Où étiez-vous il y a 20 ans ? Au printemps 1996, le Québec était encore sous le choc du résultat serré du référendum sur la souveraineté. Désormais dirigé par Lucien Bouchard, le gouvernement venait de tenir un grand sommet socioéconomique qui avait permis de dégager un consensus sur l’élimination du déficit. À Ottawa, pendant ce temps, le gouvernement Chrétien prenait également des mesures draconiennes pour atteindre l’équilibre budgétaire et commençait à mettre en œuvre un plan A, amical, et un plan B, offensif, pour contrer les souverainistes québécois. C’était un temps de grandes manœuvres.

Pour ma part, ce printemps-là, je complétais avec Camil Bouchard et Vivian Labrie un long rapport sur l’aide sociale, commandé 10 mois plus tôt par Jeanne Blackburn, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité. Le comité de travail comportait au départ cinq membres, mais à mi-parcours, deux d’entre eux, Pierre Fortin et Francine Séguin, avaient choisi de produire leur propre rapport.

À l’époque, l’enjeu le plus préoccupant était la forte hausse du nombre de personnes vivant de l’aide sociale. En mars 1996, au moment où nous déposions notre rapport, ce nombre atteignait un niveau record : 813 249 Québécois recevaient alors de l’aide sociale, soit 11,5 % de la population âgée de moins de 65 ans. Parmi ceux-ci, on comptait un grand nombre de jeunes en mesure de travailler.

Dans le cadre de nos travaux, nous avons rencontré des experts, des fonctionnaires, des employeurs, des travailleurs et des militants impliqués dans de nombreux organismes communautaires, et, bien sûr, plusieurs personnes inscrites à l’aide sociale. Les constats et les préoccupations variaient nécessairement, mais les différents points de vue nous ramenaient souvent aux obstacles et aux vexations engendrés par le régime d’aide sociale lui-même.

Après une dizaine d’années d’expérimentation avec différentes mesures visant à soutenir l’intégration en emploi, le bilan était mince, voire négatif. Les mesures existantes ne répondaient pas à la demande, et elles débouchaient souvent sur des échecs.

Notre rapport, intitulé « Chacun sa part », proposait de repenser l’aide sociale en l’intégrant mieux à la fiscalité et aux autres programmes sociaux, et en misant sur la décentralisation, la démocratisation et la participation. Il s’agissait, notamment, de créer des allocations pour enfants distinctes de l’aide sociale, que les parents ayant de faibles revenus conserveraient en intégrant le marché du travail, de mettre sur pied une assurance-médicaments couvrant aussi les travailleurs pauvres, et de créer de nouveaux suppléments aux revenus de travail (des « Prestations ajustées aux revenus de travail », ou PART, d’où la « part » du titre). Nous proposions également de mettre en place des centres locaux d’emploi pour mieux arrimer les différentes mesures d’intégration au marché du travail et de miser davantage sur l’engagement volontaire. La logique de l’employabilité devait céder le pas à la construction de parcours individuels vers l’emploi.

Il y avait, bien sûr, des oublis et des erreurs dans ce rapport. La faiblesse des revenus d’aide sociale, par exemple, n’était abordée qu’indirectement, puisque la question ne faisait pas partie de notre mandat. Nous envisagions également des prestations réduites pour les jeunes refusant de participer à la recherche d’emploi, en contradiction avec notre rejet plus général de la logique des pénalités.

De toute façon, confronté à deux rapports en partie divergents, le gouvernement a fini par faire une réforme à sa guise, reprenant un certain vocabulaire des parcours vers l’emploi, mais pas toute la logique derrière le concept.

L’aide sociale a beaucoup changé en 20 ans.

J’aime penser, néanmoins, que nous avons contribué à semer quelques graines. Ou du moins, que nous avons été parties prenantes d’une grande conversation qui s’amorçait alors et qui a eu des conséquences. L’aide sociale, en effet, a beaucoup changé en 20 ans.

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Les allocations pour les enfants ont été détachées de l’aide sociale et nettement améliorées pour mieux soutenir les familles à faible revenu. L’assurance-médicaments a été mise en place. Des suppléments aux revenus de travail ont été introduits par Québec et Ottawa. Des centres locaux d’emploi ont été créés pour regrouper tous les programmes d’intégration au marché du travail sous la gouverne d’Emploi-Québec. Après la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, adoptée en 2002, les pénalités associées aux programmes d’insertion ont aussi été abolies pour faire place à des mesures volontaires et à des incitations positives, qui ont eu beaucoup de succès.

Ces différentes réformes n’ont pas nui à l’emploi, au contraire. Comme le montre le graphique ci-dessous, le taux de chômage a beaucoup reculé au Québec, et avec lui le nombre de personnes recevant de l’aide sociale. En février 2016, il n’y avait plus que 437 416 Québécois qui recevaient de l’aide sociale, presque la moitié moins qu’il y a 20 ans. Jamais ce nombre n’a été aussi bas depuis plus de 35 ans.

Noel graphique

C’est dans ce contexte que le gouvernement Couillard ramène, avec le projet de loi 70, l’idée d’instaurer des pénalités pour les nouveaux prestataires de l’aide sociale qui ne se conformeraient pas à certaines exigences de recherche d’emploi. C’est une bien vieille approche, qui n’a jamais fait ses preuves et qui remet en question un droit social important, le droit à un revenu minimum pour les personnes sans revenu et sans ressources. C’est aussi un saut en arrière de presque 20 ans, qui nie des avancées importantes, tant sur le plan des droits que du point de vue de l’emploi.

Cette idée de couper le revenu des plus pauvres, qui reçoivent à peine la moitié de ce qu’il faut pour couvrir les besoins essentiels, est également en parfaite contradiction avec le mandat que le premier ministre Couillard a donné à son « nouveau » ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale en lui demandant d’étudier la possibilité d’un revenu minimum garanti. Mais le ministre François Blais croit-il encore à cette avenue qu’il prônait lorsqu’il était professeur ?

Photo: Pinkcandy / Shutterstock.com

 


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Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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