L’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) vient de publier un ouvrage — Income Inequality: The Canadian Story — qui tombe à point. En effet, la question des inégalités économiques et sociales s’impose depuis quelques années comme un enjeu politique récurrent et était un sujet brûlant lors de la dernière campagne électorale.

Ces préoccupations font écho à plusieurs publications et nouvelles séries de données sur les différentes facettes des inégalités économiques et sociales. En plus de confirmer l’accroissement des inégalités au Canada, nombre d’études mettent en lumière leurs effets néfastes sur la croissance économique, la mobilité sociale, l’espérance de vie, la réussite scolaire, la participation citoyenne, la qualité de vie et la démocratie.

Le volumineux ouvrage de l’IRPP, qui rassemble une vingtaine de textes signés par les plus éminents chercheurs canadiens dans ce domaine, vient nourrir le débat. D’abord, il documente l’augmentation considérable des écarts de revenu au Canada dans les années 1990. S’ils se sont stabilisés durant les années 2000, la fin du boum pétrolier dans l’ouest du pays risque cependant d’en relancer l’essor.

Ainsi, les inégalités tendront à se creuser davantage au cours des prochaines années au Canada. Depuis quelques décennies déjà, les revenus des 1 % les plus riches ont crû beaucoup plus rapidement que ceux du reste de la population. C’est le constat auquel arrivent tant Lars Osberg dans son chapitre de l’ouvrage de l’IRPP que Thomas Piketty dans son récent livre à succès, Le capital au XXIe siècle. Cette tendance lourde risque de s’accentuer si rien ne change.

Face à ce constat, nous ne sommes toutefois pas impuissants. Dans la mesure où les coûts de l’immobilisme seront importants, douloureux et grandissants, il faudra tôt ou tard changer de cap.

À ce titre, l’ouvrage de l’IRPP innove en évaluant la performance des politiques publiques canadiennes de même que les options qui s’offrent aux décideurs pour renverser la tendance. Les auteurs arrivent à la conclusion que les politiques actuelles en éducation, les lois et conventions collectives régissant le marché du travail, ainsi que les programmes de redistribution, tels l’assurance-emploi et l’impôt progressif sur le revenu, ont atteint leurs limites, ou même perdu en efficacité.

Adapter ces programmes aux nouvelles réalités économiques et sociodémographiques est donc nécessaire, notamment en instaurant des mesures fortes. Il faudrait ainsi éliminer la plupart des déductions fiscales bénéficiant surtout aux mieux nantis, réviser la gouvernance d’entreprise, hausser progressivement le salaire minimum et élargir les droits sociaux des travailleurs, notamment aux non-syndiqués.

Si c’est une chose que de formuler un programme ambitieux, c’en est une autre de le faire adopter. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Keith Banting et John Myles soulèvent plusieurs constats particulièrement pertinents à cet égard. D’abord, établir un consensus sur les faits — par exemple, quelles inégalités sont en hausse ou en baisse, et la hausse ou la baisse est-elle significative ? — est rarement suffisant pour déclencher une réponse gouvernementale.

Puis, l’interprétation collective des « faits » résulte des discours dominants au sein de la population. La présentation du problème et des solutions dépend surtout du rapport de force entre les acteurs politiques, économiques et sociaux. Ainsi, ces dernières années, le débat sur la réduction de la pauvreté a cédé la place à une discussion sur la stagnation des revenus de la classe moyenne et sur l’enrichissement des fameux 1 %. Toutefois, ces deux thèmes complémentaires sont relativement nouveaux, ils n’ont pas nécessairement les mêmes frontières et n’appellent pas tout à fait les mêmes solutions.

Banting et Myles présentent la politique comme étant le fruit de trois conflits, ceux entre des idées, des intérêts et des partis politiques. Lorsqu’il n’y a pas de consensus sur les faits et qu’il y a une forte divergence entre les groupes d’intérêt, ce sont les partis politiques qui déterminent le discours dominant. Selon les auteurs, il n’existe pas de consensus sur les inégalités au Canada, ni entre les groupes d’intérêt et les institutions qu’ils influencent, ni entre les experts. Ces acteurs n’auraient donc pas prôné l’accroissement des dépenses et des revenus de l’État pour réduire les inégalités.

