enquête. Car eux seuls ont les compétences et la rigueur nécessaires pour mener, publier ou diffuser les enquêtes.

Ainsi, de 2007 à 2014, le journalisme d’enquête a occupé une place déterminante au Québec pour dénoncer la collusion dans l’industrie de la construction, levant notamment le voile sur la corruption municipale à Montréal et à Laval. Sans les journalistes de l’émission Enquête de Radio-Canada et du quotidien La Presse en particulier, la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (commission Charbonneau) n’aurait jamais vu le jour. En ce sens, les journalistes d’enquête ont rendu un fier service à la société québécoise en contribuant à y assainir la vie démocratique.

Troisièmement, un autre attribut de la profession journalistique est d’expliquer l’actualité, de la mettre en contexte, de démêler la surabondance d’informations afin de mieux leur donner un sens. En effet, les citoyens voient défiler un flot continu de nouvelles à la vitesse grand V, jour après jour, d’heure en heure, de minute en minute, sans disposer du temps et de l’éclairage suffisant pour les lier entre elles. Les journalistes peuvent contribuer à donner un contexte à ces nouvelles, avec un recul historique lorsque c’est nécessaire, en les mettant en perspective pour faciliter ainsi leur compréhension.

Enfin, les journalistes devront être mieux outillés que jamais pour jouer leur rôle dans ce nouvel univers postfactuel dominé par la désinformation.

Ils devront être mieux formés, maîtriser de nouveaux champs de spécialisation. Aujourd’hui, les nouvelles découvertes dans tous les domaines de l’activité humaine obligent les journalistes à décoder toutes ces informations pour mieux en expliquer les tenants et les aboutissants. Une meilleure formation dans différents champs de la science (par exemple dans le secteur de la recherche biomédicale et pharmaceutique), la sociologie, le droit, les nouvelles technologies, l’environnement leur permettra également de mieux révéler, de dévoiler, de débusquer les mensonges derrière les discours officiels trop souvent articulés par les grands cabinets spécialisés de communication. Soyons clair. L’ère postfactuelle nécessite plus que jamais un journalisme de qualité. Souhaitons seulement qu’il restera assez de médias sérieux pour accueillir un tel journalisme et le faire rayonner.

Cet article fait partie du dossier L’avenir du journalisme canadien.

Photo : Featureflash Photo Agency / Shutterstock, Inc.


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Alain Saulnier
Alain Saulnier is a visiting professor in the Department of Communication at the Université de Montréal. From 2006 to 2012 he was director of Information for French Services at Radio-Canada. Defender of Radio-Canada as a public service, he is the author of Here was Radio-Canada (2014) and Losing Our Voice: Radio-Canada Under Siege (2015).

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