Toutefois, rappellent les auteurs, lors de la dernière élection fédérale, deux des trois principaux partis ont mis en avant quelques propositions ambitieuses visant à réduire les inégalités de revenu, et l’actuel gouvernement instaure progressivement des mesures à cet effet. Cela dit, elles ne feront probablement qu’atténuer la tendance à l’œuvre, plutôt que de la renverser. Le risque serait de croire que le problème est réglé.

En terminant l’ouvrage, l’on peut donc rester avec un vertigineux sentiment d’impuissance, tant les défis semblent nombreux et importants. Une question s’impose : et maintenant, on fait quoi ?

Il serait dangereux de conclure que seuls les partis politiques peuvent changer le cours des choses en matière d’inégalités. Sinon, il ne resterait plus qu’à attendre que les électeurs se prononcent sur la question tous les quatre ans, en espérant que d’autres enjeux n’éclipsent pas ce débat.

Puisque les experts, les médias et les décideurs politiques ne vivent pas séparés de la population, l’avis de cette dernière est un bon point de départ. Notons qu’en 2011, près de quatre Canadiens sur cinq considéraient que les gouvernements devraient activement lutter contre les écarts de revenu entre les riches et les pauvres, selon l’enquête Focus Canada d’Environics. Au Québec, un sondage Léger/Institut du Nouveau Monde (INM) a révélé en 2014 que 70 % de la population juge que la réduction des inégalités de revenu devrait être une priorité pour les gouvernements.

Pour aller au-delà des sondages, l’INM a mené en 2013 et en 2014 une vaste démarche délibérative auprès de 5 000 citoyens québécois. Leurs constats : si chaque individu est libre de ses initiatives, les moyens dont il dispose diffèrent grandement. Les avantages de la richesse, tout comme les handicaps découlant de la pauvreté, sont cumulatifs. Ils influencent fortement les occasions offertes à chacun et le parcours de chacun. Les efforts ne doivent donc pas venir exclusivement de l’individu. Le système économique produit des gagnants et des perdants, ce qui justifie donc les interventions correctives des gouvernements et la mise en œuvre de politiques publiques appropriées.

La création d’un Observatoire des inégalités permettrait de maintenir l’attention générale sur cet enjeu.

Plusieurs des participants à cette consultation de l’INM se sont référés à des données et à des recherches publiées dans les médias traditionnels ou sociaux. Ces informations ne persuadent peut-être pas les décideurs, mais ils influencent les citoyens, qui votent et partagent leurs opinions de différentes façons.

Si la production de données et d’études sur les inégalités est un facteur clé de sensibilisation, leur diffusion dans le grand public est donc tout aussi importante. De plus, l’enjeu des inégalités étant souvent abstrait, des récits simples et accessibles sur les expériences des gagnants et des perdants d’une société inégalitaire rendraient cette réalité plus tangible.

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La création d’un Observatoire des inégalités permettrait de maintenir l’attention générale sur cet enjeu. C’était l’une des grandes conclusions de la démarche délibérative menée par l’INM. Cet Observatoire pourrait être mis sur pied et pris en charge par des organisations et des citoyens, tout en étant affilié à des universités. Pour en maximiser l’impact, la recherche qu’il produirait pourrait être couplée à de nombreuses activités de communication pour interpeller les décideurs, d’une part, mais aussi les experts, les médias et le grand public. La vulgarisation d’études et de données existantes serait déjà un bon point de départ pour mieux faire connaître l’enjeu complexe des inégalités, notamment au moyen de courtes vidéos, de débats dans les médias sociaux, de conférences itinérantes et de cours en ligne.

Favoriser des réformes pour réduire les inégalités et amener des changements sociaux — principaux objectifs de l’Observatoire — n’est toutefois qu’une partie du défi. Leur mise en œuvre et leur consolidation seront tout aussi importantes.

Établir une volonté politique pour le changement est nécessaire, mais il faudra réfléchir plus loin, car ce n’est là que la première étape. Plusieurs obstacles se présenteront. Une mauvaise conception ou mise en place fera dérailler tout programme politique ambitieux.

Pour éviter cette situation, les gouvernements doivent développer le réflexe d’évaluer l’impact sur les inégalités de toutes les nouvelles politiques publiques, incluant celles qui, à première vue, n’en auraient pas (politiques en urbanisme, en santé, en transport, etc.). D’ailleurs, un éventuel Observatoire pourrait développer des méthodologies en vue d’évaluer les conséquences des décisions politiques sur les inégalités au pays.

De plus, il faut dépasser la vision passéiste selon laquelle le pouvoir politique et les spécialistes informent une population passive et occasionnellement réceptive, dont la seule contribution se limite à voter. Pour convaincre et mobiliser, on doit institutionnaliser et pérenniser le dialogue entre les décideurs et les citoyens en intégrant systématiquement la participation citoyenne à la priorisation, à la conception et à la mise en place des politiques publiques.

D’ailleurs, il est reconnu que cette approche favorise davantage le consensus, augmente la légitimité des mesures et améliore autant leur conception (sont-ce les bons moyens pour atteindre les objectifs ?) — que leur mise en œuvre. Les politiciens et les fonctionnaires sont généralement compétents, mais ils ne sont pas omniscients. La meilleure façon de réussir une politique est d’y intégrer l’apport citoyen, au même titre que l’expertise scientifique. Rendre la majorité des estimations gouvernementales et des données ouvertes et accessibles à tous serait un progrès salutaire en faveur de la démocratisation des politiques publiques.

Évidemment, les réformes devront éviter les solutions faciles et les jugements rapides. Par exemple, Kevin Milligan et Michael Smart, dans l’ouvrage de l’IRPP, soulignent, avec raison, les limites d’une augmentation de l’impôt sur les revenus du premier centile : les nombreuses possibilités d’évitement fiscal minent tout potentiel de cette mesure. En revanche, l’abolition d’un grand nombre de déductions fiscales qui profitent surtout à ce groupe serait une mesure efficace. D’ailleurs, le but premier d’une telle hausse d’impôt ne serait pas d’augmenter les recettes fiscales, mais de réduire les inégalités et d’endiguer le recours à « l’extraction de rentes ».

Quant à l’enjeu de la « concurrence fiscale » entre provinces, si les pays de l’OCDE ont pu s’entendre pour combattre l’évasion fiscale, les provinces canadiennes peuvent certainement en faire autant et harmoniser leurs impôts. Pour réussir, les réformes doivent dépasser les arguments simplistes.

Si l’on doit miser sur ce qui fonctionne déjà, il ne faut pas pour autant craindre de sortir des sentiers battus. Par exemple, l’ouvrage d’Anthony Atkinson, Inégalités, propose plusieurs solutions originales : programme d’emploi garanti pour les chômeurs, régulation de l’innovation technologique, montant offert à tous les jeunes adultes (une sorte d’« héritage minimum garanti ») financé par un impôt sur l’ensemble des héritages, programme d’épargne public fournissant un retour sur investissement minimal pour réduire les écarts de rendements présentement favorables aux mieux nantis. Nous pouvons innover.

Au Canada, deux acteurs majeurs sont généralement ignorés dans les débats portant sur les inégalités : les villes et les entreprises. Les municipalités jouent pourtant un rôle déterminant dans nombre de domaines liés directement à la réduction des inégalités de revenu : logement, transport, santé, loisirs, sécurité, services de proximité.

Quant aux entreprises, elles peuvent directement agir sur les écarts de rémunération entre la direction et les travailleurs, écarts souvent considérables. Plusieurs études concluent notamment que ces différences affaiblissent leur productivité et la portée de leurs investissements. Ces arguments doivent être utilisés pour convaincre les entreprises qu’elles ont avantage à s’engager dans la réduction des inégalités. Elles pourraient aborder ces enjeux en optant pour des démarches de Responsabilité sociale des entreprises, comme le fait Wagemark. C’est une avenue pertinente et complémentaire.

Il serait tentant de voir dans les nombreuses solutions possibles pour contrer les inégalités un menu où l’on pourrait piger selon ses préférences ou allégeances politiques. Toutefois, une démarche à la pièce ne ferait que freiner le courant de fond plutôt que le renverser. Une approche globale est donc nécessaire pour réduire les inégalités. Il ne reste plus qu’à agir.

Photo : Ai825 / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier L’enjeu des inégalités de revenu.

 


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